La salle à manger : miroir de la société
07 FÉVRIER 2016 | PAR SOPHIE RAOBEHARILALA
Le XXe siècle est une période charnière dans lʼévolution de l’espace de la salle à manger, plus particulièrement du début du siècle jusquʼà la Seconde Guerre mondiale. Influencés par lʼimportance des convenances, associée à une volonté dʼexprimer une liberté et une légèreté au sortir de la Première Guerre mondiale, les arts de la table et les créations en matière de décoration dʼintérieur prirent un tournant créatif avec lʼessor des innovations techniques et industrielles, formant ainsi le style Art déco aux allures rectilignes et aériennes, style dépouillé de toutes fioritures.
Émancipation de la femme: innovations dans la salle à manger
Le XIXe siècle conserva l’importance de la salle à manger, conjuguant confort et cérémonial.
L’impact de la Première Guerre mondiale fut tel que celle-ci se confondit dans d’autres pièces au fil du XXe siècle. Les années 1920 marquent le déclin de la domesticité dans les foyers; la maîtresse de maison se voit accorder davantage de tâches, étant à la réception et au service. Ces phénomènes s’expliquent par la réduction de l’espace habitable dans les constructions nouvelles due à un climat économique difficile d’une part, mais également par le bouleversement social observé durant la Belle Époque chez les femmes, leur statut ayant temporairement évolué après la courte reconnaissance de leur rôle durant la guerre.
Les années 30 modifient à nouveau la conception de l’espace. Les femmes étant de retour dans leurs intérieurs et les États-Unis étant devenus une référence en matière de style de vie, le mot d’ordre des architectes et créateurs de mobilier est “ gain de place et de temps ”. Cette conception de l’espace intérieur sera développée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
1919 – 1925: un mélange entre tradition et modernité
A la fin de la Première Guerre mondiale, les Français traversent une période de constat, faisant face aux pertes humaines et matérielles engendrées par les combats. Avec 1 350 000 soldats morts au combat et 2 800 000 blessés dont 600 000 invalides, la population avait significativement diminuée malgré le gain de l’Alsace-Lorraine et une génération se retrouvait brisée par le conflit. Le traumatisme de la guerre se dissimulait derrière la joie de la victoire de manière temporaire. En plus de ces pertes, les Français découvraient également la note élevée de la guerre. Face à cette situation, ils ont donc besoin de changer leur état d’esprit et de retrouver une joie de vivre.
Le visage de la France unie durant la guerre se divise en deux: d’un côté des épargnants se retrouvent ruinés par la révolution russe1 alors que de nouvelles fortunes bâties durant la guerre émergent de l’autre. Ces mêmes fortunes sont les personnages clés de la période dite “Années Folles”, creusant ainsi davantage la division de la société française tout en choquant l’opinion publique.
En 1919, le mobilier des Français traduit cette dichotomie sociétale. Quand les classes sociales aisées ont pu conserver, voire enrichir leur patrimoine mobilier, une partie de la France reste avec ses quelques biens sauvés. Les provinces dévastées sont meublées de façon sommaire: on y retrouve les éléments clés tel que la chaise, le banc, la table, le vaisselier, l’armoire, le lit et le poêle. L’espace d’habitation étant restreint, tout ceci se retrouve souvent installé sur deux pièces composant l’habitat: la pièce commune à la fois salle à manger et cuisine , et la chambre.
Attrait au style rural
William Morris:
le mobilier d’un ouvrier reste le même, qu’il soit à la campagne ou en ville. Le terme “rustique” qualifie “non seulement les objets dont on se sert à la campagne, mais des objets qu’emploient certaines gens simples de la ville.
Le mobilier rural est souvent composé de meubles datant d’époques différentes et de styles variés, du fait d’acquisitions par héritage. On retrouve en effet des intérieurs dépareillés, meublés avec les meubles dits de famille, comme le montre les peintures de Jean-Baptiste-Siméon Chardin dans ses scènes de genre parisiennes de la petite bourgeoisie du XVIIIe siècle.
Les débuts du meuble en série
Respect du goût de l’époque et imitation de style
Théodore Lambert proposa une salle commune de ferme composée de meubles en chêne teinté de brun et très peu décorés au pochoir, conçus en planche d’épaisseur courante avec un assemblage à vis de laiton pour en faciliter le montage: on y distingue une armoire, un vaisselier, un meuble à provision, une table robuste longue et rectangulaire ayant une planche inférieure pour poser les pieds, un banc et des chaises de cuisine à siège en placage perforé mais d’une forme étudiée pour le confort. Les meubles sont donc d’aspect rustique et raffiné, répondant aux besoins et respectant les habitudes traditionnelles des paysans des régions dévastées.
Créateurs mêlant design, praticité et coût
Tony Selmersheim propose des meubles édités par les Galeries Lafayette, décorés par Le Bourgeois. La caractéristique principale de ses créations est la longévité du meuble, tant par la qualité mais également par son design se voulant simple et intemporel, évitant ainsi aux propriétaires des dépenses répétées afin d’éviter la désuétude du style. Selmersheim conçoit entre autres une salle à manger “bon marché” en chêne composée d’un buffet décoré de sculptures Le bourgeois et de longues cannelures, d’une table classique et de chaises pratiques avec un travail sur l’économie de bois.
Les grands magasins et l’État: un travail main dans la main?
Là où les artistes veulent créer la nouveauté et l’originalité à porter de tous, la critique soutient les industriels et les pouvoirs publics à coup d’arguments infondés (le prix d’un meuble de style moderne étant plus bas que celui d’un meuble de style original et même faux). Les grands magasins avaient donc le monopole de la création et de la vente, soutenu par l’État.
Maurice Dufrêne
Maurice Dufrêne: directeur des Ateliers de la Maîtrise aux Galeries Lafayette dès 1921. Dufrêne souligne un retour au calme et à l’ordre dans le design mobilier en réponse à la guerre suivie d’une période d’excès. Le peu de succès de la création moderne s’explique selon lui par l’incompréhension du public vis-à-vis de la démarche des quelques créateurs de meubles travaillant sur le mobilier à bas coûts non fabriqués en série.
L’alliance entre créateurs et industrie
Évolution de styles de produits proposés
Maurice Dufrêne souhaite donc montrer aux artistes et aux grands magasins l’intérêt d’une telle collaboration car si les salons et expositions sont créés pour mettre en avant leur art et savoir-faire, ceux-ci n’existent que ponctuellement tandis que les magasins accueillent environ 50 000 visiteurs par jour et ce durant toute l’année. Avec un tel outil de propagande, le mouvement moderne pourrait enfin exploser. Remon appuie également cette opinion dans le premier numéro du magazine d’Art Vivant2 en écrivant qu’il est
cependant possible de créer des modèles de prix abordables conservant une bonne exécution et une excellence de goût.
Nouveauté de l’espace salle à manger et redistribution des pièces dans les logements français
La distribution des pièces a évolué depuis le XIXe siècle. En comparant les plans d’habitation et illustrations de salle à manger, on observe une nette réduction de l’espace alloué à chaque pièce, mais surtout la diminution du nombre de pièces. Influencés des États-Unis synonyme de modernité, on supprime la fonction unique de la pièce et on fond le salon, la salle à manger et le cabinet en une seule et même pièce appelée le living-room. On propose un espace d’habitation simplifiée puisque la vie domestique évolue également avec la diminution du personnel.
Il en va de même pour la salle à manger: sa dimension est réduite mais son mobilier également. On constate que la salle à manger de la période Art nouveau est composé d’un mobilier très travaillé, reprenant des formes organiques et végétales, exploitant le détail, contrairement à la salle à manger aux meubles sobres, ou encore la cuisine et living-room où la table sert aussi bien dans la cuisine que dans le living-room, le transformant en salle à manger.
Ces évolutions sont une réponse aux besoins de la société. Le développement d’un espace habitable fonctionnel, logique et pratique. On choisit des formes pures pour les meubles, qui eux suivront la discipline du plan d’habitation afin d’avoir une lecture simple et agréable. Les matériaux et design choisis ont un but esthétique mais pas seulement: ils améliorent le quotidien en simplifiant par exemple la rapidité du ménage, la suppression de détails décoratifs diminuant la quantité de poussière et le temps de ménage.
Influences d’Écosse et d’Autriche
On observe également une influence étrangère sur l’architecture et le style de vie avec la multiplication des formules studio et living-room, permettant de réunir plusieurs pièces en une seule. Deux solutions à la crise du logement que connaît la France. Les sources d’inspiration ne se limitent pas au passé d’un pays mais explorent les styles et techniques du monde. Les deux villes clés du mouvement sont Glasgow et Vienne, centres créateurs de mobilier et d’intérieur “protomodernes”. Glasgow est le centre d’intérêt des créateurs viennois: l’école de Glasgow entreprend de retravailler un style victorien trop chargé. Cette approche des arts décoratifs se répand jusqu’en Scandinavie où se développe une architecture d’intérieur aérienne et rectiligne.
Conclusion
Les priorités de la période de l’Entre-deux-guerres soulignent un retour vers une joie de vivre chez soi, le besoin de renouveau d’une part, de liberté de création après ces temps de guerre; mais elles montrent également que derrière le faste des styles de vie et la fuite vers la recherche de joie et de légèreté se cache un traumatisme profond.
La France se retrouve divisée en deux quant à sa reconstruction, l’une s’enfuyant vers un monde de nouveautés, l’autre observatrice, subissant les dégâts de la guerre.
Toutefois, cette période marque également le changement des mentalités: les Français étaient peu ouverts sur le monde alors que l’Art déco s’inspire de ses voisins européens et des États-Unis. Cette ouverture engendra un bouillon artistique ralliant toutes les forces dans les domaines artistiques entre tous les corps de métiers, afin de créer un élan uni qui pourra peut-être relancer le pays économiquement mais surtout moralement.