mythologie – Tenzo Le Gastrocéphale http://tenzo.fr Sciences de l'alimentation Sun, 12 Jun 2016 08:01:52 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=4.5.1 Gloutonnerie et pouvoir ou la folie des grandeurs http://tenzo.fr/articles/gloutonnerie-et-pouvoir-ou-la-folie-des-grandeurs/ http://tenzo.fr/articles/gloutonnerie-et-pouvoir-ou-la-folie-des-grandeurs/#respond Thu, 05 May 2016 12:08:36 +0000 http://tenzo.fr/?p=1994
La folie du pouvoir et le détournement de l'acte alimentaire.
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Gloutonnerie et pouvoir ou la folie des grandeurs

07 MAI 2016 | PAR SOPHIE RAOBEHARILALA

Le mois dernier, nous avons abordé la propagande politique dans la peinture et son côté moralisateur dénonçant des « travers » de conduite. Toujours dans cette lignée, nous allons ce mois-ci découvrir le rôle de l’acte alimentaire dans le pouvoir à travers l’art.

La première œuvre sélectionnée est Diomède dévoré par ses propres chevaux, de Jean-Baptiste-Marie Pierre. [1]

diomède - copie

Cette œuvre reprend le thème des douze travaux d’Héraclès. En effet, le huitième travail demandé à Hercule est de montrer de l’inhumanité, après avoir prouvé force, courage et adresse. Pour ce faire, Eurysthée lui ordonne de capturer les juments mangeuses d’hommes de Diomède, roi des Thraces. D’après le mythe grec, ce roi avait pour habitude de nourrir ses juments à la chair humaine. Les écuries royales étaient redoutées de tous car tout hôte du roi était donné en pâture à ses juments. Diomède possédait quatre juments: Dinos, Lampon, Padragos et Xanthos. Celles-ci étaient attachées en permanence à leurs mangeoires par des chaînes.
Lorsque Héraclès arriva en Thrace et s’empara des juments, il les mena sur une colline près de la mer. Diomède le poursuivi aidé de ses Bistones. Il fut assommé par Héraclès à coup de massue et son corps encore vivant fut donné à ses juments.
Ce tableau traite du thème de l’anthropophagie chez l’animal. Dans ce cas présent, cet attrait pour la chair humaine est dû à une extravagance du roi Diomède, certainement mise en place afin de donner une image de terreur et de folie à ses ennemis.
Georges Devereux se penche sur la question du cheval anthropophage chez les Grecs anciens. D’après lui, ce phénomène se retrouve dans les terres d’Asie Centrale où les chevaux sont nourris au sang de porc et au foie (au Tibet par exemple), ceci à cause du froid. Le cheval est donc un animal capable de digérer des protéines animales.[2]
Devereux rappelle également que les Grecs ne hongraient pas leurs étalons mais les muselaient de peur de se faire mordre. Cette peur a plusieurs causes selon l’auteur : une conséquence de l’enfance avec l’image du cheval mangeur d’hommes, fantasme qui d’après Freud,

« se rattache aux angoisses oedipiennes. Le « cheval dévorant » de telles phobies semble symboliser le père « oedipien » bestial […]».

Devereux souligne également que cette crainte de l’enfant peut se poursuivre à l’âge adulte .
Les raisons pour lesquelles Diomède nourrit ses juments à l’humain ne sont pas éclaircies mais d’après ce tableau et en observant l’expression de terreur du roi de Thrace, il est possible de faire un parallèle entre la théorie freudienne et cette situation. Diomède fait figure de père pour ses juments ; si l’on reprend l’argument du père oedipien, les juments sont prises « d’une angoisse érotisée » et dévorent leur « père ».
Si l’on s’attache aux raisons plus naturelles, les juments dévorent Diomède par habitude d’avoir de la chair humaine vivante dans leurs mangeoires.
La composition de ce tableau représente parfaitement la folie de la scène : Héraclès tient d’une main les rennes de juments non domestiquées, bavant, l’oeil empreint d’une lueur bestiale. La chair est présente, bien qu’il ne s’agisse pas de celle du roi Diomède mais d’Héraclès, certainement une référence à son rôle de héros représenté dans la nudité, symbole de pureté. Diomède est entouré d’une cape rouge tombante dans un mouvement onduleux, illustrant le sang versé. La violence de la scène est traduite par les différentes lignes se croisant : les jambes et bras, les rennes, tant d’obliques dirigeant le regard du spectateur vers des points d’action violente : une tête de jument enragée, une forte poigne retenant par le col un roi tétanisé, une jambe en parallèle d’un glaive brisé.
Ce tableau illustre donc les conséquences des frasques d’un roi pris de folie et de soif de pouvoir. Sa volonté d’instaurer la terreur sur ses terres à travers des extravagances alimentaires s’est retournée contre lui.

 

Enfin la seconde œuvre choisie est attribuée à Pietro Testa, Saturne dévorant un enfant 3.

chronos - copie

Pietro Testa eut pour mécène le commandeur Cassiano de Pozzo qui, frappé de son talent, le chargea de dessiner toutes les plus belles antiquités de la ville de Rome :

« La Testa donc termina de sa main cinq grands livres, le premier desquels est tout plein de dessins faits d’après des bas-reliefs et des statues antiques de Rome, et comprend toutes les choses qui se rapportent tant aux fables de la mythologie at aux faux dieux du paganisme qu’aux sacrifices »4.

Cette œuvre s’inscrit donc dans cet ouvrage puisqu’elle traite du mythe de Saturne (ou Cronos) dévorant un enfant, mythe tiré de la Théogonie d’Hésiode :

« Pour ne pas être détrôné à son tour par sa progéniture, suivant les prédictions de ses parents, il dévore ses propres enfants dès leur naissance. Rhéa, à la fois sa sœur et son épouse, s’enfuit en Crète pour accoucher de Zeus. À la place de Zeus, Rhéa donne à Cronos une pierre à manger »5.

L’anthropophagie est ici présentée comme

«[…] anthropophagie politique, l’application d’un principe de précaution, l’avalement, katapineei, puisqu’il sait que le gosse doit le détrôner. L’engloutit d’un coup, du coup […]»6.

Dans sa peur de ne plus être roi mais de devenir humain, pour ainsi dire rien, Cronos se débarrassa de tout obstacle à son règne en les avalant. Cette image de ce dieu dévorant des enfants rappelle l’image de l’ogre des contes pour enfants. On y retrouve plusieurs similitudes avec la faucille qui caractérise le dieu mais également les ogres. Or, à l’époque moderne, ces contes européens sont axés sur la culture de la faim.
Plusieurs interprétations du tableau sont donc possibles : d’une part, dénoncer le fait que manger dans un élan de folie tout ce qui est à sa portée par goinfrerie n’immunise pas contre la faim et donc ne garantit pas un état de satiété permanent car d’autres facteurs rentrent en jeu, mais aussi que l’entreprise de Cronos fut un échec puisque Zeus survécut à son insu et le détrôna. À une époque où les denrées sont limitées, cette œuvre sert peut-être à montrer l’existence de situations alimentaires extrêmes. Rappelons que Cassiano de Pozzo7 est un personnage important dans la communauté scientifique européenne.
D’autre part, l’anthropophagie comme arme politique ou la destruction d’une descendance à cause d’une folle avidité de pouvoir.

 

On voit donc un point commun entre les deux dernières œuvres, nourrir l’Homme ou la bête de chair humaine pour raison d’État terrorise, mais ne permet pas d’arriver à ses fins ni d’empêcher le destin.

Bibliographie

 

∴Guide Musée Fabre – Paris : Réunion des musées nationaux, 2007. -229p. : ill. ; 23cm

 

∴Baldinucci, Vita di Pietro Testa, t.11, p.480 et suiv.

 

∴Devereux Georges. Les chevaux anthropophages dans les mythes grecs . In: Revue des Études Grecques, tome 88, fascicule 419-423, Janvier-décembre 1975. pp. 203-205.

 

∴Peyret Jean-François et Alain Prochiantz, La génisse et le pythagoricien : traité des formes I. éditions Odile Jacob, 2002.

1. PIERRE Jean-Baptiste-Marie ( Paris, 1713 – Paris, 1789 ), Diomède roi de Thrace, tué par Hercule et dévoré par ses propres chevaux, 1742. Huile sur toile H. 1.945 ; L. 1.400
Dépôt de l’Etat, 1803. Transfert de propriété des œuvres de l’Etat, en dépôt au musée Fabre, 2012. Inv. : 2012.19.23

2. Devereux Georges. Les chevaux anthropophages dans les mythes grecs . In: Revue des Études Grecques, tome 88, fascicule 419-423, Janvier-décembre 1975. pp. 203-205.

3.TESTA Pietro ( Lucques, 1612 – Rome, 1650 ) (attribué à), Saturne dévorant un enfant, 17e siècle. Plume et encre brune, sur un tracé au graphite, sur papier crème. Legs Jules Bonnet-Mel, 1864, Inv. : 864.2.257

4. Baldinucci, Vita di Pietro Testa, t.11, p.480 et suiv.

5. Jean Chevalier, Alain Gheerbrant. »Dictionnaire des symboles » Edition Robert Laffont 1989.

6. Jean-François Peyret et Alain Prochiantz, La génisse et le pythagoricien : traité des formes I

7. Cassiano dal Pozzo (1588-1657): docteur, collectionneur et mécène d’art, il est une figure du monde scientifique européen s’intéressant en particulier à la science de l’alchimie.

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Aux origines du carnaval http://tenzo.fr/articles/aux-origines-du-carnaval/ http://tenzo.fr/articles/aux-origines-du-carnaval/#comments Sun, 31 Jan 2016 10:00:27 +0000 http://tenzo.fr/?p=1547
Vous pensiez que carnaval, signifie "départ de la viande" vous aviez peut-être tort! Nous vous proposons un parcours étymologique jusqu'aux origines du carnaval.
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Aux origines du carnaval

31 JANVIER 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

Selon l’hypothèse la plus diffusée, le mot carnaval aurait été formé à partir de l’italien carnavale; une composition du radical carne : «la viande», la «chaire» des animaux que l’on mange et de la salutation latine vale : «Adieu!» ou «Au revoir!».

Les traces de folklores païens dans les traditions carnavalesques seraient, quant à elles, expliquées par des origines préchrétiennes. On mentionne le plus souvent les fêtes hivernales romaines; la Nativité, l’Épiphanie, la Chandeleur et l’entrée en carême correspondraient dans le calendrier romain aux Saturnales, aux Calendes de janvier et aux Lupercales. Selon ces hypothèses assez répandues, le carnaval, bien qu’étant probablement une fête d’origine païenne aurait été presque totalement christianisée en devenant la fête du départ de la viande, la fête du pré-carême. C’est notamment le point de vue que présente le grand folkloriste Van Gennep en 1937 [1] et plus récemment, Michel Feuillet [2et Daniel Fabre [3].

Ces hypothèses sont pour la première fois sérieusement contestées par Claude Gaignebet en 1974 [4] qui voit avant tout dans la fête du carnaval une manifestation issue de l’air protohistorique et ayant conservée un grand nombre d’aspects païens. À la lumière des origines proposées par Gaignebet, la recherche d’une autre étymologie du mot carnaval s’impose. C’est ce travail que proposent respectivement Philippe Walter en 1992 [5] et Anne Lombard-Jourdan en 2005. [6]

Est-ce que le mot carnaval puise ses origines dans le contexte chrétien comme l’affirme Michel Feuillet ? Ou est-ce que la généralisation de la compréhension étymologique de carnaval comme «départ de la viande» est le résultat d’un «processus calendaire d’occultation» [7] d’un mot similaire aux origines potentiellement protohistoriques comme le proposent Philippe Walter et Anne Lombard-Jourdan ?

Le carnaval chrétien

Le carnaval compris comme «Carne Vale!» serait donc l’adieu à la viande qui sera interdite durant les 40 jours que dure le carême. Selon cette hypothèse étymologique, les fêtes carnavalesques s’articuleraient en dualité avec le carême. Ainsi sans le carême, le carnaval n’existerait pas, c’est la fête du gras qui s’oppose aux jours maigres à venir. [8]

Combat du Mardy gras et du Caresme - estampe du XVIIe siècle

Combat du Mardy gras et du Caresme – estampe du XVIIe siècle

Une autre hypothèse étymologique allant dans le sens de l’idée d’un dualisme carnaval/carême propose que le mot italien d’origine latine carnevale serait composé du nom carnem et du verbe levare. Carnem levare signifie «ôter, enlever la viande». Cette explication est appuyée par la présence attestée aux XIe et XIIe siècles de mots comme carnelevarium et carnelevale. Le passage de levare à vale serait dû à un phénomène d’inversion très fréquent. [9] On reste donc, avec cette hypothèse dans une idée d’une célébration pré-privation — pré-carême.

Une troisième explication allant dans le même sens veut que carnevale dérive de l’expression latine Carnis levanem signifiant «le soulagement de la chair». Ainsi, selon cette proposition, Carnis ne serait plus la viande que l’on consomme les jours gras, mais la chair de l’homme qui, à l’occasion du carnaval, a besoin d’être «…soulagée des oppressions subies, des frustrations d’origine morale ou physique». [10] Cette explication fait référence à un carnaval qui aurait une fonction de défoulement collectif.

Ce soulagement, ce défoulement, fonctionne donc en dualisme avec les souffrances passées ou à venir. Le mot levanem sous-entend «…une dialectique de la libération qui suppose en dehors de la fête la domination de la chair par l’esprit en chacun des individus, et une mise au pas du corps social par une morale contraignante». [11] On ne sort donc pas de la logique des privations qu’impose la moralité chrétienne en temps de carême.

Pour Feuillet, l’Église a parfois «… refusée de comprendre le caractère chrétien des jeux carnavalesques et a relégué dans le paganisme ce qui désormais dépendait – certes d’une manière négative – de la logique chrétienne».  Mais, Feuillet rappelle aussi que certains membres de l’Église ont su reconnaitre le caractère primordialement chrétien du carnaval qui a souvent été toléré en tant que «… récréation ménagée au cœur des festivités canoniques est acceptée dans la mesure où elle ne déborde pas hors de ses limites». [12]

L’Église a même souvent été au-delà de la tolérance pour passer dans la participation active. C’était notamment le cas dans la Rome médiévale. Les différentes paroisses processionnaient toutes séparément pour converger vers la basilique Saint-Jean-de-Latran. Chacune était menée par un sacristain «…vêtu d’une étole, la tête ceinte d’une couronne de fleurs d’où pointaient des couronnes de boucs; il agitait un sceptre chargé de grelots». Une fois tout le monde réuni à Saint-Jean-de-Latran, le pape sortait de son palais et entonnait avec tous les cardinaux un hymne burlesque, Deus ad bonam horam, mélange incohérent de grec et de latin. Le pape donnait par la suite sa bénédiction apostolique à tous et des célébrations débridées commençaient et se poursuivaient jusqu’à l’entrée en carême.[13]

Ces exemples philologiques et historiques présentés par Feuillet mettent bien en scène un carême dont le sens principal et presque exclusif est celui d’une fête populaire fonctionnant en dualisme avec le carême; ce serait une fête non reconnue par l’Église, du calendrier chrétien.

Le carnaval païen

Les fêtes hivernales des calendriers préchrétiens se sont perpétuées au cours des siècles durant lesquels le christianisme s’est progressivement mis en place en tant que religion principale en Europe occidentale — de l’Empire romain premièrement, puis des différents royaumes barbares. Cependant, les célébrations païennes – même si elles ont été théoriquement balayées, pour les chrétiens, par la logique de la Révélation – ont eu une grande influence sur le nouveau calendrier religieux. [14] Là où les opinions divergent, c’est quand il est question de faire le partage entre des traditions qui seraient plutôt de l’ère chrétienne et d’autres qui seraient plutôt de l’ère préchrétienne — et s’il s’agit de rîtes préchrétiens, desquels exactement? De rites romains? Celtiques? Préceltiques…?

En 1976, Claude Gaignebet publie son ouvrage Le carnaval : essais de mythologie populaire dans lequel il tente de démontrer que le carnaval a intérêt à être étudié de la même manière que l’on étudierait une religion. Sans s’attarder particulièrement à l’étymologie du mot carnaval, il voit dans les fêtes et les légendes chrétiennes de la période carnavalesque des faits corrélables révélant les traits d’une religion.

«L’étendue, dans la durée et l ’espace, des fêtes carnavalesques nous contraint à penser que cette religion est ancienne, bien qu’il ne soit pas moins arbitraire de la dire néolithique ou paléolithique que de la renvoyer à l ’éternelle nuit des temps». [15]

L’ouvrage de Gaignebet s’attirera notamment la critique de Daniel Fabre qui répond à Gaignebet un peu plus d’un an après la publication de son ouvrage dans un article publié dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. Il y déclare, «Le carnaval est un jeu théâtral populaire qui certes recueille ici ou là les débris d’anciennes mythologies, mais dont la constitution ne remonte pas au-delà du Moyen Âge central». [16]

Après une batterie de critiques méthodologiques et de contre-démonstration, Fabre termine son article par cette phrase : «… Gaignebet nous promet une démonstration; attendons- la.» [17]

Gaignebet répondra bel et bien aux critiques de Fabre dans une nouvelle édition approfondie de Le Carnaval : essais de mythologie populaire en 1979, mais d’autres aussi répondront à Fabre. En 1992 Philippe Walter publie un ouvrage allant dans le même sens que celui de Gaignebet à la différence que l’étymologie reprend, dans l’œuvre de Walter, une place centrale dans l’étude du carnaval. Il introduit son sujet ainsi :

«La relation entre carnevalo et carnelevare relève en fait de la “figure étymologique” des traités de rhétorique, plus proche du jeu de mots que d’une quelconque dérivation linguistique. N’y aurait-il pas quelque paradoxe à dénommer “moment où la viande est enlevée” (carne-levare) le moment de l’année où la viande est justement consommée en abondance? En outre, à ce compte, chaque vendredi où le chrétiens s’interdit de consommer de la viande serait un jour de Carnaval, ce qui n’est évidemment pas le cas. Il faut donc reprendre sur d’autres bases la discussion étymologique».[18] 

Pour construire sa proposition étymologique, Walter commence par rappeler que le mot carnaval n’est pas attesté en français avant 1268 : «la nuyct de Quarnivalle». Il explique que si le carnaval hésite entre plusieurs terminaisons, il débute par contre toujours par le même étymon : Carn. Pour lui, cela indiquerait que les clercs réinterprétaient la fin du mot qu’ils employaient parce qu’ils cherchaient à camoufler un mot tabou qui renvoyait à des réalités trop impies pour leur foi chrétienne. L’Église combattait les croyances et les rites païens et voulait, par ailleurs, justifier aux yeux des fidèles le jeûne du carême : «…elle voulait ainsi faire disparaître Carnaval en lui donnant le sens de carême». Ce serait ainsi que carnaval fut christianisé en Carnen levare ou en Carne Vale et ainsi signifier «enlever la viande». Walter rappelle par ailleurs que les formes manipulées du mot carnaval se retrouvent toujours dans des textes d’orientation cléricale ou écrits par des ecclésiastiques.[19]

Pour Walter, comme pour Gaignebet, les «… convergences mythologiques, rituelles et calendaires renforcent le dogme selon lequel Carnaval serait la forme folklorisée d’une vieille religion indo-européenne (voir, préindo-européenne).»[20] Il rappelle, par exemple, que le culte de la déesse romaine Carna renvoie à une tradition plus ancienne qui serait commune à la plupart des peuples indo-européens. Or, cette déesse est associée aux fèves et son culte aurait beaucoup de points en commun avec le folklore du carnaval.[21]

Walter explique par ailleurs que la figure de Saint-Valentin, saint fêté en période carnavalesque, aurait pu avoir été inventée par l’Église sur le modèle d’une créature païenne plus ancienne de manière à détourner d’anciennes croyances à son profit. Outre la présence de la syllabe Val dans les deux mots, «Il est curieux que le même jour (14 février), dans cinq régions différentes, on ne fête pas moins de cinq saints distincts qui portent tous le nom de Valentin» (Un prêtre de Rome qui aurait été martyrisé en 270, un évêque martyr de Terni en Italie, un évêque de Toro en Espagne, un confesseur honoré au Puy, un martyr en Afrique). [22]

Walter conclut en attestant que sa démonstration est révélatrice d’un processus calendaire d’occultation. «… il s’agit d’un camouflage du paganisme et plus particulièrement des rites et des mythes commémorés à cette date dans le calendrier païen». [23] L’occultation d’une tradition païenne par l’Ecclésia est aussi au centre de l’hypothèse étymologique qu’a proposée Anne Lombard-Jourdan en 2005. Elle propose par contre, d’autres significations aux étymons carna et val.

«La racine carn, qui entre dans la composition du mot a, croyons-nous, un sens différent de celui qu’on lui a donné jusqu’ici. Il ne s’agit pas de caro, carnis “la chair”, mais de cent, corn, carn (latin cornu), qui désigne la “corne” des animaux et, en particulier, “les bois du cerf’. Avec cette nouvelle acception du radical carn, Carnaval devient le moment où la “corne” (ou bois du cerf) va “à val” ou “avale”, c’est-à-dire, tombe». [24]

En proposant cette étymologie, Lombard-Jourdan dit rattacher carnaval aux rites des chasseurs-cueilleurs du mésolithique. [25] Elle explique que ces rites sont à la source de l’utilisation du cerf en tant qu’avatar du dieu celtique Cernunnos, «le dieu-père de tous les Gaulois». [26] C’est d’ailleurs ce culte du cerf qui expliquerait selon elle que l’emblème de la royauté de France est le «Cerf-volant» ou cerf ailé. Ainsi, les célébrations de la perte des cornes de cerfs en février, les célébrations du «carn val», seraient pour elle, l’une des plus vieilles traditions à avoir survécu jusqu’à nos jours. [27]

Cernunnos sur le chaudron de Gundestrup IIe siècle av. J.-C.

Cernunnos sur le chaudron de Gundestrup IIe siècle av. J.-C.

Les propositions de Lombard-Jourdan, tout comme pour celles de Gaignebet en 1974, ont été rapidement attaquées. Renaud Zeebroek a, dans un article paru en 2006 dans la Revue belge de philologie et d’histoire, en effet reproché à Lombard-Jourdan d’avoir, dans son ouvrage, esquivé toutes interprétations qui pouvaient être en contradiction avec ses hypothèses.[28]

Le mot carnaval puise-t-il ses origines dans un contexte chrétien ou païen? Voilà une question qui à la lumière de ce court article, semble bien difficile à trancher. Les chemins menant à la compréhension de carnaval sont multiples et semblent bien incompatibles entre eux. Voilà, dans tous les cas, un débat historique qui reste grand ouvert et dans lequel personne, jusqu’à aujourd’hui, ne peut prétendre véritablement faire autorité.

Bibliographie

∴ FABRE D., « Le monde du carnaval (note critique) ». Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. Vol. 31, N.2 1976. pp. 389-406.
∴ FEUILLET M., Le carnaval, Paris, Fides, 1991.
∴ GAIGNEBET C., Le carnaval : essais de mythologie populaire, Paris, Payot, 1974.
∴ LOMBARD-JOURDAN A., Aux origines de Carnaval: un dieu gaulois ancêtre des rois de France, Paris, Odile Jacob, 2005.
∴ VAN GENNEP A., Le folklore français: Du berceau à la tombe. Cycles de Carnaval- Carême et de Pâques, Paris, Robet Laffont, 1937 (rééd. 1998).
∴ WALTER P., Mythologie chrétienne : Fêtes, rites et mythes du Moyen Age, Paris, Imago, 1992.

Notes de bas de page

[1] VAN GENNEP A., Le folklore français: Du berceau à la tombe. Cycles de Carnaval-Carême et de Pâques, Paris, Robet Laffont, 1937 (rééd. 1998).

[2] FEUILLET M., Le carnaval, Paris, Fides, 1991.

[3] FABRE D., « Le monde du carnaval (note critique) ». Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. Vol. 31 N.2 1976. pp. 389-406.

[4] GAIGNEBET C., Le carnaval : essais de mythologie populaire, Paris, Payot, 1974

[5] WALTER P., Mythologie chrétienne : Fêtes, rites et mythes du Moyen Age, Paris, Imago, 1992.

[6] LOMBARD-JOURDAN A., Aux origines de Carnaval: un dieu gaulois ancêtre des rois de France, Paris, Odile Jacob, 2005.

[7] Walter P., Op.Cit. p.88

[8] Feuillet M., Op.Cit.p.10

[9] Feuillet M., Idem.p.11

[10] Feuillet M., Idem.p.13

[11] Ibidem.

[12] Feuillet M., Idem.p.40

[13] Feuillet M., Idem.p.41

[14] Feuillet M., Idem. p.38

[15] Gaignebet C., Op.Cit.p.9

[16] Fabre D., Op.Cit. p.390

[17] Fabre D., Idem. p.405

[18] Walter P., Op.Cit. p.28

[19] Walter P., Idem. p.30

[20] Walter P., Idem. p.90

[21] Walter P., Idem. p.86

[22] Walter P., Idem. p.87

[23] Walter P., Idem. p.88

[24] Lombard-Jourdan A., Op.Cit. p.241

[25] Lombard-Jourdan A., Idem. p.63

[26] Lombard-Jourdan A., Idem. p.14

[27] Lombard-Jourdan A., Idem. p.155

[28] ZEEBROEK R., « Comptes Rendus : Lombard-Jourdan (Anne). Aux origines de Carnaval. Un dieu gaulois ancêtre des rois de France », Revue belge de philologie et d’histoire, Vol. 84, N.4 p.1208

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