Histoire – Tenzo Le Gastrocéphale http://tenzo.fr Sciences de l'alimentation mar, 30 Mai 2017 11:07:34 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=4.7 Aliments bruns et aliments blancs. Histoire récente d’un dualisme ancien. http://tenzo.fr/articles/aliments-bruns-et-aliments-blancs-histoire-recente-dun-dualisme-ancien/ Sun, 12 Feb 2017 23:11:45 +0000 http://tenzo.fr/?p=2367 Pieter+Claesz-Still-life+With+Turkey-pie
Si de nos jours, le pain brun n’est plus vraiment l’apanage alimentaire d’une contreculture, cette couleur n’en demeure pas moins fortement connotée. Un emballage brun évoque souvent la tradition, le naturel, la simplicité de la composition, les bienfaits pour la santé, l’authenticité, l’écologie — en opposition au chimique, au plastique, au technologique, à l’artificiel, etc.
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Aliments bruns et aliments blancs. Histoire récente d’un dualisme ancien.

12 JANVIER 2017 | PAR DAVID LAFLAMME

« Blanc pain legier de sain froment et fort vin cler en grans bouciaus, venisons fresques » [1]

Ces mots sont tirés du récit de la Continuation Gauvain (XIIe siècle), qui est, comme son nom l’indique, l’une des continuations du récit arthurien commencé par Chrétien de Troyes. Ici, ce blanc pain est servi à la table de l’officier de haut rang qu’est le sénéchal. Le narrateur, en mentionnant que pain est blanc, que le vin est cler et que les venisons sont fresques, souhaite souligner la courtoisie dont fait preuve le sénéchal en servant des aliments de la plus grande qualité.

Fabrication du pain. Tacuinum sanitatis. Fin du XIVe siècle.

Ces mots écrits il y a plus de 800 ans sont-ils toujours d’actualité ? Est-ce qu’il est toujours approprié d’accueillir les invités prestigieux avec des aliments de la plus haute qualité ? Oui certainement. Est-ce que cette qualité est toujours jugée par l’apparence des aliments ? À une époque où les tendances culinaires sont essentiellement diffusées par la télévision et internet, il serait difficile d’affirmer le contraire. Plus superficiellement, l’on remarquera que la clarté du vin a une importance plus variable de nos jours, mais surtout, que la blancheur n’est plus tellement associée à la qualité par la plupart d’entre nous.

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De nombreuses études largement relayées par les médias depuis plusieurs décennies nous ont appris que les grains entiers étaient plus nutritifs que les grains raffinés. Prenons arbitrairement l’exemple du riz. Une étude parue dans le American-Eurasian Journal of Agronomy en 2009 expliquait que le processus nécessaire pour transformer du riz brun en riz blanc détruit 67% des vitamine B3, 80% des vitamines B1, 86% des B6, 50% du manganèse, 50% du phosphore, 60% du fer ainsi que l’ensemble des fibres alimentaires et des acides gras. L’article déplore qu’en Asie, malgré l’intérêt en matière de nutrition que présente le riz brun, il reste souvent symboliquement associé à la pauvreté et aux rationnements en temps de guerre. Celui-ci demeure assez rarement consommé, à l’exception des malades et des personnes âgées qui le consomment à titre de médicament contre la constipation. [2]

Une considération pratique en particulier peut expliquer l’inscription des céréales raffinées dans nos modèles alimentaires. Le blé et le riz blanchis se conservent en effet beaucoup plus longtemps que leur version entière. Cela est dû au fait que l’huile essentielle contenue dans leur germe est susceptible à l’oxydation et développe rapidement un goût rance. Il ne se conserve en moyenne qu’environ six mois après l’achat. Cependant, la conservation sous vide ou à basse température augmente sa durée de vie jusqu’à plusieurs années.

Au-delà de l’évolution des méthodes de conservations des aliments qui facilitent la consommation de céréales entières, la nouvelle compréhension du symbolisme du blanc dans l’alimentation occidentale est partiellement due aux avancées en matière de diététique, mais comme l’explique Warren Belasco dans son Appetite for change, la diététique n’est que la partie (la plus) émergée de l’iceberg. Choisir la couleur de son pain, de sa bière, de ses œufs, de son riz, de son sucre… c’est – avant tout – contribuer à la définition de son/ses identité(s).

Les exemples que Belasco tire du Quicksilver Times, un journal engagé publié entre 1969 et 1972 à Washington, sont éloquents à cet effet. [3]

« Don’t eat white; eat right; and fight. »

« Whiteness meant Wonder Bread, White Tower, Cool Whip, Minute Rice, instant mashed potatoes, peeled apples, White Tornadoes, white coats, white collar, whitewash, White House, white racism. Brown meant whole wheat bread, unhulled rice, turbinado sugar, wild-flower honey, unsulfured molasses, soy sauce, peasant yams, “black is beautiful.” Darkness was funky, earthy, authentic, while whiteness, the color of powerful detergents, suggested fear of contamination and disorder. »

Couverture du Quicksilver Times. Décembre 8-18 1970.

Le Quicksilver Times s’étonnait par ailleurs qu’aux États-Unis, l’on veuille que la nourriture soit blanchie avant de la manger. « Farine, sucre, riz — tous blanchies pour correspondre à la mentalité blanche du suprématisme blanc ».  Belasco explique que la pâleur sera l’un des points focaux de la contre-cuisine des années 1960 et 1970. Cuisine « contre », parce qu’elle s’oppose à la cuisine de la classe moyenne blanche qui a comme ingrédients principaux le sel, le sucre, les crèmes sucrées, la mayonnaise « … et peut-être un soupçon de poivre » (blanc ?).

La contre-cuisine privilégie quant à elle les ingrédients sombres et puissants. « Sauce soja, miso, mélasse, curry, piment. […] et une variété de produits emballés dans du papier brun ». Un aliment de base cristallisait ces positions idéologico-nutritives : Le pain. Pour le sociologue et écrivain, Theodore Roszak, le pain blanc était la métaphore parfaite pour décrire « le régime d’experts et de technocrates qui, pour une question d’efficacité et d’ordre, nous menaçait de nous dérober de tout effort, pensée et indépendance ». « …ils nous fournissent du pain en abondance, du pain si tendre et soyeux qu’il ne nécessite aucun effort pour être mâché et qui est pourtant, enrichi de vitamines ».

Wonder Bakery, London UK, 1944.

« Wonder Bread fut la cible d’une attention particulière, en partie parce que, se vantant de bâtir des corps forts de  » huit manières « , c’était la marque la plus vendue. Qui plus est, son nom orwellien proposait une analogie lapidaire. […] Pour faire un pain propre, les boulangers de la ITT corporation retiraient tous les ingrédients de couleur (ségrégation), blanchissait la farine restante (socialisation scolaire suburbaine), et après, pour empêcher toute modification de la teinte, ajoutait de puissants stabilisants et conservateurs (forces de l’ordre). Le pain brun […] contrastait avec le mode de vie aseptisé des blancs de banlieues. [Traduction libre] » [4]

Si de nos jours, le pain brun n’est plus vraiment l’apanage alimentaire d’une contreculture, cette couleur n’en demeure pas moins fortement connotée. Un emballage brun évoque souvent la tradition, le naturel, la simplicité de la composition, les bienfaits pour la santé, l’authenticité, l’écologie — en opposition au chimique, au plastique, au technologique, à l’artificiel, etc. À cet égard, celui qui consomme du brun définit, construit, transforme son identité en intégrant ces symbolismes dans son corps telle une eucharistie.

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[1] Continuation Gauvain, 1286

[2] Am-Euras. J. Agron., 2 (2): 67-72, 2009

[3] Warren James Belasco, Appetite for Change. How the Counterculture Took On the Food Industry, Cornell University Press, 1989. p.48-50

[4] Idem.

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À LA LOUPE – Warren Belasco – Meals to come. A history of the future of food. (en français) http://tenzo.fr/a-la-loupe/a-la-loupe-warren-belasco-meals-to-come-a-history-of-the-future-of-food-en-francais/ Sun, 18 Dec 2016 11:26:57 +0000 http://tenzo.fr/?p=2251 Pieter+Claesz-Still-life+With+Turkey-pie
Titre : Meals to Come: A History of the Future of Food Auteur : Warren Belasco Maison d'édition : University of California Press Année de parution : 2006
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Warren Belasco est professeur d’Histoire américaine à l’Université du Maryland. Il est considéré comme l’un des pionniers des « food studies », domaine d’études sur lequel il travaille depuis plus de trente ans. Plusieurs de ses ouvrages, dont celui présenté ici, sont considérés comme incontournables dans ce champ d’études.

Meals to come. A history of the future of food – Warren Belasco (en français)

11 DÉCEMBRE 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

L’ouvrage de Warren Belasco présenté dans ce À la loupe est souvent cité comme faisant partie des canons de l’histoire de l’alimentation. Il est d’ailleurs dommage qu’aucune traduction n’existe à ce jour. Nous proposerons ici la traduction libre de quelques passages choisis nous paraissant pertinents à la compréhension de cet ouvrage phare.

Étudier l’histoire du futur. Voilà une approche qui peut paraître paradoxale, mais Belasco prouve qu’il n’en est rien. L’Homme est bien entendu fasciné par son avenir. Sa propension aux exercices d’anticipation fait partie des caractéristiques qui le définissent. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que l’Homme a également une admirable tendance à intellectualiser ce qu’il ingurgite. Cette combinatoire propose l’existence d’un corpus monumental ayant trait au futur de notre alimentation.

Warren Belasco a, tel un cartographe, navigué ce corpus et en a produit une carte articulant de grandes perspectives philosophiques à différentes visions de l’avenir de l’alimentation. Il explique que l’histoire de l’avenir de l’alimentation s’articule, encore de nos jours, autour de trois angles d’approches dont les théoriciens principaux sont nés au XVIIIe siècle.

Dans cette étude, j’observe la manière avec laquelle le futur de l’alimentation a été conceptualisé et représenté durant les deux cents dernières années. Quand l’économiste et Pasteur Thomas Malthus (1766-1834) a publié son Essai sur le principe de population (1798) en réponse aux « spéculations » du mathématicien français, le Marquis de Condorcet (1743-94) et du radical anglais William Godwin (1756-1836), il en a cristallisé un débat triparti à propos du futur du système alimentaire. Dans How Many People Can the Earth Support? (1995), le démographe Joël Cohen articule la même position persistante sur la question du comment nourrir le futur : (1) cuisiner une plus grande tarte ? (2) mettre moins de couverts sur la table, ou (3) apprendre à tout le monde de meilleures manières de table ? Ne voyant aucune limite à l’ingéniosité et la créativité humaine, Condorcet a prédit que la science et l’industrie arriveraient toujours à cuisiner une plus grande et meilleure tarte pour tout le monde. Rejetant un tel optimisme techno-cornucopianiste, Malthus pris la position « moins de fourchettes » : La capacité de l’humanité à se reproduire sera toujours plus grande que la capacité des fermiers à produire et celle des scientifiques à faire des miracles. Ainsi, la prudence dicte-t-elle une approche plus conservatrice et moins dispendieuse du futur. Pessimiste quant à la nature humaine, Malthus doutait également de l’approche Godwinienne des « meilleures manières » voulant qu’au sein d’une société égalitaire préconisant des valeurs altruistes, les humains trouveraient une manière de se partager les dons de la nature.  L’optimisme démocratique de Godwin a été développé à partir de la vision des socialistes et libéraux du XIXe siècle qui valorisaient la redistribution des ressources comme solution à la faim.

Le même débat triparti continu aujourd’hui, malgré l’utilisation de plus de statistiques et d’une prose moins élégante. Citant les gains de productivité miraculeux des deux cents dernières années, les cornucopiens de Condorcet à la Banque Mondiale et à Monsanto maintiennent un espoir de gains similaires s’appuyant sur le libre-marché capitaliste et les biotechnologies. Citant deux siècles de désastres environnementaux et d’épuisement des ressources, les néo-malthusiens comme Paul Ehrlich et Lester Brown s’inquiètent des limites de la croissance. Au même moment, soulignant qu’au moins un milliard de personnes vivent dans la disette malgré des surplus agricoles croissants, les néosocialistes Godwiniens de Food First soutiennent que les pauvres ne pourront jamais se nourrir adéquatement sans l’existence d’un système économique équitable. (p. VIII-IX)

In this study I look at the way the future of food has been conceptualized and represented over the past two hundred years. When the economist/parson Thomas Malthus (1766-1834) published his Essay on the Principle of Population as It Affects the Future Improvement of Society (1798) in response to the “speculations” of the French mathematician the Marquis de Condorcet (1743-94) and the English radical William Godwin (1756-1836), he crystallized a three-way debate about the fu­ture of the food system. In How Many People Can the Earth Support? (1995), demographer Joël Cohen articulates the same enduring positions on the question of how we might feed the future: (1) bake a bigger pie, (2) put fewer forks on the table, or (3) teach everyone better table manners. Seeing no limits on human ingenuity and creativity, Condorcet pre­dicted that science and industry could always bake bigger and better pies for everyone. Dismissing such techno-cornucopian optimism, Malthus took the “fewer forks” position: humanity’s capacity for reproduction would always outrun the farmer’s capacity for production and the scientist’s capacity for miracles, so prudence dictated a more conservative, less expansive approach to the future. Pessimistic about human nature, Malthus also doubted Godwin’s “better manners” stance, which held that in an egalitarian society with altruistic values, people would figure out ways to share nature’s bounty. Godwin’s democratic optimism was elaborated upon by nineteenth-century socialists and liberals alike, who promoted resource redistribution as the solution to hunger.

The same three-way debate continues today, albeit with more statistics and less elegant prose. Citing two centuries’ worth of miraculous productivity gains, Condorcet’s cornucopians at the World Bank and Mon­santo maintain hope for more of the same through free-market capitalism and biotechnology. Citing two centuries’ worth of environmental disas­ter and resource depletion, neo-Malthusians like Paul Ehrlich and Lester Brown worry about the limits to growth. Meanwhile, noting that at least a billion people remain hungry amidst mounting agricultural surpluses, the Godwinian neosocialists at Food First argue that only with a more equitable economic system can the poor feed themselves. (p. VIII-IX)

Belasco rappelle que celui qui prédit ce à quoi le monde de demain ressemblera le fait toujours par rapport à une logique qui lui est propre. Qui plus est, il le fait avant tout pour influencer les décisions prises dans le présent.

Derrière les statistiques se cachent des hypothèses subjectives et moralisatrices à propos de l’adaptabilité et de la créativité humaine, de la nature de la vie bonne et des changements politiques. Même les think tanks les plus interdisciplinaires ne s’aventurent que rarement loin de leurs propres valeurs, paradigmes et expériences. Cette tendance à généraliser et à universaliser sa propre vision du monde existait déjà chez les participants originaux au débat. C’est par exemple le cas lorsque Malthus explique que la « passion entre les sexes » sera toujours plus grande que la capacité à produire des aliments, ou quand Condorcet déclare que la recherche de commodité mènera inévitablement l’humanité vers plus de rationalité et de démocratie. […] Malthus ne saurait peut-être pas quoi faire d’un monde qui a plus de passion sexuelle et de céréales que ce qu’il ne peut manier en toute sécurité. Pas plus que Condorcet ne serait capable d’expliquer quand la progression des restaurants de fast food — le summum de la commodité — a dépassé le développement de la démocratie rationnelle. (p. 69)

Pour la plupart d’entre eux, les futuristes n’ont pas véritablement travaillé sur le futur, mais davantage sur la projection d’inquiétudes, d’espoirs et d’événements contemporains sur le futur. Il est vraiment difficile, peut-être impossible, d’appréhender quoi que ce soit au-delà du présent et du passé immédiat. Mais la précision n’est qu’une raison parmi plusieurs qui explique pourquoi les individus font des prédictions. Une autre est pour agir sur le présent. Il y a une différence entre une prédiction correcte (qui s’avère juste) et une prédiction utile (qui change les conditions actuelles pour créer un futur désirable ou pour en éviter un indésirable).  (p.91)

Behind the statistics lurked subjective, often moralistic assumptions about diet, human adaptability and creativity, the nature of the good life, and political change. Even the most interdisciplinary think tankers rarely ven­tured much beyond their own values, paradigms, and experiences. This tendency to generalize and universalize one’s own worldview was well established by the original debaters, as when Malthus asserted that the « passion between the sexes” would always outpace the ability to pro­duce food, or when Condorcet argued that the search for convenience would inevitably lead humanity in the direction of greater rationality and democracy. […] Malthus might not know what to make of a world that has more sexual passion and grain than it can safely handle, nor would Condorcet be able to comprehend a world where the proliferation of fast foods—the cutting edge of convenience—has outrun the development of rational democracy. (69)

For the most part, futurists have not really been discussing the future so much as they have been pro­jecting contemporary events, worries, and hopes onto the future. It is re­ally hard, maybe impossible, to conceive of anything beyond the imme­diate past and present. But accuracy is only one of many reasons why people make predictions. Another is to affect the present. There is a dif­ference between a “correct” forecast (one that turns out to be accurate) and a “useful” forecast (one that changes present conditions in order to create a desirable future or prevent an undesirable one. (91)

Après avoir abordé les cadres philosophiques qui orientent systématiquement tous ceux qui s’adonnent aux exercices prédictifs de ce genre. Belasco explore les fictions spéculatives utopiques et dystopiques, passant du Magicien d’Oz à Frankenstein, de Herbert George Wells à Aldous Huxley en montrant en quoi ces dernières s’inscrivent dans ces cadres philosophiques, mais également comment ces fictions ont contribué à orienter et structurer le débat qui nous intéresse.

Dans une dernière partie, l’auteur décompose la vision cornucopienne du futur de l’alimentation en trois sous branches ; classique, moderniste et recombinante. La vision du futur des classiques se veut une continuation et un développement des progrès passés en utilisant des méthodes inspirées directement des innovations qui ont permis d’accroître méthodiquement la production céréalière depuis deux cents ans. C’est une vision qui eut ses heures de gloire avant 1920 dans les expositions universelles et les salons agricoles étudiés par l’auteur.

L’approche moderniste, surtout populaire entre 1920 et 1965, établit une cassure profonde avec le passé : « Elle se positionne sur une vision basée sur les technologies et les percées scientifiques les plus récentes et requiert le rejet de l’ancien ». (p.150) C’est le futur de l’irradiation des aliments, des protéines d’algues et des smoothies tout-en-un.

Finalement, la vision recombinante, comme son nom l’indique, se veut un peu un mélange des deux approches précédentes.  Ce genre particulier de proposition futuriste est en vogue depuis le milieu des années 1960. Warren Belasco emprunte l’expression recombinant au sociologue Todd Gitlin qui l’a définit dans son ouvrage sur l’industrie télévisuelle américaine Inside Prime Time (1983) comme étant cette capacité de satisfaire les attentes des téléspectateurs, à la recherche de nouveauté et de nostalgie :  « […] l’inséparable pression économique et culturelle pour la nouveauté doit coexister avec une pression pour la constance ». (p.231)

In this provocative addition to his acclaimed writings on food, Warren Belasco considers a little-explored yet timely topic: humanity’s deep-rooted anxiety about the future of food. He deftly explores an array of fascinating material ranging over two hundred years-from futuristic novels and films to Disney amuse­ment parks, supermarket and restaurant architecture, organic farmers’ markets, and debates over genetic engineering-and along the way provides an innovative framework for thinking about the future of food today.

“Warren Belasco is a witty, wonderfully observant guide to the hopes and fears that every era projects onto its culinary future. This enlightening study reads like time travel for foodies.” Laura Shapiro, author of Something from the Oven: Reinventing Dinner in 1950s America

“Warren Belasco’s wide-ranging scholarship humbles ail would-be futurists by reminding us that ours is not the first generation, nor is it likely to be the last, to argue inconclusively about whether we can best feed the world with fewer spoons, better manners, or a larger pie. Truly painless éducation; a wonderful read! » Joan Dye Gussow, author of This Organic Life.

“Warren Belasco serves up an intellectual feast, brilliantly dissecting two centuries of expectations regarding the future of food and hunger. Meals to Come provides an essential guide to thinking clearly about the worrisome question as to whether the world can ever be adequately and equitably fed.” Joseph J. Corn, coauthor of Yesterday’s Tomorrows:’Past Visions of the American Future

“This astute, sly, warmly human critique of the basic belly issues that have absorbed and defined Americans politically, socially, and economically for the past two hundred years is a knockout. Warren Belasco’s important book, crammed with knowledge, is absolutely necessary for an understanding of where we are now. » Betty Fussell. author of My Kitchen Wars

Warren Belasco, Professor of American Studies at the University of Maryland Baltimore County, is author of Appetite for Change: How the Counterculture Took on the Food Industry and Americans . On the Road: From Autocamp to Motel and coeditor of Food Nations: Selling Taste in Consumer Societies.

Preface vii
Part I. Debating the future of food: The battle of the think tanks
1. The stakes in our steaks 3
2. The Debate: Will the world run out of food? 20
3. The deep structure of the debate 61
Part II. Imagining the future of food: Speculative fiction
4. The utopian caveat 95
5. Dystopias 119
Part III. Things to come: Three cornucopian futures
6. The classical future 149
7. The modernist future 166
8. The recombinant future 219
Postscript 263
Notes 267
Parmis les ouvrages les plus célèbres de Warren Belasco, l’on compte notamment :
Food Chains: From Farmyard to Shopping Cart (Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 2009).
Food: The Key Concepts (New York: Berg, 2008).
Meals to Come: A History of the Future of Food (Berkeley: University of California Press, 2006).
Food Nations: Selling Taste in Consumer Societies (New York: Routledge, 2002).
Appetite for Change: How the Counterculture Took on the Food Industry (Ithaca: Cornell University Press, 1987).
Americans on the Road: From Autocamp to Motel, 1910-1945 (Cambridge: MIT Press, 1979).
Pour aller plus loin :
[VIDÉO] Conférence de Warren Belasco An Introduction to the Future of Food Au Smithsonian’s National Museum of American History (6 novembre 2010)
[ARTICLE] Thierry Marx et l’histoire du futurisme alimentaire. (15 octobre 2016)
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À la loupe! – Maguelonne Toussaint-Samat – La très belle et très exquise histoire des gâteaux et des friandises http://tenzo.fr/a-la-loupe/a-la-loupe-maguelonne-toussaint-samat-la-tres-belle-et-tres-exquise-histoire-des-gateaux-et-des-friandises/ Sun, 23 Oct 2016 09:00:47 +0000 http://tenzo.fr/?p=2140 dessert
Titre : La très belle et très exquise histoire des gâteaux et des friandises. Sous-titre : - Auteur : Maguelonne Toussaint-Samat Maison d'édition : Flammarion (Paris) Année de parution : 2004
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Fille, petite-fille et cousine d’écrivains – elle est apparentée à Henry de Montherlant – Maguelonne Toussaint-Samat a écrit très tôt ses premières nouvelles, publiées dans des revues pour enfants. A l’âge de 22 ans, elle publie son premier roman, Le Mort et sa fille , bientôt suivi par Concerto pour meurtre et orchestre. A partir du début des années 1960, elle s’intéresse au Moyen Age et publie aux Editions Nathan Contes et légendes des croisades, lequel est couronné par l’Académie française. Récits des châteaux de la Loire, publié en 1964, reçoit également le prix de l’Académie française. Maguelonne Toussaint-Samat choisit ensuite de s’intéresser à l’art culinaire et a publié chez les plus grands éditeurs une vingtaine de livres de cuisine, traduits en plusieurs langues.

La très belle et très exquise histoire des gâteaux et des friandises – Maguelonne Toussaint-Samat

 

23 OCTOBRE 2016 | PAR SOPHIE RAOBEHARILALA

 

En 2004, les éditions Flammarion ont publié un superbe ouvrage destiné aux gourmands invétérés et à ceux qui s’ignorent, La très belle et très exquise histoire des gâteaux et des friandises, par Maguelonne Toussaint-Samat. Auteur a succès dans  différents domaines littéraires, Maguelonne Toussaint-Samat se tourne vers la cuisine et l’histoire de la gastronomie durant les années 1960.

 

Dans ce livre au titre évocateur, l’auteur nous transporte dans le monde merveilleux des desserts du Moyen-Âge à nos jours. Ponctués de recettes historiques, gravures et illustrations, les chapitres nous décrivent avec humour tour à tour la création de desserts et les personnages clés de la gastronomie sucrée française. Ainsi retrace-t-on l’évolution des croque-en-bouches, le succès de la maison L.U, ou encore l’affaire du Boursin calquée sur celle de la tarte Tatin. Difficile de se séparer cet ouvrage en fin de lecture, on en ressort avec un goût de trop peu et surtout, une irrépressible envie de vérifier cette lecture chez son pâtissier!

Traversant allègrement les continents et les millénaires depuis le gâteau d’Abraham, ce livre est une histoire de la gourmandise émaillée de citations d’auteurs, de documents historiques et de près de cinquante recettes qui nous font savourer aussi bien les mets sucrés des Romains que le galifouty du Berry, les cornes de gazelle ou la « fameuse tarte crémeuse d’érable de Jehanne Benoit ». Voyage au pays des mets et des mots, des us et des coutumes, cette Très Belle et Très Exquise Histoire des gâteaux et des friandises nous rappelle combien le goût pour les choses sucrées est affaire de civilisation. Maguelonne Toussaint-Samat nous ouvre avec brio les lointaines officines des premiers pâtissiers et nous raconte la naissance de quelques délices fameux comme le saint-honoré de Chiboust ou la religieuse de Frascati. On croise en chemin des rois et des reines, des empoisonneurs et des diplomates, des poètes gourmands et des pécheurs dévots. Des enfants perdus deviennent d’illustres pâtissiers, des peuples s’affrontent à grands renforts de kouglofs ou de babas. Si la gourmandise est le péché des bonnes âmes, son histoire par Maguelonne Toussaint-Samat a la saveur d’une vraie passion.

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Thierry Marx et l’histoire du futurisme alimentaire http://tenzo.fr/articles/thierry-marx-et-lhistoire-du-futurisme-alimentaire/ http://tenzo.fr/articles/thierry-marx-et-lhistoire-du-futurisme-alimentaire/#comments Sun, 16 Oct 2016 08:17:59 +0000 http://tenzo.fr/?p=2121
Comment le chef Thierry Marx s'inscrit-il dans l'histoire du futurisme alimentaire?
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Thierry Marx et l’histoire du futurisme alimentaire.

15 octobre 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

Thierry Marx s’est récemment livré à un exercice de futurisme alimentaire pour le compte de Canal+ et Deliveroo. Nous sommes en 2050. Vous commandez un plat livré chez vous. Pensez-vous qu’une trentaine d’années suffiront à métamorphoser la commande à domicile ? Thierry Marx affirme que oui et il n’est pas le seul. Vice news a demandé à un « mixologue, un designer, un chef, un pro de la robotique et un critique gastronomique » de leur expliquer à quoi ressembleront les restaurants dans quelques années. En écoutant ces experts, on a rapidement l’impression que la production alimentaire deviendra une activité très technique, très sophistiquée : Imprimante 3D, biotechnologie moléculaire, entomophagie, végétalisme, nutrition individualisée, robots, empreinte écologique, etc.

Quatre recettes préparées par Thierry Marx. Côtelette-oïde de blette, Sardine en cube d’huile d’olive azotée, Spag de criquets aux brisures d’or et Cocktail cryoconcentré de Red Globe en biomimétisme. Crédit Deliveroo

A-t-on raison de croire en ces multiples transformations ? Notre alimentation a-t-elle fondamentalement changé ces 30 dernières années ? Et depuis deux siècles ? A-t-elle évolué aussi rapidement que certains l’avaient prévu ?

Pour répondre au défi démographique, déciderons-nous de cuisiner une plus grande tarte ? De mettre moins de couverts sur la table ou d’apprendre à tout le monde de meilleures manières de table ? Derrière ces trois propositions se cachent des courants philosophiques qui structurent le débat sur l’avenir de l’alimentation depuis plus de 200 ans.

Apprendre à tout le monde de meilleures manières de table (égalitarisme).

Pour Warren Belasco, il faut retourner au philosophe et théoricien politique anglais William Godwin pour comprendre les origines de la vision égalitaire du futurisme alimentaire. Godwin affirme qu’au sein d’une société égalitaire basée sur des valeurs altruistes, la population trouverait nécessairement le moyen de se partager efficacement les ressources disponibles. Ainsi la redistribution des ressources serait la solution à préconiser pour espérer un avenir sans faim. [1]

Cette vision fut notamment reprise par les fouriéristes et nombres d’autres mouvements à tendance égalitaristes radicaux ou prônant simplement plus de justice sociale. De nos jours on pense notamment au Mouvement Colibri de Pierre Rabhi qui se présente ainsi : « Colibris dessine la société de demain […]. L’association place le changement personnel au cœur de sa raison d’être, convaincue que la transformation de la société est totalement subordonnée au changement humain ».

Mettre moins de couverts sur la table (malthusianisme).

L’économiste et pasteur anglais Thomas Malthus (1766-1834), est à l’origine de l’une des compréhensions du futur alimentaire parmi les plus visibles et persistantes. Il écrit son Essay on the Principle of Population as It Affects the Future Improvement of Society (1798) en réponse à Godwin, mais aussi au mathématicien français Nicolas de Condorcet (1743-94).

La vision malthusienne de l’avenir de l’alimentation s’oppose à l’idée selon laquelle les progrès technologiques seraient suffisants pour soutenir la croissance démographique terrestre. La capacité de reproduction de l’espèce humaine serait donc toujours plus grande que sa capacité à produire des denrées alimentaires. Qui plus est, Malthus doutait qu’un modèle plus égalitaire permette aux Hommes de s’alimenter décemment.  Il s’agit d’une doctrine prudente quant à la capacité de l’humanité à améliorer sa condition et qui préconise notamment la régulation des naissances combinée à la préservation des terres.

Un auteur comme Aldous Huxley met en avant dans A brave new world une vision du futur fortement inspirée du malthusianisme. Pour Huxley, là où une certaine rationalité est mise au profit de la sécurité, du confort et du bonheur, se retrouve sacrifié la vérité, l’égalité et la liberté. Ainsi, pour obtenir certaines choses, il faudrait savoir faire des choix difficiles. Parmi les penseurs malthusiens actuels, l’on compte notamment Paul R. Ehrlich, le fondateur de l’association Zero Population Growth et Lester Brown qui fait partie des inspirateurs du Grenelle de l’environnement. [2]

Cuisiner une plus grande (et une meilleure) tarte (Cornucopien).

Warren Belasco identifie les origines de la vision cornucopienne chez Nicolas de Condorcet. Le Marquis ne voyait pas de limite à la créativité et l’ingéniosité humaine. Ainsi, la science et l’industrie arriveraient-elles toujours à faire plus et mieux. Les cornucopiens pensent généralement que l’agriculture traditionnelle pourra suffisamment s’améliorer et ainsi gagner le temps nécessaire avant l’arrivée de percées scientifiques ultramodernes qui sauveront notre modèle de croissance. Ce type de percées fait souvent référence à l’utilisation d’énergie nucléaire, d’algues, de planctons, de contrôle climatique, de plateformes océaniques, de ressources puisées dans l’espace, etc. [3]

Warren Belasco identifie trois sortes de cornucopiens, les classiques, les modernistes et les recombinants.  La vision du futur des classiques est une continuation et un développement des progrès passés : « Un futur fait de choses plus grandes et meilleures rendu disponible via des expansions matérielles, quantitatives et souvent, impérialistes. Dans la vision classique le nouveau apparait naturellement à partir du vieux ».  C’est une vision qui eut ses heures de gloire avant 1920. [4]

Au contraire l’approche moderniste, populaire entre 1920 et 1965, établit une cassure profonde avec le passé : « Elle se positionne sur une vision basée sur les technologies et les percées scientifiques les plus récentes et requiert le rejet de l’ancien ». [5]

Finalement, en vogue depuis 1965, la version recombinante de la vision cornucopienne se veut un mélange des deux visions précédentes. Warren Belasco emprunte l’expression recombinant au sociologue Todd Gitlin qui la définit dans son ouvrage sur l’industrie télévisuelle américaine Inside Prime Time (1983) comme étant cette capacité de satisfaire les attentes des téléspectateurs, à la recherche de nouveauté et de nostalgie :  « […] l’inséparable pression économique et culturelle pour la nouveauté doit coexister avec une pression pour la constance ». [6]

Thierry Marx ce cornucopien recombinant

À l’issue de son exercice de futurisme alimentaire, le chef du Mandarin Oriental nous propose notamment une recette intitulée Cocktail cryoconcentré de Red Globe en biomimétisme. Derrière ce nom qui laisse entendre que l’on aurait fait subir à un simili raisin le même traitement que l’Empire infligea à Han Solo se cache une recette utilisant des technologies de pointe, basée sur une certaine tradition de l’innovation alimentaire.

Notons que tous les aliments proposés par le chef sont fonctionnels, c’est-à-dire que leur consommation va au-delà de l’acte alimentaire en ajoutant une perspective se rapportant au monde des médicaments et des drogues. « Explosif, fun et dynamisant, ce cocktail a des effets biochimiques et physiologiques qui décuplent les performances cérébrales ».

L’historienne et spécialiste de la littérature féminine hâtive Jane Donawerth rapporte que les bouillons, les concoctions liquides, moussantes et les potions chimiques nourrissantes étaient des lieux communs de la science-fiction féminine des années 1920. Il s’agit d’une tradition du futurisme, alimentée ensuite par des dizaines de marques de substituts de repas à boire (qui existent depuis plus de quarante ans) ou encore par la mode des super smoothies.

Prenons une gorgée de café pour ses « […] effets biochimiques et physiologiques qui décuplent les performances cérébrales » et passons à une autre recette proposée par le chef spécialiste de la cuisine moléculaire : la Sardine en cube d’huile d’olive azotée.

« Composé d’une sardine finement découpée au laser, d’un carré de purée de pommes de terre cuite à la vapeur d’eau martienne pour une saveur cosmique, le tout est baigné dans une huile d’olive gélifiée instantanément par une pulvérisation d’azote. Frais et riche en nutriment, le cube d’huile d’olive azoté agira sur le moral et apportera un bien-être instantané lors de sa dégustation ».

Sans être chimiste, j’ai tendance à penser que la forme moléculaire de l’eau est la même, peu importe où elle est puisée, mais passons (corrigez-moi si je me trompe !). Concernant l’huile gélifiée qui sert à la fois d’emballage et d’ingrédient à la recette : « En 2050, il n’y aura plus de différence entre le contenant et le contenu. Les packagings seront comestibles, donc savoureux ». L’huile gélifiée agit ainsi comme le ferait la peau d’une pomme ! Déjà, à la fin des années 1960, la Nasa faisait manger à ses astronautes des repas concentrés, recouverts d’une couche de gélatine pour éviter que des miettes flottantes ne ruinent le précieux équipement. Thierry Marx a d’ailleurs lui-même proposé en 2015 des emballages comestibles au Centre National d’Études Spatiales français pour minimiser les déchets produits dans l’espace. [7]

Finalement, le chef doublement étoilé prend soin de proposer un Côtelette-oïde de blettes « composée de larges feuilles de blettes riches en protéines (qui dans le futur seront un parfait substitut à la viande) », ainsi qu’un Spag de criquets aux brisures d’or.  Ces plats sont symptomatiques de la conscientisation de Thierry Marx aux enjeux écologiques liés à la production de viande et plus spécifiquement au gaspillage visible dans ce que les anglophones appels le ratio « feed to meat », c’est-à-dire le nombre de protéines végétales nécessaire pour produire une protéine animale. La prise de conscience de ce « gaspillage » de protéines remonte au moins au XIXe siècle. L’auteure Mary E. Bradley Lane écrit par exemple dans sa nouvelle utopienne Miroza (1890) que la viande synthétisée artificiellement est un moyen plus économique d’obtenir de la viande que d’engraisser des animaux. [8]

En guise de conclusion, disons que la vision que Thierry Marx a pour l’alimentation de 2050 suppose que les Terriens s’approprieront plusieurs technologies de pointe et les mettront au profit des enjeux nutritionnels et écologiques de notre époque. Comme c’est toujours le cas dans un exercice de futurisme, c’est une vision à l’image des préoccupations et des engagements de celui qui la porte. Elle répond à des préoccupations qui existent depuis longtemps, mais qui tardent à recevoir toute l’attention. Thierry Marx a-t-il raison de penser que les trente prochaines années suffiront à généraliser leur considération effective ? Seul l’avenir nous le dira !

[1] BELASCO, W., Meals to come. A history of the future of food, University of California Press, 2006, p.IX.

[2] BELASCO, W., Meals to come… p.126.

[3] BELASCO, W., Meals to come… p.73.

[4] BELASCO, W., Meals to come… p.150.

[5] Ibidem.

[6] BELASCO, W., Meals to come… p.220.

[8] BELASCO, W., Meals to come… p.231.

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Peinture et nourriture : les outils d’une Renaissance moralisatrice http://tenzo.fr/articles/peinture-et-nourriture-les-outils-dune-renaissance-moralisatrice/ Sun, 10 Apr 2016 08:00:25 +0000 http://tenzo.fr/?p=1885
Lorsque peinture et alimentation deviennent des outils de propagande moralisatrice : retour sur la peinture flamande Renaissance.
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Aller plus loin

Musée Fabre

Peinture et nourriture : les outils d’une Renaissance moralisatrice

10 AVRIL 2016 | PAR SOPHIE RAOBEHARILALA

 

La gastronomie et la peinture sont des arts à part entière. Mais il n’est pas rare de les voir se croiser et se compléter dans des buts bien précis. Lorsque l’on parle de peinture, bien souvent on retrouve des termes du jargon de cuisine dans la description de couleurs, techniques et autre. Comme l’explique Jean-Pierre Cuzin :

« On a certainement déjà relevé tous les termes communs à la cuisine et à la peinture, et qui remettent sainement l’œuvre picturale à sa place : une chose, bien matérielle, fabriquée de main d’homme. Pourtant ces termes remontent à l’époque, déjà lointaine, où l’on peignait comme l’on cuisinait, dans le Midi au moins, à l’huile. […] on parlait de jus, de sauces et même, pire, de tambouille pour désigner les mixtures improbables des ateliers d’artistes. […] Les couleurs sont froides ou chaudes, elles sont acides, douces, aigres, fortes, suaves. […] L’œil et le palais s’entraident, si l’on peut dire, pour tenter d’évoquer l’impossible : le pictural, la spécificité et l’accord des couleurs, leurs contrastes, leur rayonnement. Comme les préparations du cuisinier, une peinture peut être tendre, sèche, mousseuse ou lissée. Et l’on sait ce que c’est qu’une croûte, hélas, triste emprunt pour une fois, du vocabulaire du peintre à celui du cuisinier. »[1]

Les liens entre la gastronomie et l’art sont bien réels et servent à mettre en avant des traits et comportements humains durant la période de la Renaissance. Nous allons donc observer l’utilisation de l’acte alimentaire dans les représentations artistiques pour souligner des comportements humains, à travers deux tableaux issus de la collection du Musée Fabre de Montpellier.

 

Le musée Fabre regroupe une collection d’œuvres appartenant au peintre Baron François-Xavier Fabre (1766-1837), natif de la ville. Demeurant à Florence et dans le reste de l’Italie durant la majeure partie de sa vie, Fabre réunit des tableaux des écoles italiennes de la Renaissance au XVIIè siècle bien sûr, mais également de peintres français du XVIIIè, ainsi que de ses contemporains. Dans un souci de transmission et se basant sur le modèle italien, Fabre fit non seulement une donation de ses biens à sa ville natale, mais il fit également construire dans le musée une école de dessin ainsi qu’une bibliothèque.
Les œuvres sélectionnées sont de peintres flamands et français.

 

Le premier tableau sélectionné est Jeune hollandaise versant à boire, par Gerard ter Borch (1617-1681).ter-borch-jeune-hollandaise-versant-boire-1660
Le guide du musée Fabre[2] mentionne les sujets et thématiques choisis par Ter Borch, peignant «quelques scènes de taverne et de corps de garde à la fin des années 1640».
La scène est composée d’une jeune servante de taverne (ou bien de bordel, comme le suggère le guide), assise à la table du soldat affalé et endormi, lui servant à boire, sous l’œil moqueur d’un troisième personnage. Toujours d’après cette source :

 

«L’expression de la jeune servante est séduisante mais énigmatique : se réjouit-elle d’avoir joué un tour à son client, d’avoir vidé avec lui le pichet, de se servir à boire ? L’homme debout est-il son comparse ?»[3]

Dans son ouvrage De la narrativité en peinture : essai sur la figuration narrative[4], Raymond Perrot décrit ce tableau comme la « représentation d’une jeune fille ou jeune femme versant à boire à un soldat, identifiable à son armure, déjà repu et endormi sur la table. ». D’après l’auteur, il y a une nouveauté marquée ici avec la représentation de l’ivresse provoquée car bien que le buveur soit dans un état second, enivré par la boisson et ne pouvant se tenir droit et lucide tel un bon soldat, la jeune fille continue de lui remplir son verre « que l’homme ne peut plus absorber».
Lors de la restauration de ce tableau, un nouveau personnage rieur, constatant l’état du soldat ivre, a été découvert en arrière-plan. Perrot décrit ce personnage riant « de voir le premier personnage plongé dans un sommeil éthylique […]». Perrot s’interroge sur le masquage de ce personnage, action qui selon lui modifie complètement le sens de la scène.

 

En analysant ces deux commentaires et en observant le tableau, on peut en conclure que le soldat représenté a non seulement bu plus que de raison à n’en plus pouvoir se tenir droit, lucide, mais il a également fumé : une pipe blanche en écume est posée près de sa main. Tout laisse donc à croire en le voyant assoupi en public que le mélange de l’alcool et du tabac a eu raison de lui.
Le personnage de la jeune fille, qui est d’ailleurs seule mentionnée dans le titre de l’œuvre, montre une image de la femme tentatrice. S’agissant d’une serveuse, l’usage en bonne maison voudrait qu’elle ne s’attable pas avec les clients; non seulement elle est attablée auprès du soldat endormi mais de surcroît sert un verre d’alcool. Le spectateur peut se demander si l’état du soldat est le fait de la jeune fille, si ce verre servi servira à l’enivrer davantage ou bien s’il est tout simplement pour la serveuse elle-même.
La composition de lumière dans le tableau marque l’importance de la jeune femme dans cette scène car les seuls éléments mis en lumière sont la jeune femme en habit clair et à la peau blanche, les reflets de lumière sur la carafe, le verre, la pipe et la cuirasse du soldat ; tout ceci illustre un lien de cause à effet.
Quant au personnage secondaire souriant en regardant le soldat endormi, a-t-il un rôle dans cet état d’ébriété (serait-ce un patron poussant à la consommation) ou se moque-t-il simplement de l’homme représentant la loi et la sécurité de la nation ?
Le guide du musée rappelle le discours moralisateur de l’époque à l’égard de l’alcool et du tabac. Ce tableau peut donc s’inscrire dans cette démarche, démontrant que ces deux éléments peuvent avoir raison de l’Homme quelle que soit sa position sociale et fonction si consommés sans modération. L’image de la femme associée à cela fait un parallèle avec l’image d’Eve et la pomme donnée à Adam, exemple religieux connu de tous.

 

Le second tableau choisi s’intitule Comme les vieux chantent, les enfants piaillent, réalisé par Jan Havicksz Steen. steen-comme-les-vieux-chantentDans son analyse de l’œuvre, Olivier Zeder[5] souligne le côté théâtral de la scène, une « comédie humaine », en particulier avec la présence d’un rideau à gauche du tableau. Le titre du tableau réfère au proverbe flamand chanté par la vieille femme qui le lit sur le papier qu’elle tient. D’après Zeder, Steen jour sur le sens du mot piailler qui signifie en hollandais gazouiller, « mais qui est à la racine du verbe jouer de la cornemuse, fumer la pipe et « siffler » un verre». L’auteur insiste davantage sur la représentation des «vices de l’homme qui perdurent à travers les générations» que sur les marqueurs artistiques du tableau : à nouveau doit-on y voir une approche moralisatrice ? Le titre du tableau reprend donc de manière détournée la tentation, si l’on se base sur le lien entre «siffler» un verre, fumer la pipe et le mot piailler. À cela s’ajoute le fait que ce verbe est accordé au sujet « les enfants », ce qui souligne le mimétisme des générations mentionné auparavant. Zeder insiste à nouveau sur l’image de la femme dans ce tableau : celle-ci se trouve au centre de la composition ainsi que dans le titre de l’œuvre puisque la vieille femme lit le proverbe repris dans l’intitulé. On y voit la maîtresse de maison se faisant servir un verre d’alcool en présence d’enfants en bas âge et légèrement plus âgés. Les adultes de cette scène semblent être joyeux dans une ambiance de fête, la nourriture et la boisson aidant. Au centre du tableau, un enfant boit à même le pichet «imitant ses aînés adonnés à l’intempérance, en particulier la maîtresse de maison, pourtant garante de l’harmonie et la pureté du foyer».

 

Les éléments relatifs à l’alimentation présents dans la scène sont l’huître, la pomme, la statue d’Amour, un tableau montrant le combat de cavaliers, tous du registre des péchés.
Enfin, sur la droite du tableau peut-on apercevoir un fumeur de pipe blanche. Suivant une approche similaire, Perrot traduit ce tableau comme la condamnation d’une «consommation trop généreuse parce qu’elle donne le mauvais exemple à la génération suivante».
Insistant sur le côté théâtral de la scène, Perrot décrit la composition du tableau pareille à une partition musicale avec des personnages « en guirlande », ou «la modulation d’une voix prononçant une phrase pleine de conseils vertueux». Ceci est associé au titre de l’œuvre, lui-même chanté dans le tableau par un des personnages.
Ainsi le spectateur peut-il en conclure que cette représentation de l’excès de consommation de nourriture et de boisson, autorisé par la maîtresse de maison, chez petits et grands illustre le mauvais exemple.

 

Lorsque l’on compare les deux œuvres présentées, leur point commun, outre le fait qu’il s’agisse de deux toiles hollandaises, est de dénoncer les travers humains causés par la femme, la boisson, le tabac et la nourriture, approche s’inscrivant pleinement dans le discours moralisateur de la peinture hollandaise moderne. Les peintres cherchent à insérer des significations délatrices à l’instar des publicités préventives actuelles, mettant en avant ici le soldat protecteur du pays, et la mère protectrice de la famille. Il n’y a donc pas de place pour la décadence et l’excès si l’on souhaite garder sa dignité et son rang, et ce sur plusieurs générations.

 

Cette sélection souligne de nombreux travers de l’être humain dans son approche à l’alimentation au temps de l’époque moderne : le côté moralisateur souligne les méfaits des excès, les incitations féminines néfastes, un avertissement contre certains produits tels l’alcool et le tabac.
La question demeure sur le rôle des peintres : exécutent-ils des œuvres flatteuses et moralisatrices de leur plein gré ou bien est-ce à la demande des commanditaires ? Le public visé est-il réceptif ? Sachant que les commanditaires sont en général des gens fortunés, n’y a-t-il pas là une ironie dans la commande d’œuvres dénonçant leurs façons de vivre ? Une démarche qui n’est pas sans rappeler le théâtre de Molière.

Notes de bas de page

1.Quoniam.S, Pinard.Y, Cuisine et peinture au Louvre, Éditions Glénat, 2004.

2. Guide Musée Fabre – Paris : Réunion des musées nationaux, 2007.

3. ibid.

4. Perrot Raymond, De la narrativité en peinture. L’harmattan, 2005.

5. Olivier Zeder, conservateur en chef

Bibliographie

 

∴Guide Musée Fabre – Paris : Réunion des musées nationaux, 2007.

 

∴Baldinucci, Vita di Pietro Testa, t.11.

 

∴Chevalier Jean, Alain Gheerbrant. »Dictionnaire des symboles » Edition Robert Laffont 1989.

 

∴Malaguzzi Silvia, Boire et manger : Traditions et symboles. Hazan – Guides des arts, 2006.

 

∴Perrot Raymond, De la narrativité en peinture. L’harmattan, 2005.
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Innovation et patrimoine: Pourquoi accorde-t-on plus de valeurs à certains produits? http://tenzo.fr/articles/les-recettes-de-la-patrimonialisation-pourquoi-accorde-t-on-plus-de-valeurs-a-certains-produits/ http://tenzo.fr/articles/les-recettes-de-la-patrimonialisation-pourquoi-accorde-t-on-plus-de-valeurs-a-certains-produits/#comments Sun, 03 Apr 2016 09:00:07 +0000 http://tenzo.fr/?p=1805
Les aliments ne deviennent pas « patrimoniaux » mécaniquement (parce qu’ils seraient consommés et valorisés depuis longtemps), mais bien parce certains groupes d’individus investissent ces aliments d’identités historiques, géographiques, symboliques, etc., aptes à servir leurs intérêts contemporains, et ce, consciemment ou non.
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Innovation et patrimoine: Pourquoi accorde-t-on plus de valeurs à certains produits?

3 AVRIL 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

Carte des productions gastronomiques de la France avec ses chemins de fer, vers 1850. BnF.

Carte des productions gastronomiques de la France avec ses chemins de fer, vers 1850. BnF.

De 2007 à 2009, la région Midi-Pyrénées a financé un programme de recherche ayant pour thème l’innovation et le patrimoine alimentaire. De prime abord, cet angle de recherche peut sembler frôler l’oxymore, mais il n’en est rien. Comme l’explique François Ascher dans son Mangeur hypermoderne, «…les individus modernes et certains groupes sociaux se saisissent de références empruntées à la tradition, pour des raisons diverses ; ce faisant, ils ne renouent évidemment pas avec une tradition, puisque de façon tout à fait moderne, ils la sélectionnent, la choisissent. Ils versent dans ce que Giddens appelle le fondamentalisme, c’est-à-dire une pratique traditionnelle sortie de son contexte historique et géographique, et instrumentalisée dans le cadre d’un projet contemporain.» [1]

Jacinthe Bessière, la  directrice du programme de recherche l’innovation dans les processus de valorisation des patrimoines alimentaires et non alimentaires en espace rural, résume le postulat de ce programme ainsi : «…le patrimoine alimentaire est davantage un construit social qu’un objet transmis, constant et immuable. L’association patrimoine- mémoire-tradition s’accompagne d’une dialectique qui oppose fixité et mouvement, donnée établie et donnée en construction. Dans cette perspective, les dynamiques de production du patrimoine consistent à mettre à jour, à renouveler, à réinterpréter des traits puisés dans l’histoire d’une communauté à travers ses savoirs et savoir-faire ». [2]

Selon ces chercheurs, les aliments ne deviennent donc pas « patrimoniaux » mécaniquement (parce qu’ils seraient consommés et valorisés depuis longtemps), mais le deviennent parce que certains groupes d’individus les investissent d’identités historique, géographique, symbolique, etc., aptes à servir leurs intérêts contemporains, et ce, consciemment ou non. Il semble bien que ce qui sépare une tradition alimentaire « authentique » d’une autre qui paraitrait moins légitime ne soit que la distance temporelle de ce processus de patrimonialisation. Plus un aliment a été patrimonialisé il y a longtemps, plus cette patrimonialisation parait indiscutable. Pour s’en convaincre, commençons par examiner un cas assez ancien, celui des crêperies bretonnes.

Les crêperies, les touristes parisiens et la Bretagne.

Galette saucisse

Tout le monde sera d’accord pour dire que le lien entre la crêpe et la Bretagne est particulièrement fort. À titre d’exemple, une association identitaire nommée « Sauvegarde de la galette saucisse bretonne » proche du Stade rennais revendique 3000 adhérents. Elle « possède son hymne viril à la gloire de la galette, érigée, avec le lait Ribot, en bannière contre les clubs normands ou ligériens ». Si la consommation de crêpes et de galettes est ancienne en Bretagne, son association à l’identité bretonne est, quant à elle, plus récente. Les recherches de l’historien Patrick Harismendy en témoignent. L’historien explique par exemple que cet aliment de tous les jours était, entre la fin du XVIIIe et l’avant-Seconde Guerre mondiale, un plat méprisé avant d’être « … refaçonné à la fois, par un processus de réinculcation originaire et le regard des touristes ». [3]

Pour Harismendy, la valorisation de la galette ne nait pas en Bretagne, mais bien au sein de la diaspora bretonne exilée à Paris. « Face à la modernité, à l’urbanisation et à la nouvelle monotonie gastronomique, la crêpe et la galette renaissent avec vigueur dans les années 1920 […] L’essentiel se joue à Paris […] dans les estaminets des « originaires », où se retrouvent les « pays » autour de cidre, crêpes, galettes et pâté […] Ce sont […] des dizaines d’adresses dans les 13e, 14e et 19e arrondissements qui naissent alors. […] Combinant des éléments du réel et des projections iconographiques venues des gravures et des photos, la crêperie revendique bientôt les ressorts de l’identité  ». [4]

Bilig, rouable, spannel, motte de beurre. [Coll. Particulière] tiré du texte de P.Harismendy

La crêpe bretonne : préparation d’un dessert réputé. – « Bilig, rouable, spannel, motte de beurre. » [Coll. Particulière] tiré du texte de P. Harismendy

Cet engouement parisien, puis breton, s’explique par le contexte des années 1920-1930. La diaspora bretonne à Paris atteint presque son apogée. Inversement, en Bretagne, les Bretons travaillant à Paris et les « originaires » forment une proportion de plus en plus importante parmi les touristes. La période est également marquée par l’inflation et les bourses atrophiées des touristes les forcent à consommer des produits abordables. Les crêperies font ainsi leur apparition en Bretagne en réponse au tourisme parisien. [5]

Il est intéressant de remarquer que la Normandie partage une consommation alimentaire très similaire à celle de la Bretagne (marquée notamment par la consommation de sarrasin) jusqu’au XIXe siècle. Ce n’est qu’avec l’arrivée du chemin de fer, qui permet l’exportation de produits frais vers Paris, que la région normande se tourne vers l’élevage et devient ainsi connue pour son beurre et sa crème. [6]

Ces exemples tendent à confirmer que la définition des terroirs est avant tout exogène. C’est ce qu’explique l’historien Pascal Ory, «… les particularismes régionaux sont accentués, voire créés de toutes pièces, par l’observateur extérieur, le citadin vis-à-vis du rural, le bourgeois de l’homme du peuple, le Parisien du provincial ». [7] Ainsi les identités des régions périphériques sont-elles avant tout définies par les représentations émanant du centre au risque, bien entendu, de modifier les réalités historiques de ces territoires. Ces échanges entre le centre et les périphéries rappellent les processus décrits par Édouard Saïd 1978 dans son L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (1978).

Ainsi, l’inscription de la crêperie au patrimoine alimentaire de la Bretagne ne date pas de la nuit des temps. Il aura fallu l’intervention d’une communauté parisienne nostalgique pour que le modèle de la crêperie bretonne soit inventé et diffusé en Bretagne. Les membres de la diaspora bretonne de Paris ont donc investi la crêperie d’une forte valeur identitaire pour répondre à un besoin né d’un déracinement géographique. Or, la modernité mondialisée telle qu’elle se manifeste à partir des années 1980 crée elle aussi du déracinement.  Il n’est certainement pas anodin de constater que de nombreuses patrimonialisations alimentaires ont eu lieu durant les années 1990. Il serait légitime de penser que, comme l’explique le philosophe Charles Taylor en 1989 dans Les sources du moi : La formation de l’identité moderne, la modernité crée de forts besoins identitaires.

Talos, piments d’Espelette et autres patrimonialisations récentes.

Confection et vente de talos dans un marché au Pays Basque

Confection et vente de talos durant un marché au Pays Basque

L’exemple du Pays basque est particulièrement intéressant car il permet d’illustrer des phénomènes de patrimonialisation récents. Adélaïde Daraspe rapporte l’exemple du talo, une galette de maïs «… aujourd’hui présente dans les rassemblements identitaires ». Ces galettes qui apparurent au XVIIIe siècle avec la diffusion du maïs au Pays basque servaient à remplacer le pain quand celui-ci venait à manquer. « Dans les années 1970, des parents d’élèves d’écoles basques nommées ikastolas, soucieux de récolter des fonds pour revitaliser la langue basque, ont organisé à cette fin des ventes de talos. Cette initiative a transformé la perception de ces galettes en leur confé­rant une place de choix dans le paysage des aliments régionaux dits « tradi­tionnels ». Dès lors, quelques talotegi – restaurants de talos – sont apparus émaillant leur carte de garnitures variées. Parallèlement, la « tradition » de vendre des talos lors des fêtes de village s’est diffusée à tout le Pays basque du nord […] Pourtant, de nombreuses personnes âgées témoignent, dans les entretiens, de leur incompréhension face à cet engouement actuel pour les talos ». [8]

Le sociologue François Ascher insiste quant à lui sur l’importance du rôle qu’a joué l’obtention de l’AOC (appellation d’origine contrôlée) pour le piment d’Espelette;Itxassou_Piment  « Quelle belle histoire que celle du piment d’Espelette, pratiquement inconnu en dehors de sa région il y a quelques années ; il trône aujourd’hui sur toutes les bonnes tables, porte dans le monde les couleurs rouge et verte du Pays basque, associe une population tout entière autour d’un produit de son sol ; un piment mythe, pour lequel on a inventé de toutes pièces une confrérie, et dont la fête, tout récemment créée, attire déjà plus de trente mille personnes qui défilent dans les rues après une messe solennelle qui lui est dédiée. Un piment dont le prix a pratiquement triplé en dix ans, et dont l’AOC a été le point de départ et l’outil essentiel ». [9]

Fête de la prune de Brignolles - Photo Hélène Dos Santos

Fête de la prune de Brignolles – Photo Hélène Dos Santos

L’historien Jean-Yves Andrieux souligne ce qu’il nomme les « dérives » de la patrimonialisation à tout va, qui marque les dernières décennies. Il cite, par exemple, la prune de Brignolles, un « … exemple d’économie du tourisme gustatif […] qui repose sur du vent : on y promeut en tant que friandise populaire, dans un cadre revendiqué de « provençalité », un produit à l’origine élitiste, objet néanmoins d’un storytelling efficace puisqu’on le prétend, à tort (mais peu importe !), ramené en France par les croisés ». Jean-Yves Andrieux mentionne également le cas de la brasserie Pietra qui fabrique une bière ambrée à la farine de châtaigne. Dans cette terre du vin qu’est la Corse, les brasseurs «…ont bâti leur entreprise, fondée en 1991, sur ce « marketing de la provenance », basé sur la « typicité » des matières premières utilisées et sur l’association maîtrisée de leurs marques à l’onomastique insulaire ». [10]

Conclusion

Ces exemples récents démontrent qu’il est effectivement possible « d’innover » en matière de patrimoine alimentaire. Pour terminer ce processus de désenchantement, il parait judicieux de citer Jean-Yves Andrieux qui a répertorié les ingrédients nécessaires  pour réussir une bonne patrimonialisation alimentaire :

Pour commencer, il vous faudra un territoire marqué par des paysages remarquables et des références légendaires ou historiques célèbres : « … un réservoir initial où puiser les sensations et déclencher le ressort de l’exotisme, du pittoresque. Un certain nombre de conditions économiques précises doivent ensuite être réunies. Il faut un arrière-pays agricole, aux cultures typiques et abondantes ; un marché structurant, capable de soutenir le décollage d’activités ciblées ; au moins une ville commerçante de transit […] ; des moyens de transport rapides et désenclavés ». Il vous faudra aussi un certain nombre de personnes, de manière organisée ou individuellement, qui doivent encourager cette patrimonialisation et créer une synergie sans lesquels rien ne bouge. «…Résidents, visiteurs, producteurs, professionnels du tourisme, journalistes, associations, monde politique, etc. […] Enfin, se rassemblent, dans un dernier temps, les indicateurs qui confortent ou créent l’image d’une gastronomie : l’appui de l’État pour obtenir des AOC, les festivals ou routes qui transmettent un contenu au grand public et l’attirent dans un réseau de qualité, les labels dont le plus convoité est, de nos jours, celui du patrimoine mondial, garant d’un succès durable. Dans bien des cas, le rôle des diasporas est essentiel dans la construction de ces édifices identitaires et émotionnels que sont les patrimoines immatériels ». [11]

Enfin, Olivier Assouly nous rappelle que le carburant de la machine à patrimonialiser est paradoxalement la nostalgie d’un passé fantasmé construit en opposition symbolique avec la modernité :  « La référence à un passé, plus imaginaire que réel et instantanément pétrifié, traduit le refus d’une évolution historique pourtant essentielle à l’irruption du motif de la nostalgie. Admettre une histoire, c’est en appeler d’autres, dépourvues à leur tour de pureté originaire et exposées à la facticité des mutations à venir. Faire table rase du réel en se situant en marge du temps, c’est nourrir le rêve d’une perfection préalable à la chute et à la disgrâce industrielles ». [12]

Notes de bas de page

[1] François Ascher, Le mangeur hypermoderne, Odile Jacob, Paris, 2005. p.119

[2] Jacinthe Bessière (dir.), Innovation et patrimoine alimentaire en espace rural, Éditions Quae, Nancy, 2012. p.15

[3] Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), L’assiette du touriste : le goût de l’authentique, P.U. de Rennes & P.U. François Rabelais, Rennes, 2013. p.140

[4] Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), p.157

[5] Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), p.160

[6] Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), p.329

[7] Pascal Ory, Le Discours gastronomique français, Gallimard, Paris, 1998, p.78

[8] Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), p.293

[9] François Ascher, Le mangeur hypermoderne, Odile Jacob, Paris, 2005. p.116

[10] Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), p.331

[11] Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), p.334

[12] Olivier Assouly, Les nourritures nostalgiques : essai sur le mythe du terroir, Actes sud, 2004. p.125

Bibliographie

∴ Jacinthe Bessière (dir.), Innovation et patrimoine alimentaire en espace rural, Éditions Quae, Nancy, 2012.
∴ Olivier Assouly, Les nourritures nostalgiques : essai sur le mythe du terroir, Actes sud, 2004.
∴ François Ascher, Le mangeur hypermoderne, Odile Jacob, Paris, 2005.
∴ Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), L’assiette du touriste : le goût de l’authentique, P.U. de Rennes & P.U. François Rabelais, Rennes, 2013.
∴ Pascal Ory, Le Discours gastronomique français, Gallimard, Paris, 1998.
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http://tenzo.fr/articles/les-recettes-de-la-patrimonialisation-pourquoi-accorde-t-on-plus-de-valeurs-a-certains-produits/feed/ 1
À LA LOUPE – José Falce – La bière, une histoire de femmes http://tenzo.fr/a-la-loupe/a-la-loupe-jose-falce-la-biere-une-histoire-de-femmes/ Wed, 23 Mar 2016 10:25:05 +0000 http://tenzo.fr/?p=1839 9782343052540
Titre : La Bière Sous-titre : Une histoire de femmes Auteur : José Falce Maison d'édition : L'Harmattan Année de parution : 2015
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portrait
José FALCE est professeur de service et commercialisation au lycée Marguerite Yourcenar de Beuvry (Pas-de-Calais). Il a décidé pendant un an de reprendre ses études, et de suivre les cours du master « Histoire et cultures de l’alimentation », à l’université François Rabelais de Tours. C’est sa passion pour la bière (brasseur amateur, fourquet d’argent à deux reprises lors du concours 2007 et 2010, organisé par le Musée Français de la bière de Saint-Nicolas-de-Port), qui l’a naturellement poussé à faire ces recherches et à rencontrer des passionnés à travers tout le grand est de la France.

La bière – Une histoire de femmes – José Falce

 

23 MARS 2016 | PAR SOPHIE RAOBEHARILALA

 

Les éditions de L’Harmattan nous propose de lire un travail de recherche passionnant sur les liens entre la femme et la bière, travail établi par José Falce dans le cadre du Master en histoire et cultures de l’alimentation.
 
José Falce retrace le rôle de la femme dans la production et la promotion de la bière en France. Tour à tour au centre des affiches publicitaires, représentant aussi bien les différentes classes sociales que les idéaux féminins au fil de l’Histoire (mère de famille, pin-up, femme émancipée etc…), la femme devient une marque à part entière aux yeux des brasseurs.
 
L’auteur souligne donc les différentes facettes du rôle de la femme en tant qu’objet publicitaire, symbole identitaire, travailleuse transmettant le savoir-faire français.

Quatrième de couverture

Cet ouvrage présente les recherches effectuées dans le cadre d’un mémoire portant sur la bière et les femmes. Un lien entre la femme et la bière s’était tissé dès l’Antiquité, mais c’est au moment de la révolution industrielle, quand les brasseurs ont débuté le brassage de la bière industrielle, que ce lien s’est renforcé.
Le sujet traite de la place de la femme dans la publicité, les marques de fabrique des grandes brasseries Karcher, La Comète et La Semeuse, et les marques de bière comme La Divette, ou La Belle Siska. L’image de la femme sera aussi utilisée comme porteur de messages forts : la mère nourricière avec les bières hygiéniques, nourrissantes et
dynamisantes, la figure patriotique qui fait de la bière une valeur sûre qui résiste au temps, ou encore l’image de la femme tentatrice, qui propose une boisson qui procure du plaisir. La dernière partie de l’ouvrage s’interrogera sur la femme, et les lieux de consommation et de distribution de la bière industrielle.
Les recherches couvrent cent ans d’histoire de France et de la bière (1880-1980), et s’appuient sur plus de 400 références (revues, livres objets d’archives…).

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À LA LOUPE – André Castelot – L’histoire à table http://tenzo.fr/a-la-loupe/a-la-loupe-andre-castelot-lhistoire-a-table/ Tue, 23 Feb 2016 09:00:36 +0000 http://tenzo.fr/?p=1728 andrécastelot
Titre : L'histoire à table Sous-titre : si la cuisine m'était contée Auteur : André Castelot Maison d'édition : Perrin Année de parution : 2015 (Première édition 1972, Plon)
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(1911-2004)
André Castelot français d’origine belge, était un journaliste et écrivain passionné d’Histoire officier de la Légion d’honneur, commandeur de l’ordre national du Mérite et de l’ordre de Léopold de Belgique. Il prônait la vulgarisation de cette discipline et sa passion lui fit recevoir en 1984, le Grand Prix d’Histoire de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.

 

Directeur et fondateur en 1947 de la collection     « Présence de l’Histoire », André Castelot qui se voyait comme       « homme de lettres et journaliste depuis 1935 », a collaboré à de nombreux quotidiens et périodiques.
Auteur de nombreuses publications sur les grands noms de l’Histoire, il créa avec Alain Decaux en 1951 jusqu’à 1997 l’émission à succès « La Tribune de l’Histoire » sur France Inter. La télévision vit également ce duo proposer de 1956 à 1966, la série Énigmes puis La caméra explore le temps.

L’histoire à table. Si la cuisine m’était contée – André Castelot

24 FÉVRIER 2016 | PAR SOPHIE RAOBEHARILALA

 

André Castelot nous propose un dictionnaire gastronomique rassemblant des morceaux choisis de la cuisine et de l’histoire à travers les siècles. On y retrouve l’origine d’ingrédients ainsi que des suggestions de préparation, l’histoire de plats populaires, des portraits et anecdotes de chefs mais également de grands noms fins gastronomes. Un ouvrage tout aussi enrichissant qu’il est divertissant et une excellente introduction à l’histoire de l’alimentation.

 
Extraits :
 
 

Bacon
Ce mot ne nous vient pas de l’Angleterre contrairement à ce que vous pourriez croire. Le bacon est un vieux mot français qui, au Moyen Age, signifiait lard. On ne devrait donc pas le prononcer bekun ! Signalons encore que le mot est parti vers l’Allemagne et est devenu bakko – jambon – en vieil allemand.
Au Moyen Age, la dîme du bacon constituait la principale dotation de certaines églises ou abbayes. Le repas baconique des chanoines de Notre-Dame avait lieu chaque année, à l’occasion de la perception des redevances qui leur étaient dues. Autre réjouissance du même ordre, et au même endroit : la Foire aux jambons.

 

Pièces montées
Elles furent la gloire des tables d’autrefois, plaisir de la vue autant que du goût. Les sujets à la mode étaient les paysages, châlets en nougatine accrochés à des rochers de meringue, ou allégories comme chez Chibouts et Frascati, cornes d’abondance en nougat remplies de fruits. Puis on en vint aux thèmes historiques ou anecdotiques, le passage du Grand-Saint-Bernard, rapporte J.Robiquet, ou encore le glorieux épisode, en réduction et en sucre, du pont de Lodi. En 1781 déjà, un Irlandais, sir Icher Irvin, avait donné à Dublin une fête extraordinaire, dont l’attraction principale fut le dessert, la plus martiale des pièces montées, qui représentait la forteresse de Gibraltar investie par les troupes espagnoles. « C’était, raconte Wraxhal, une copie fidèle de ce roc célèbre avec les ouvrages, les batteries et l’artillerie des assiégeants qui jetaient des balles de sucre contre les murailles. La dépense de cette pièce magnifique ne se monta pas à moins de trente-trois mille sept cents livres. »
Dame Tartine, elle aussi, a des murs de nougatine autour de son palais de beurre frais et peut-être la vieille chanson s’inspire-t-elle de nos anciennes traditions pâtissières.
Le plus grand spécialiste en pièces montées fut assurément Carême (voir ce nom) dont la vocation fut précoce.
Parmi les très nombreuses pièces montées qui ont jalonné la carrière du pâtissier, citons : La hapre, ornée d’une couronne de sucre filé, avec des cordes également en sucre, couronne de laurier en biscuit vert, des fleurs et des pommes de pin en sucre rose ou d’or, et trois socles de pâte d’office, comportant des choux glacés, des tartelette d’abricot, des gâteaux renversés, glacés au four : une lyre enlacée des emblèmes de l’amour ; une mappemonde en sucre filé qu’on servit à Mortefontaine au moment du mariage de Marie-Louise; des pavillons chinois, des cabinets vénitiens, des belvédères égyptiens; enfin des ruines celles de Palmyre ou d’Athènes, genre très à la mode. Carême conseille pour ce « genre rustique » une mousse « qui est de bel effet pour orner les ruines, rochers, chaumières, grottes », faite d’une pâte d’amandes colorée de vert, « vert tendre ou vert plus foncé et un peu mollette passée par la pression d’une spatule à travers un tamis de crin gros ».
Des casques encore, comme le casque français qu’à l’Élysée-Bourbon « une dame de la cour posa sur la tête d’un général », ou le casque romain. Carême en fit un mémorable en l’honneur de Talma qui jouait alors le rôle d’Achille dans Iphigénie. La crinière était en sucre rose, et sur chaque feuille de la couronne de laurier était gravé un vers rappelant les rôles de Talma.
Terminons avec la célèbre pièce montée qui clôt le repas de mariage des Bovary : « A la base, d’abord, c’était un carré de carton bleu figurant un temple, avec portiques, colonnades et statuettes de stuc tout autour, dans des niches constellées d’étoiles en papier doré ; puis se tenait, au second étage, un donjon en gâteau de Savoie, quartiers d’orange, et enfin, sur la plate-forme supérieure, qui était une prairie verte où il avait des rochers avec des lacs de confiture et des bateaux en écale de noisettes on voyait un petit Amour se balançant à une escarpolette de chocolat, dont les deux poteaux étaient terminés par deux boutons de roses naturelles, en guise de boule au sommet. » On voit que Flaubert rivalise d’imagination avec les grands pâtissiers du XVIIIe siècle.

Quatrième de couverture

« De A (abricot, absinthe, ail, andouillettes, armagnac, asperges, avocat) à Z (Zewelewai, Zola), André Castelot nous convie à un voyage à travers les siècles d’une érudition joyeuse, dans lequel il raconte tour à tour les aliments, les ingrédients, les ustensiles, les chefs et gastronomes célèbres, les rois et reines à table, les établissements et métiers de bouche, l’origine et l’évolution des repas, les mets courants et légendaires, les vins et boissons, les fromages, les cuisines par pays; enfin, les expressions (« boire un coup ») et les coutumes qui sont autant de rites à la gloire de l’exception française par excellence : la gastronomie. »

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La construction d’un patrimoine alimentaire: l’exemple tourangeau – par Nicolas Raduget http://tenzo.fr/articles/1636/ Fri, 12 Feb 2016 23:20:37 +0000 http://tenzo.fr/?p=1636
Comment, dans un département qui n’a pas d’identité alimentaire aussi marquée que d’autres en France, avec des plats emblématiques que la choucroute ou la bouillabaisse, s’est-on attaché depuis la fin du XIXe siècle à reconnaître et diffuser les productions locales ? Quels sont les acteurs impliqués et les stratégies employées qui ont abouti à la promotion actuelle ? La problématique ainsi posée, il s’agit en filigrane de voir comment, de la fin du XIXe siècle à la fin du suivant, le patrimoine alimentaire de la Touraine se construit.
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Nicolas Raduget
Berrichon d’origine, Nicolas Raduget est docteur en histoire contemporaine. Ses études à l’Université François-Rabelais l’ont d’abord mené jusqu’à un master d’histoire politique sur l’influence et l’action de l’ancien député-maire de Tours, Camille Chautemps. Son goût pour l’archive et les bibliothèques l’a ensuite incité à s’engager dans une thèse CIFRE avec le Conseil général d’Indre-et-Loire, visant à étudier les conditions de l’émergence du patrimoine alimentaire de la Touraine. Désormais chercheur indépendant (qui répond aux mails assez vite), il est par ailleurs rédacteur en chef adjoint d’un site associatif consacré à la bande dessinée.

La construction d’un patrimoine alimentaire: l’exemple tourangeau

14 FÉVRIER 2016 | PAR NICOLAS RADUGET

En soutenant récemment une thèse sur les acteurs et les voies de la mise en valeur du patrimoine alimentaire de la Touraine des années 1880 à 1990, sous la direction du professeur Jean-Pierre Williot, à l’université François-Rabelais, j’avais la lourde tâche de résumer brièvement cinq ans de lectures et de dépouillements. Tenzo m’offre aimablement la possibilité d’en faire de même, qui plus est le jour de la Saint-Valentin, histoire de symboliser la relation fusionnelle du jeune chercheur avec son sujet d’étude !

Le patrimoine alimentaire implique des produits, bruts ou transformés, des pratiques et un savoir-faire qui leur sont liés, et qui constituent un héritage culturel. C’est ce que l’on peut écrire en essayant de résumer la pensée de Jacinthe Bessière et Laurence Tibère, qui ont défini plus longuement ce concept complexe.[1] Aujourd’hui, à l’heure du tout patrimoine, la notion s’est considérablement développée, ce qui n’était pas le cas à la fin du XIXe siècle. Pour autant, l’absence du terme ne signifie pas l’absence de l’idée, ce qui justifie à mon sens l’emploi de l’expression dans ce travail. En effet, l’essor des cuisines régionales a progressivement érigé les spécialités locales en éléments remarquables de la nation. Les produits qui, sous l’Ancien Régime, servaient à asseoir la notoriété de certaines villes – Philippe Meyzie l’a montré avec sa thèse sur le Sud-Ouest aquitain[2]–, franchissent un nouveau cap. On parle en effet au début du XIXe siècle d’une « monumentalisation » de la spécialité alimentaire, qui place l’aliment sur la même marche qu’un château ou une cathédrale. L’Almanach des Gourmands de Grimod de la Reynière a en cela été surnommé le « Guide Grimod » par Pascal Ory puis Julia Csergo[3]. La question d’un processus patrimonial apparaît dès lors tout au long de l’époque contemporaine, chaque région incluant sa gastronomie dans les caractéristiques importantes de son identité.

La spécificité d’un espace, la Touraine

Le choix de la Touraine comme entité géographique est dû au fait que, depuis la Renaissance, la contrée est surnommée le « jardin de la France », héritage de la présence royale en Touraine qui en fait une terre fertile vantée pour ses fruits et légumes. En outre, actuellement, l’hédonisme gastronomique tourangeau fait la part belle, en dehors des vins, produits les plus connus, à la charcuterie (rillettes, rillons), aux volailles aux couleurs contrastées (géline noire, oie blanche), au fromage de Sainte-Maure-de-Touraine ainsi qu’aux douceurs sucrées comme la poire tapée et le macaron de Cormery. Dès lors, la question de l’appropriation de ces produits par les acteurs locaux était stimulante.

Source: DELAMARE DE MONCHAUX (Comte), Toutes les poules et leurs variétés : description, standard, points, élevage, Paris, Amat, 1924.

Source: DELAMARE DE MONCHAUX (Comte), Toutes les poules et leurs variétés : description, standard, points, élevage, Paris, Amat, 1924.

Comment, dans un département qui n’a pas d’identité alimentaire aussi marquée que d’autres en France, avec des plats emblématiques que la choucroute ou la bouillabaisse, s’est-on attaché depuis la fin du XIXe siècle à reconnaître et diffuser les productions locales ? Quels sont les acteurs impliqués et les stratégies employées qui ont abouti à la promotion actuelle ? La problématique ainsi posée, il s’agit en filigrane de voir comment, de la fin du XIXe siècle à la fin du suivant, le patrimoine alimentaire de la Touraine se construit.

Une mise en patrimoine progressive

Une première période, s’échelonnant des années 1880 à la Grande Guerre, permet à la Touraine alimentaire de s’affirmer. La mise en lumière nationale permise par les Expositions universelles et incarnée par Paris déteint sur la province qui, elle aussi, cherche à s’exprimer avec faste. L’Exposition Nationale de 1892 marque la grande entrée de Tours dans cette valorisation contemporaine. La réputation de « jardin de la France » sert de moteur aux efforts locaux. Le jeu des récompenses, encourageant le mérite et le progrès, fait de l’événement un grand moment républicain, salué par le ministre en visite.

En complément de l’aspect politique, les conséquences économiques de la révolution industrielle engendrent un développement agricole et commercial au tournant du siècle. Le syndicalisme se développe en Touraine comme ailleurs. Les secteurs des vins ou des produits laitiers se structurent progressivement. Sous la conduite d’ingénieurs agronomes, comme le directeur des services agricoles, Jean-Baptiste Martin, un enseignement républicain très scolaire est prodigué aux cultivateurs pour qu’ils soignent leur travail. La fraude est combattue et la sauvegarde de certaines productions locales, comme le pruneau, est déjà en question. D’autres débouchés sont alors recherchés. Martin prend par exemple la direction du Club avicole de la Touraine à sa création, en 1909, et peuple les basses-cours d’une poule noire, la géline de Touraine. Elle symbolise la volonté locale d’innover pour mettre en valeur le territoire.

Folklore, régionalisme et promotion touristique

La perspective touristique nouvelle, plus ample, amène aussi au tournant du vingtième siècle certaines denrées de production domestique, comme les rillettes et le fromage de chèvre, à devenir des spécialités en tant que telles. Les cartes postales s’en emparent. Des jeunes filles en tenue typique sont immortalisées un pot de rillettes à la main, ou un panier garni des légumes du « jardin de la France ». Elles dégustent également les vins du cru qui occupent majoritairement l’espace promotionnel. Les spécialités alimentaires participent d’une mise en scène folklorique.

Source : AM Tours, 11Fi17-2882.

Source : AM Tours, 11Fi17-2882.


Source : AM Tours, 11Fi17-2904.

Source : AM Tours, 11Fi17-2904.

Intégrant les produits alimentaires parmi les richesses locales, le régionalisme, à son apogée entre les deux guerres, joue un rôle clé dans la création patrimoniale. Une date importante est le lancement, en 1921, de la Grande semaine de Tours par Camille Chautemps, qui cherche à faire de sa ville une capitale agricole et administrative, influente sur une large région « Centre Ouest ». Parallèlement à cela, la Touraine suit le développement alimentaire national. Les terroirs viticoles s’affirment un peu plus avec l’aboutissement de la démarche d’appellation d’origine. L’aviculture locale connait son moment de gloire, et avec elle la Géline de Touraine, qui rivalise avec les volailles de Bresse. Enfin, les premières marques de camembert de Touraine et de Sainte-Maure accompagnent dans les années trente, la progression de la fédération des coopératives laitières, qui part à la conquête de nouveaux marchés, toujours sous la houlette de Jean-Baptiste Martin.

Politique et économique, le régionalisme est enfin culturel, bon nombre de passionnés vantant les mérites d’une gastronomie tourangelle à travers la littérature. Aux côtés des écrits touristiques de Curnonsky ou de Marcel Rouff, pour qui la Touraine n’est qu’une simple étape du tour de France, des romanciers ou des médecins écrivent leur amour de la contrée, en insistant sur la bonne chère. Les bienfaits du pruneau sont célébrés, de même que la consommation du Vouvray et des autres crus locaux, avec la bénédiction des médecins amis du vin. Les éditions tourangelles Arrault jouent un grand rôle en se spécialisant dans les publications de ce type.

Source : SOPHOS, O, Les nobles vins de la Touraine, Tours, Arrault, 1937.

Source : SOPHOS, O, Les nobles vins de la Touraine, Tours, Arrault, 1937.

Pourtant, malgré les efforts de ces acteurs variés, certains produits, tels la poire tapée et le pruneau, ne résistent pas aux évolutions économiques et, faute de main d’œuvre, notamment, disparaissent. Le « jardin de la France » ne survit que dans les textes et dans l’imaginaire entretenu par le tourisme.

De la valorisation du territoire à la mode du local

L’entrée dans le second vingtième siècle inaugure enfin ce que nous avons appelé l’étrange cohabitation entre le productivisme et la valorisation locale. L’ère Jean Royer à la mairie de Tours s’ouvre en 1959, sur une période d’expansion au cœur des « Trente Glorieuses ». Les foires sont repensées, et la valorisation du terroir est alors en retrait au profit du seul territoire, désireux d’être une terre de congrès et d’accueil pour les industries. Les châteaux ont toujours la primeur s’agissant du tourisme mais les Anglais, notamment, sont des cibles privilégiés pour la diffusion des vins de Touraine. Le prince Charles a récemment montré, en recevant à Paris le prix François Rabelais, que la réputation des vins de Chinon et de Saint-Nicolas-de-Bourgueil n’a pas échappé aux plus hautes instances du Royaume. Un autre Charles, Barrier, qui obtient une troisième étoile Michelin en 1968, incarne la qualité de la restauration locale.

Subsiste également à cette période une forme de régionalisme teinté de folklore qu’illustrent la société d’originaires « la Touraine à Paris », et les confréries. Ces mouvements contribuent à entretenir un esprit humaniste et gourmand au « jardin de la France ». Ce n’est pas sans importance car c’est cette image, véhiculée par le tourisme, qui prime au moment où la standardisation est remise en cause. Lors des crises des années 1970, le local, de nouveau à la mode, a des effets rassurants. Les vins et le fromage incarnent le « terroir ». La décennie suivante les intègre à la démarche patrimoniale qui entame sa généralisation.

Programme de la Foire agricole de 1979. Source : AM Tours, 3F, Boîte 150, Foire agricole de l’Ouest européen 1979, Programme officiel.

Source : AM Tours, 3F, Boîte 150, Foire agricole de l’Ouest européen 1979, Programme officiel.

Conscients que la Touraine « était » riche d’autres produits, des passionnés dépoussièrent les spécialités oubliées. La géline de Touraine et la poire tapée redeviennent soudainement importantes, l’association des « Croqueurs de pommes » s’intéresse aux anciennes variétés de fruits, et sous le contrôle du directeur du laboratoire d’analyses, Jacques Puisais, on recherche le caractère originel des rillettes. Avant que les pouvoirs publics ne prennent, parfois, le relais, les relances d’anciennes spécialités semblent d’abord être le fruit d’un travail de consommateurs, de passionnés. La presse, à travers l’exemple du Magazine de la Touraine, contribue aussi à valoriser les richesses et à leur donner de l’importance.

Intérêts de la recherche et suggestions

Dès lors que le sujet renvoie à l’histoire économique, politique et culturelle, il faut veiller à la sélection des sources, pragmatique, qui sollicite « le talent du chercheur ».[4] La documentation trop importante – osons le néologisme et appelons ça la « dodumentation » en histoire de l’alimentation – peut avoir des effets contreproductifs. Sans revenir sur les sources classiques qui sont détaillées dans la thèse, disons un mot du recours à la littérature qui est une piste toujours intéressante. Les romans donnent un point de vue, renvoient une certaine image, différente de ce que l’on peut trouver ailleurs. Les œuvres de Maurice Bedel ou de René Boylesve témoignent par exemple qu’il existe un club des amoureux de la gastronomie tourangelle, désireux de la faire connaitre. Avant eux, Balzac renseignait sur les premières consommations urbaines des rillettes. Si Rabelais reste la référence ultime, son image étant associée jusqu’à une marque de biscottes, d’autres auteurs lui ont emboîté le pas à l’époque contemporaine. Les folkloristes, de Jacques-Marie Rougé à « la Ligouère de Touraine », formation musicale, ont joué leur rôle également. Le premier est encore cité comme référence dès lors qu’il s’agit d’évoquer les « traditions » locales. C’était aussi l’une des raisons d’être de cette thèse que de compléter l’apport des travaux d’érudits, dont la seule occurrence posait parfois problème au monde académique.

Le volet touristique de notre étude permet aussi de confirmer que l’influence extérieure dans la construction des cultures alimentaires est indéniable. La cuisine tourangelle, comme celle des autres régions, est en réalité une cuisine de représentations, stéréotypée, entretenue par les publications touristiques parisiennes et la littérature régionaliste. L’imaginaire et le regard extérieur sont au cœur de la construction patrimoniale.

Une autre observation doit être faite quant à la place de l’Indre-et-Loire dans la promotion nationale, pour tenter d’expliquer pourquoi le département reste relativement en retrait par rapport à d’autres… comme s’il baignait dans son propre cliché de la douceur de vivre et de l’insouciance. Les faits le montrent, les Tourangeaux ont plus souvent été dans la réaction que dans l’action. D’emblée, le « jardin de la France » se construit pourtant une réputation qui, au regard des discours, est peu modeste. Il a pour objectif ambitieux d’accueillir la première foire agricole française à l’époque de Chautemps, puis d’incarner « l’Ouest européen » sous l’ère Royer. À chaque fois, ses aspirations sont cependant contrariées, de la même manière que le titre de capitale de région, longtemps convoité, lui échappe au profit d’Orléans. C’est une preuve que la réputation ne fait pas tout.

La discipline historique, rendant compte de plusieurs césures, et confirmant le caractère évolutif du patrimoine alimentaire, permet d’avoir un regard différent ou complémentaire des principaux travaux sur cette question, qui émanent d’anthropologues et de sociologues.[5] S’ils encouragent avec bonheur l’interdisciplinarité, ils s’inscrivent dans le temps présent, pas forcément délimité, ce qui pose problème à l’historien dès lors qu’il cherche à comparer ses résultats. On ne peut donc qu’encourager les investigations historiques sur d’autres régions, cette thèse cherchant déjà à s’inscrire dans la lignée des chercheurs qui ont pris en compte cette dimension dans leurs travaux. C’est le cas par exemple de l’anthropologue Gilles Laferté pour la Bourgogne et de Claire Delfosse, en géographie, pour le fromage et le patrimoine de Rhône-Alpes.

Espérons pour finir que cette thèse puisse, au-delà de son apport scientifique, faire naître une action de valorisation locale pour certains produits, de même que les inventaires du patrimoine culinaire de la France se destinaient en partie à cela. C’est toute la question que de savoir si une étude universitaire objective sur la mise en valeur d’un patrimoine peut servir à sa valorisation effective. Les futurs projets de la collectivité locale ou de l’association Tours Cité internationale de la gastronomie y répondront sans doute.

Bibliographie

∴ ANDRIEUX, Jean-Yves, et HARISMENDY, Patrick (dir.), L’assiette du touriste. Le goût de l’authentique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2013.
∴ BÉRARD, Laurence, MARCHENAY, Philippe, HYMAN, Mary et Philip, et BIENASSIS, Loïc (dir.), L’Inventaire du patrimoine culinaire de la France : produits du terroir et recettes traditionnelles, Région Centre, Paris, Albin Michel, 2012.
∴ CAMPANINI, Antonella, SCHOLLIERS, Peter, et WILLIOT, Jean-Pierre (dir.), Manger en Europe : patrimoines, échanges, identités, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2011.
∴ HACHE-BISSETTE, Françoise, et SAILLARD, Denis (dir.), Gastronomie et identité culturelle française : Discours et représentations (XIXe-XXIe siècles), Paris, Nouveau Monde, 2007.
∴ MARACHE, Corinne, et MEYZIE, Philippe (dir.), Les produits de terroir. L’empreinte de la ville, Rennes, Presses universitaires de Rennes, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2015.
∴ THIESSE, Anne-Marie, Ils apprenaient la France : L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1997.
Pour consulter la thèse en intégralité:
RADUGET, Nicolas, Les acteurs et les voies de la mise en valeur du patrimoine alimentaire de la Touraine des années 1880 à 1990, thèse de doctorat d’Histoire (direction Jean-Pierre Williot), Université de Tours, 2015. [consultable en ligne sur theses.fr].

Notes de bas de page

[1] BESSIÈRE, Jacinthe, et TIBÈRE, Laurence, « Innovation et patrimoine alimentaire en Midi-Pyrénées », Anthropology of food [http://aof.revues.org/6759], n° 8, 2011.

[2] MEYZIE, Philippe, Culture alimentaire et société dans le Sud-Ouest aquitain du XVIIIe au milieu du XIXe siècle : goûts, manières de table et gastronomie, l’émergence d’une identité régionale, thèse de doctorat d’Histoire (direction Josette Pontet), Université de Bordeaux 3, 2005.

[3] ORY, Pascal, « La gastronomie », in NORA, Pierre (dir.), Les lieux de mémoire, tome 3, Paris, Gallimard, 1997, p. 3752 ; CSERGO, Julia, « La gastronomie dans les guides de voyage : de la richesse industrielle au patrimoine culturel, France XIXe-début XXe siècle », In Situ [http://insitu.revues.org/722], n° 15, 2011, p. 3.

[4] MARROU, Henri-Irénée, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1975 [1954], p. 69.
[5] Voir notamment BESSIÈRE, Jacinthe, Valorisation du patrimoine gastronomique et dynamiques de développement territorial : le haut plateau de l’Aubrac, le pays de Roquefort et le Périgord noir, Paris, L’Harmattan, 2001 ; BÉTRY, Nathalie, La Patrimonialisation des fêtes, des foires et des marchés classés « sites remarquables du goût » ou la mise en valeur des territoires par les productions locales, thèse de doctorat de Sociologie et Anthropologie (direction Jean-Baptiste Martin), Université de Lyon 2, 2003 ; FAURE, Muriel, Du produit agricole à l’objet culturel. Les processus de patrimonialisation des productions fromagères dans les Alpes du Nord, thèse de doctorat de Sociologie et Anthropologie (direction Jean-Baptiste Martin), Université de Lyon 2, 2000.

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La salle à manger : miroir de la société http://tenzo.fr/articles/la-salle-a-manger-miroir-de-la-societe/ Sun, 07 Feb 2016 09:00:04 +0000 http://tenzo.fr/?p=1613
Lorsqu'un espace d'intérieur traduit une évolution historique et sociale de la société française.
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La salle à manger : miroir de la société

07 FÉVRIER 2016 | PAR SOPHIE RAOBEHARILALA

 

Le XXe siècle est une période charnière dans lʼévolution de l’espace de la salle à manger, plus particulièrement du début du siècle jusquʼà la Seconde Guerre mondiale. Influencés par lʼimportance des convenances, associée à une volonté dʼexprimer une liberté et une légèreté au sortir de la Première Guerre mondiale, les arts de la table et les créations en matière de décoration dʼintérieur prirent un tournant créatif avec lʼessor des innovations techniques et industrielles, formant ainsi le style Art déco aux allures rectilignes et aériennes, style dépouillé de toutes fioritures.

 

Émancipation de la femme: innovations dans la salle à manger

Le XIXe siècle conserva l’importance de la salle à manger, conjuguant confort et cérémonial.
L’impact de la Première Guerre mondiale fut tel que celle-ci se confondit dans d’autres pièces au fil du XXe siècle. Les années 1920 marquent le déclin de la domesticité dans les foyers; la maîtresse de maison se voit accorder davantage de tâches, étant à la réception et au service. Ces phénomènes s’expliquent par la réduction de l’espace habitable dans les constructions nouvelles due à un climat économique difficile d’une part, mais également par le bouleversement social observé durant la Belle Époque chez les femmes, leur statut ayant temporairement évolué après la courte reconnaissance de leur rôle durant la guerre.

Les années 30 modifient à nouveau la conception de l’espace. Les femmes étant de retour dans leurs intérieurs et les États-Unis étant devenus une référence en matière de style de vie, le mot d’ordre des architectes et créateurs de mobilier est “ gain de place et de temps ”. Cette conception de l’espace intérieur sera développée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

 

1919 – 1925: un mélange entre tradition et modernité

A la fin de la Première Guerre mondiale, DSC09511les Français traversent une période de constat, faisant face aux pertes humaines et matérielles engendrées par les combats. Avec 1 350 000 soldats morts au combat et 2 800 000 blessés dont 600 000 invalides, la population avait significativement diminuée malgré le gain de l’Alsace-Lorraine et une génération se retrouvait brisée par le conflit. Le traumatisme de la guerre se dissimulait derrière la joie de la victoire de manière temporaire. En plus de ces pertes, les Français découvraient également la note élevée de la guerre. Face à cette situation, ils ont donc besoin de changer leur état d’esprit et de retrouver une joie de vivre.

Le visage de la France unie durant la guerre se divise en deux: d’un côté des épargnants se retrouvent ruinés par la révolution russe1 alors que de nouvelles fortunes bâties durant la guerre émergent de l’autre. Ces mêmes fortunes sont les personnages clés de la période dite “Années Folles”, creusant ainsi davantage la division de la société française tout en choquant l’opinion publique.

 

En 1919, le mobilier des Français traduit cette dichotomie sociétale. Quand les classes sociales aisées ont pu conserver, voire enrichir leur patrimoine mobilier, une partie de la France reste avec ses quelques biens sauvés. Les provinces dévastées sont meublées de façon sommaire: on y retrouve les éléments clés tel que la chaise, le banc, la table, le vaisselier, l’armoire, le lit et le poêle. L’espace d’habitation étant restreint, tout ceci se retrouve souvent installé sur deux pièces composant l’habitat: la pièce commune à la fois salle à manger et cuisine , et la chambre.

 

Attrait au style rural

William Morris:

le mobilier d’un ouvrier reste le même, qu’il soit à la campagne ou en ville. Le terme “rustique” qualifie “non seulement les objets dont on se sert à la campagne, mais des objets qu’emploient certaines gens simples de la ville.

Le mobilier rural est souvent composé de meubles datant d’époques différentes et de styles variés, du fait d’acquisitions par héritage. On retrouve en effet des intérieurs dépareillés, meublés avec les meubles dits de famille, comme le montre les peintures de Jean-Baptiste-Siméon Chardin dans ses scènes de genre parisiennes de la petite bourgeoisie du XVIIIe siècle.

 

Les débuts du meuble en série

Respect du goût de l’époque et imitation de style

Théodore Lambert proposa une salle commune de ferme composée de meubles en chêne teinté de brun et très peu décorés au pochoir, conçus en planche d’épaisseur courante avec un assemblage à vis de laiton pour en faciliter le montage: on y distingue une armoire, un vaisselier, un meuble à provision, une table robuste longue et rectangulaire ayant une planche inférieure pour poser les pieds, un banc et des chaises de cuisine à siège en placage perforé mais d’une forme étudiée pour le confort. Les meubles sont donc d’aspect rustique et raffiné, répondant aux besoins et respectant les habitudes traditionnelles des paysans des régions dévastées.

 

Créateurs mêlant design, praticité et coût

DSC09535Tony Selmersheim propose des meubles édités par les Galeries Lafayette, décorés par Le Bourgeois. La caractéristique principale de ses créations est la longévité du meuble, tant par la qualité mais également par son design se voulant simple et intemporel, évitant ainsi aux propriétaires des dépenses répétées afin d’éviter la désuétude du style. Selmersheim conçoit entre autres une salle à manger “bon marché” en chêne composée d’un buffet décoré de sculptures Le bourgeois et de longues cannelures, d’une table classique et de chaises pratiques avec un travail sur l’économie de bois.

 

Les grands magasins et l’État: un travail main dans la main?

Là où les artistes veulent créer la nouveauté et l’originalité à porter de tous, la critique soutient les industriels et les pouvoirs publics à coup d’arguments infondés (le prix d’un meuble de style moderne étant plus bas que celui d’un meuble de style original et même faux). Les grands magasins avaient donc le monopole de la création et de la vente, soutenu par l’État.

 

Maurice Dufrêne

Maurice Dufrêne: directeur des Ateliers de la Maîtrise aux Galeries Lafayette dès 1921. Dufrêne souligne un retour au calme et à l’ordre dans le design mobilier en réponse à la guerre suivie d’une période d’excès. Le peu de succès de la création moderne s’explique selon lui par l’incompréhension du public vis-à-vis de la démarche des quelques créateurs de meubles travaillant sur le mobilier à bas coûts non fabriqués en série.

 

L’alliance entre créateurs et industrie

 

Évolution de styles de produits proposés

Maurice Dufrêne souhaite donc montrer aux artistes et aux grands magasins l’intérêt d’une telle collaboration car si les salons et expositions sont créés pour mettre en avant leur art et savoir-faire, ceux-ci n’existent que ponctuellement tandis que les magasins accueillent environ 50 000 visiteurs par jour et ce durant toute l’année. Avec un tel outil de propagande, le mouvement moderne pourrait enfin exploser. Remon appuie également cette opinion dans le premier numéro du magazine d’Art Vivant2 en écrivant qu’il est

cependant possible de créer des modèles de prix abordables conservant une bonne exécution et une excellence de goût.

 

Nouveauté de l’espace salle à manger et redistribution des pièces dans les logements français

 

Photo0206La distribution des pièces a évolué depuis le XIXe siècle. En comparant les plans d’habitation et illustrations de salle à manger, on observe une nette réduction de l’espace alloué à chaque pièce, mais surtout la diminution du nombre de pièces. Influencés des États-Unis synonyme de modernité, on supprime la fonction unique de la pièce et on fond le salon, la salle à manger et le cabinet en une seule et même pièce appelée le living-room. On propose un espace d’habitation simplifiée puisque la vie domestique évolue également avec la diminution du personnel.

 

Il en va de même pour la salle à manger: sa dimension est réduite mais son mobilier également. On constate que la salle à manger de la période Art nouveau est composé d’un mobilier très travaillé, reprenant des formes organiques et végétales, exploitant le détail, contrairement à la salle à manger aux meubles sobres, ou encore la cuisine et living-room où la table sert aussi bien dans la cuisine que dans le living-room, le transformant en salle à manger.

 

Ces évolutions sont une réponse aux besoins de la société. Le développement d’un espace habitable fonctionnel, logique et pratique. On choisit des formes pures pour les meubles, qui eux suivront la discipline du plan d’habitation afin d’avoir une lecture simple et agréable. Les matériaux et design choisis ont un but esthétique mais pas seulement: ils améliorent le quotidien en simplifiant par exemple la rapidité du ménage, la suppression de détails décoratifs diminuant la quantité de poussière et le temps de ménage.

 

Influences d’Écosse et d’Autriche

 

On observe également une influence étrangère sur l’architecture et le style de vie avec la multiplication des formules studio et living-room, permettant de réunir plusieurs pièces en une seule. Deux solutions à la crise du logement que connaît la France. Les sources d’inspiration ne se limitent pas au passé d’un pays mais explorent les styles et techniques du monde. Les deux villes clés du mouvement sont Glasgow et Vienne, centres créateurs de mobilier et d’intérieur “protomodernes”. Glasgow est le centre d’intérêt des créateurs viennois: l’école de Glasgow entreprend de retravailler un style victorien trop chargé. Cette approche des arts décoratifs se répand jusqu’en Scandinavie où se développe une architecture d’intérieur aérienne et rectiligne.

 

Conclusion

Les priorités de la période de l’Entre-deux-guerres soulignent un retour vers une joie de vivre chez soi, le besoin de renouveau d’une part, de liberté de création après ces temps de guerre; mais elles montrent également que derrière le faste des styles de vie et la fuite vers la recherche de joie et de légèreté se cache un traumatisme profond.

 

La France se retrouve divisée en deux quant à sa reconstruction, l’une s’enfuyant vers un monde de nouveautés, l’autre observatrice, subissant les dégâts de la guerre.

Toutefois, cette période marque également le changement des mentalités: les Français étaient peu ouverts sur le monde alors que l’Art déco s’inspire de ses voisins européens et des États-Unis. Cette ouverture engendra un bouillon artistique ralliant toutes les forces dans les domaines artistiques entre tous les corps de métiers, afin de créer un élan uni qui pourra peut-être relancer le pays économiquement mais surtout moralement.

Bibliographie

 

∴ Bony A., Les années 20, vol.2, Paris, Éditions du regards, 1989

 

∴ Bouvet V., Paris: la Belle époque, les années folles, les années trente, Paris, éditions Place des Victoires, 2012.
 

∴ Loyer M., La chambre à coucher et la salle à manger du XVIe au XIXe siècle, collection de l’art ménager, Paris, 1933.

 

∴ Saëz E., Cafés, restaurants & salons de la Belle Époque à Paris, Éditions Ouest France, 2013.

Notes de bas de page

1. désigne l’ensemble des événements de 1917 en Russie, ayant contribué à un changement au pouvoir du tsarisme à un régime léniniste.

2. Remon, L’habitation d’aujourd’hui: la salle à manger, L’Art Vivant n°1, 15 février 1925, JP73, p13-17.

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