Thierry Marx et l’histoire du futurisme alimentaire.
15 octobre 2016 | PAR DAVID LAFLAMME
15 octobre 2016 | PAR DAVID LAFLAMME
Thierry Marx s’est récemment livré à un exercice de futurisme alimentaire pour le compte de Canal+ et Deliveroo. Nous sommes en 2050. Vous commandez un plat livré chez vous. Pensez-vous qu’une trentaine d’années suffiront à métamorphoser la commande à domicile ? Thierry Marx affirme que oui et il n’est pas le seul. Vice news a demandé à un « mixologue, un designer, un chef, un pro de la robotique et un critique gastronomique » de leur expliquer à quoi ressembleront les restaurants dans quelques années. En écoutant ces experts, on a rapidement l’impression que la production alimentaire deviendra une activité très technique, très sophistiquée : Imprimante 3D, biotechnologie moléculaire, entomophagie, végétalisme, nutrition individualisée, robots, empreinte écologique, etc.
A-t-on raison de croire en ces multiples transformations ? Notre alimentation a-t-elle fondamentalement changé ces 30 dernières années ? Et depuis deux siècles ? A-t-elle évolué aussi rapidement que certains l’avaient prévu ?
Pour répondre au défi démographique, déciderons-nous de cuisiner une plus grande tarte ? De mettre moins de couverts sur la table ou d’apprendre à tout le monde de meilleures manières de table ? Derrière ces trois propositions se cachent des courants philosophiques qui structurent le débat sur l’avenir de l’alimentation depuis plus de 200 ans.
Pour Warren Belasco, il faut retourner au philosophe et théoricien politique anglais William Godwin pour comprendre les origines de la vision égalitaire du futurisme alimentaire. Godwin affirme qu’au sein d’une société égalitaire basée sur des valeurs altruistes, la population trouverait nécessairement le moyen de se partager efficacement les ressources disponibles. Ainsi la redistribution des ressources serait la solution à préconiser pour espérer un avenir sans faim. [1]
Cette vision fut notamment reprise par les fouriéristes et nombres d’autres mouvements à tendance égalitaristes radicaux ou prônant simplement plus de justice sociale. De nos jours on pense notamment au Mouvement Colibri de Pierre Rabhi qui se présente ainsi : « Colibris dessine la société de demain […]. L’association place le changement personnel au cœur de sa raison d’être, convaincue que la transformation de la société est totalement subordonnée au changement humain ».
L’économiste et pasteur anglais Thomas Malthus (1766-1834), est à l’origine de l’une des compréhensions du futur alimentaire parmi les plus visibles et persistantes. Il écrit son Essay on the Principle of Population as It Affects the Future Improvement of Society (1798) en réponse à Godwin, mais aussi au mathématicien français Nicolas de Condorcet (1743-94).
La vision malthusienne de l’avenir de l’alimentation s’oppose à l’idée selon laquelle les progrès technologiques seraient suffisants pour soutenir la croissance démographique terrestre. La capacité de reproduction de l’espèce humaine serait donc toujours plus grande que sa capacité à produire des denrées alimentaires. Qui plus est, Malthus doutait qu’un modèle plus égalitaire permette aux Hommes de s’alimenter décemment. Il s’agit d’une doctrine prudente quant à la capacité de l’humanité à améliorer sa condition et qui préconise notamment la régulation des naissances combinée à la préservation des terres.
Un auteur comme Aldous Huxley met en avant dans A brave new world une vision du futur fortement inspirée du malthusianisme. Pour Huxley, là où une certaine rationalité est mise au profit de la sécurité, du confort et du bonheur, se retrouve sacrifié la vérité, l’égalité et la liberté. Ainsi, pour obtenir certaines choses, il faudrait savoir faire des choix difficiles. Parmi les penseurs malthusiens actuels, l’on compte notamment Paul R. Ehrlich, le fondateur de l’association Zero Population Growth et Lester Brown qui fait partie des inspirateurs du Grenelle de l’environnement. [2]
Warren Belasco identifie les origines de la vision cornucopienne chez Nicolas de Condorcet. Le Marquis ne voyait pas de limite à la créativité et l’ingéniosité humaine. Ainsi, la science et l’industrie arriveraient-elles toujours à faire plus et mieux. Les cornucopiens pensent généralement que l’agriculture traditionnelle pourra suffisamment s’améliorer et ainsi gagner le temps nécessaire avant l’arrivée de percées scientifiques ultramodernes qui sauveront notre modèle de croissance. Ce type de percées fait souvent référence à l’utilisation d’énergie nucléaire, d’algues, de planctons, de contrôle climatique, de plateformes océaniques, de ressources puisées dans l’espace, etc. [3]
Warren Belasco identifie trois sortes de cornucopiens, les classiques, les modernistes et les recombinants. La vision du futur des classiques est une continuation et un développement des progrès passés : « Un futur fait de choses plus grandes et meilleures rendu disponible via des expansions matérielles, quantitatives et souvent, impérialistes. Dans la vision classique le nouveau apparait naturellement à partir du vieux ». C’est une vision qui eut ses heures de gloire avant 1920. [4]
Au contraire l’approche moderniste, populaire entre 1920 et 1965, établit une cassure profonde avec le passé : « Elle se positionne sur une vision basée sur les technologies et les percées scientifiques les plus récentes et requiert le rejet de l’ancien ». [5]
Finalement, en vogue depuis 1965, la version recombinante de la vision cornucopienne se veut un mélange des deux visions précédentes. Warren Belasco emprunte l’expression recombinant au sociologue Todd Gitlin qui la définit dans son ouvrage sur l’industrie télévisuelle américaine Inside Prime Time (1983) comme étant cette capacité de satisfaire les attentes des téléspectateurs, à la recherche de nouveauté et de nostalgie : « […] l’inséparable pression économique et culturelle pour la nouveauté doit coexister avec une pression pour la constance ». [6]
À l’issue de son exercice de futurisme alimentaire, le chef du Mandarin Oriental nous propose notamment une recette intitulée Cocktail cryoconcentré de Red Globe en biomimétisme. Derrière ce nom qui laisse entendre que l’on aurait fait subir à un simili raisin le même traitement que l’Empire infligea à Han Solo se cache une recette utilisant des technologies de pointe, basée sur une certaine tradition de l’innovation alimentaire.
Notons que tous les aliments proposés par le chef sont fonctionnels, c’est-à-dire que leur consommation va au-delà de l’acte alimentaire en ajoutant une perspective se rapportant au monde des médicaments et des drogues. « Explosif, fun et dynamisant, ce cocktail a des effets biochimiques et physiologiques qui décuplent les performances cérébrales ».
L’historienne et spécialiste de la littérature féminine hâtive Jane Donawerth rapporte que les bouillons, les concoctions liquides, moussantes et les potions chimiques nourrissantes étaient des lieux communs de la science-fiction féminine des années 1920. Il s’agit d’une tradition du futurisme, alimentée ensuite par des dizaines de marques de substituts de repas à boire (qui existent depuis plus de quarante ans) ou encore par la mode des super smoothies.
Prenons une gorgée de café pour ses « […] effets biochimiques et physiologiques qui décuplent les performances cérébrales » et passons à une autre recette proposée par le chef spécialiste de la cuisine moléculaire : la Sardine en cube d’huile d’olive azotée.
« Composé d’une sardine finement découpée au laser, d’un carré de purée de pommes de terre cuite à la vapeur d’eau martienne pour une saveur cosmique, le tout est baigné dans une huile d’olive gélifiée instantanément par une pulvérisation d’azote. Frais et riche en nutriment, le cube d’huile d’olive azoté agira sur le moral et apportera un bien-être instantané lors de sa dégustation ».
Sans être chimiste, j’ai tendance à penser que la forme moléculaire de l’eau est la même, peu importe où elle est puisée, mais passons (corrigez-moi si je me trompe !). Concernant l’huile gélifiée qui sert à la fois d’emballage et d’ingrédient à la recette : « En 2050, il n’y aura plus de différence entre le contenant et le contenu. Les packagings seront comestibles, donc savoureux ». L’huile gélifiée agit ainsi comme le ferait la peau d’une pomme ! Déjà, à la fin des années 1960, la Nasa faisait manger à ses astronautes des repas concentrés, recouverts d’une couche de gélatine pour éviter que des miettes flottantes ne ruinent le précieux équipement. Thierry Marx a d’ailleurs lui-même proposé en 2015 des emballages comestibles au Centre National d’Études Spatiales français pour minimiser les déchets produits dans l’espace. [7]
Finalement, le chef doublement étoilé prend soin de proposer un Côtelette-oïde de blettes « composée de larges feuilles de blettes riches en protéines (qui dans le futur seront un parfait substitut à la viande) », ainsi qu’un Spag de criquets aux brisures d’or. Ces plats sont symptomatiques de la conscientisation de Thierry Marx aux enjeux écologiques liés à la production de viande et plus spécifiquement au gaspillage visible dans ce que les anglophones appels le ratio « feed to meat », c’est-à-dire le nombre de protéines végétales nécessaire pour produire une protéine animale. La prise de conscience de ce « gaspillage » de protéines remonte au moins au XIXe siècle. L’auteure Mary E. Bradley Lane écrit par exemple dans sa nouvelle utopienne Miroza (1890) que la viande synthétisée artificiellement est un moyen plus économique d’obtenir de la viande que d’engraisser des animaux. [8]
En guise de conclusion, disons que la vision que Thierry Marx a pour l’alimentation de 2050 suppose que les Terriens s’approprieront plusieurs technologies de pointe et les mettront au profit des enjeux nutritionnels et écologiques de notre époque. Comme c’est toujours le cas dans un exercice de futurisme, c’est une vision à l’image des préoccupations et des engagements de celui qui la porte. Elle répond à des préoccupations qui existent depuis longtemps, mais qui tardent à recevoir toute l’attention. Thierry Marx a-t-il raison de penser que les trente prochaines années suffiront à généraliser leur considération effective ? Seul l’avenir nous le dira !
[1] BELASCO, W., Meals to come. A history of the future of food, University of California Press, 2006, p.IX.
[2] BELASCO, W., Meals to come… p.126.
[3] BELASCO, W., Meals to come… p.73.
[4] BELASCO, W., Meals to come… p.150.
[5] Ibidem.
[6] BELASCO, W., Meals to come… p.220.
[8] BELASCO, W., Meals to come… p.231.
Vraiment intéressant, et fichtrement bien écrit !
ça m’a même donné un peu faim !