Les restaurants de Fred Harvey et la conquête de l’Ouest aux États-Unis.
29 MAI 2016 | PAR DAVID LAFLAMME
29 MAI 2016 | PAR DAVID LAFLAMME
La première ligne de chemin de fer transcontinentale à avoir été achevée aux États-Unis est la Union Pacific-Central Pacific. Cette route reliait Omaha à Sacramento. Elle fut achevée à Promontory Point en Utah en mai 1869. C’est aussi en 1869 que la Santa Fe Railroad Company (S.F.R.C) mis en service son premier segment de rail allant vers l’Ouest depuis Topeka. À la fin de l’année 1872, ce segment s’étirait jusqu’à la frontière de l’État du Colorado et en 1878, il atteignait Albuquerque au Nouveau-Mexique. [1]
À cette époque, la qualité de la nourriture disponible dans pratiquement tous les « restaurants » à l’ouest du Mississippi était particulièrement mauvaise. Le très faible niveau d’infrastructures rendait extrêmement difficiles la production, le transport et la conservation des denrées. Il était, par contre, communément admis qu’un endroit dans chaque ville se distinguait en servant des aliments encore pires qu’ailleurs, il s’agissait des gargotes de chemin de fer ! [2]
Même en prenant en compte que le chemin de fer réduisait le temps requis pour les déplacements, l’alimentation lors des voyages en train n’en restait pas moins un casse-tête pour les voyageurs. À chaque cent miles parcouru (161 km), les trains devaient s’arrêter une vingtaine de minutes dans des tank towns pour y remplir leurs réserves d’eau. [3] Des gargotes étaient donc aménagées dans certains de ces points d’arrêt. De manière générale, les compagnies de chemin de fer tentaient de s’impliquer le moins possible dans tout ce qui concernait l’alimentation des passagers considérant que ce « problème » n’était pas de leur ressort. Ils se contentaient le plus souvent, de louer des emplacements en gare à des entrepreneurs locaux. Or, dans la grande majorité des cas, ces entrepreneurs n’avaient ni les ingrédients, ni les compétences, ni l’équipement pour produire des repas de qualité. [4]
Le folklore américain regorge d’histoire de viande grise et mystérieuse ou d’aliments frits non identifiables consommés à l’occasion de voyages en train dans le Grand Ouest. On y parle aussi de prix exorbitants et de cohues générales dans des établissements souvent trop petits pour permettre à tous d’accéder durant la courte vingtaine de minutes d’arrêt à une pitance. [5]
C’est à cette époque que Fred Harvey rencontra Charles Morse, le surintendant de la S.F.R.C et Thomas Nickerson son président pour leur présenter sa vision de la restauration en gare. Harvey leur proposa de miser sur un service restauration en gare de qualité pour encourager les voyageurs à privilégier leur réseau ferré. Au printemps 1876, la S.F.R.C fermait le service de restauration de la gare de Topeka pour le rénover et le réaménager de fond en comble selon les critères de Fred Harvey. Le nouveau restaurant fut une réussite et Harvey se fit offrir la gestion d’un deuxième établissement à Florence au Kansas en 1878. [6] La S.F.R.C demeurait propriétaire des terrains et des bâtiments tandis que Harvey agissait à titre de sous-traitant responsable des services de restauration et d’hôtellerie. Les employés de la compagnie de chemin de fer recevaient quant à eux, des tickets (Pie cards) à échanger contre des repas et de l’hébergement gratuit ou à prix réduit (Harvey a-t-il inventé le ticket resto ?). [7]
C’est à Florence que les exigences qualitatives qui firent la renommée des Fred Harvey Houses furent mises en place en partenariat avec le célèbre chef William H. Phillips. Avant de travailler pour Fred Harvey, Phillips était surtout connu pour être à l’homme à la tête des cuisines de la Palmer House de Chicago. L’entrepreneur lui offrit en échange de la prise de poste à Florence, un salaire qui fit de Phillips l’homme le mieux payé de la ville. La coopération entre les deux hommes mena à la mise en place de standards d’hygiène et de qualité qui furent repris dans l’ensemble des restaurants de Fred Harvey.
Le menu fut complètement repensé par Phillips. Ce dernier décida d’appliquer des recettes et des techniques européennes à des produits issus de la chasse, de l’agriculture et de la pêche des régions que parcourait la S.F.R.C. Le chef fit savoir qu’il était prêt à payer un très bon prix aux chasseurs, pêcheurs et fermiers locaux en échange de leurs meilleurs produits. [8]
Jusqu’au début des années 1880, le prix unique dans un établissement de Fred Harvey était de 50 cents. Il s’agissait d’un prix relativement élevé, mais la qualité et la quantité des repas étaient suffisantes pour que la grande majorité des clients soit satisfaite du rapport qualité/prix. Sept années après l’ouverture du premier établissement de Fred Harvey, son réseau comptait déjà 17 restaurants de gare le long des rails de la Santa Fe. [9]
L’entrepreneur fit également mettre en place un système de wagons réfrigérés « express » intégrés dans les trains de passagers (plus rapide que les trains de freight). Ainsi, lorsque les trains s’arrêtaient pour remplir leurs réservoirs d’eau, les employés des Harvey houses déchargeaient ce que leur établissement avait commandé et chargeaient ce qui était disponible dans leur localité et que d’autres Harvey Houses avaient réclamées. [10] Malgré la mise en place du réseau de restauration en gare, le temps de pause des trains aux stations n’a pas été allongé pour permettre aux clients de manger plus à leurs aises. Ainsi, pour faciliter la restauration des passagers, ces derniers spécifiaient à l’équipage du train ce qu’ils désiraient manger. Leurs commandes étaient laissées dans un relais télégraphique et transmises à l’avance au restaurant qui s’assurait que les voyageurs puissent commencer à manger dès leur arrivée à table (Harvey a-t-il inventé la commande à distance ?). [11]
La Santa Fe avait vu juste en misant sur un réseau de restauration de bonne qualité. Beaucoup déclaraient choisir intentionnellement de voyager dans leurs trains pour profiter des Harvey Houses durant leur déplacement. Quant à lui, Fred Harvey parvint à maintenir une marge de profit considérable malgré des prix raisonnables, l’emploi d’ingrédients de qualité et le service de portions généreuses. La raison de cette rentabilité est que la Santa Fe ne lui faisait pas payer de loyer pour ses établissements et lui fournissait gratuitement le charbon, l’eau, la glace ainsi que le transport de ses employés. Le modèle de restauration en Gare qu’établit Fred Harvey perdura jusque dans la première moitié du XXe siècle, période à partir de laquelle il sera graduellement supplanté par les voitures-restaurants. [12]
À la fin des années 1930, le chemin de fer entra en perte de vitesse. La crise économique encourageait les gens à suspendre leurs voyages ou à préférer des moyens de transport moins couteux tels que les autobus. [13] Bon nombre de restaurants de Fred Harvey vont tout de même réussir à retrouver la rentabilité pour plus d’une vingtaine d’années en profitant du regain économique qu’apporte la guerre. Notamment via le grand nombre de soldats qui se déplaceront en train. [14] Après la guerre, malgré la baisse du nombre de voyageurs ferroviaire, plusieurs restaurants demeurent assez populaires auprès de locaux. Ces établissements profitent aussi d’une certaine nostalgie populaire des années 1890 associée au film de 1946, The Harvey Girls, mais cela ne suffira pas à freiner le déclin des Fred Harvey Houses qui furent presque toutes fermées au courant des années 1960. [15]
[1] FOSTER G. H., Peter C. Weiglin, The Harvey House Cookbook: Memories of Dining Along the Santa Fe Railway, Taylor Trade Publications, 10 mars 2006. P.2
[2] MELZER R., Fred Harvey Houses of the Southwest, Mount Pleasant, SC., Arcadia Publishing, 2008. P.7
[3] Foster G. H., Op. Cit. p.2
[4] Foster G. H., Op. Cit. p.23
[5] Ibidem.
[6] Fried S., Op. Cit. Ref.146
[7] Foster G. H., Op. Cit. p.25
[8] Fried S., Op. Cit. Ref.169
[9] Foster G. H., Op. Cit. p.25
[10] Foster G. H., Idem. p.38
[11] Foster G. H., Idem. p.35
[12] Foster G. H., Idem. p.25
[13] Fried S., Op. Cit. Ref.901
[14] Fried S., Idem. Ref.921
[15] Fried S., Op. Cit. Ref.928