24 JANVIER 2015 | PAR GAELLE VAN INGELGEM
L’éloignement entre domicile et lieu de travail soulève inévitablement deux questions pratiques et liées entre elles : d’une part celle du moyen de transport, d’autre part celle du boire et manger. Il en va de même des trajets plus longs, tels que ceux nécessaires pour atteindre des destinations touristiques. Ces préoccupations sont universelles. Elles touchent toutes les populations, indépendamment des lieux ou des périodes historiques concernées. Mais surtout, elles ne sont pas aussi ponctuelles qu’elles n’y paraissent.
En voyage, éloigné de nos habitudes rassurantes, nos maniérismes deviennent pressants. On s’y confronte aux autres… et donc à nous mêmes, le regard de l’Autre participant à la redéfinission de soi.[1] Ce sont à ces habitudes alimentaires que nous allons nous frotter dans cette série décomposée en 5 épisodes, le tout formant un sujet riche d’enseignement sur des pratiques qui, loin d’être anodines et utilitaires, seront envisagées comme de véritables emblèmes symboliques et culturels.
Ce premier épisode, centré sur l’Europe, est consacré à cette alimentation voyageuse et particulière qui rythme les aventures saisonnières.
Des voyageurs britanniques du Grand Tour aux touristes à la réputation douteuse des années 50, en passant par les excursionnistes alpins de la fin du XIXe siècle, tous ont pour point commun d’avoir dû envisager leurs options de ravitaillement lors de la planification de leur voyage.
À l’époque des trajets en diligence, les passages fréquents et arrêts forcés dans des relais de poste facilitaient la prise alimentaire. En effet, de nombreuses auberges s’étaient établies le long de ces routes sinueuses afin de ravitailler et offrir un lit aux voyageurs exténués.
Avec l’arrivée du chemin de fer, cette force de cohésion entre paysage et mobilité fut légèrement brouillée. Car si les rails étaient comme les routes d’autrefois ponctuées par des stations d’arrêt et temps de pause, ces infrastructures étaient aménagées pour ravitailler en charbon la locomotive et veiller au bon entretien du train, plus que pour sustenter et accueillir les passagers. Fort heureusement, la brièveté des temps de parcours des toutes premières lignes qui ne desservaient qu’un territoire très limité, ne laissait pas l’occasion aux ventres de crier famine.
Toutefois, la donne changea rapidement. Dès le milieu du XIXe siècle, le nombre de lignes se mit à exploser dans tous les pays munis d’infrastructures ferroviaires avancées, que ce soit en France, en Belgique ou en Angleterre. Dès lors que les temps de parcours s’allongèrent, il a fallu trouver des solutions adéquates afin de ne pas mourir de faim. Rappelons tout de même qu’à cette époque, 24 heures d’avance étaient nécessaires pour espérer rejoindre Nice depuis Paris !
C’est alors que certaines lignes de chemins de fer se mirent à proposer des paniers-repas, afin de sustenter les voyageurs pendant leur périple. À partir des années 1880, des wagons-restaurants furent installés dans les trains par la Compagnie Internationale des Wagons Lits, créée à la même époque par Georges Nagelmackers. Ces services de restaurations à bord étaient similaires dans la plupart des trains circulant sur le territoire européen. Réservées à une certaine élite, du moins au départ, ces installations alimentaient notamment le trajet de l’Orient-Express.[2] Ils faisaient alors partie intégrante de l’expérience du voyage.
Pour les moins fortunés, le pique-nique était de mise, tout comme l’achat de nourriture auprès de vendeurs ambulants, proposant des mets sur les quais ou aux fenêtres des passagers affamés, qui n’avaient qu’à tendre le bras pour les attraper. L’image que Maupassant nous laisse d’un Boule de Suif déballant son casse-croûte dans une diligence peuplée d’inconnus peut sans difficulté se transposer à l’ambiance du compartiment de train, où le partage et la satisfaction devaient se mêler au désagrément du bruit et des odeurs issues de la malle des autres passagers. Cette intimité forcée est aussi celle de la confrontation avec l’altérité alimentaire, intrigante autant que rebutante.
Au calme et à la tranquillité du wagon contraste l’affairement de l’arrivée en gare. La caricature d’Honoré Daumier de 1852 intitulée « voyageurs affamés se précipitant vers le buffet d’une station » résume bien l’ambiance qui devait régner dans les premiers buffets de gare.
“Le temps de sauter du train, d’avaler une chope et un beefsteack dans le premier restaurant, de pousser une tête dans les temples et les musées, de revenir à la gare pour reprendre le train suivant, et de recommencer à la ville prochaine la même tournée expéditive. On peut, grâce à ce procédé, toucher terre dans cent villes diverses, en moins de deux minutes. Ces voyageurs n’ont qu’une pensée: ne pas manquer le train.”[3]
Ce passage d’un guide du Touring Club de Belgique datant de la fin du XIXe siècle, illustre la mauvaise réputation qui entoure la pratique touristique effectuée par voie de chemins de fer. Ce rejet est lié à la soi-disant impossibilité offerte par le train de découvrir le patrimoine culturel des régions visitées, mais aussi leur patrimoine alimentaire. Rien de plus uniformisé qu’une chope et un beefsteack. C’était sans compter sur la volonté des tenanciers des établissements de restauration établis dans les gares – et aux alentours – de s’emparer d’un marché à haut potentiel: celui de la vente de produits alimentaires locaux, à laquelle le prochain épisode sera consacré.
Si aujourd’hui, la réduction généralisée des temps de trajet lors de nos déplacements, autant que la diffusion des chaines de restauration rapide ou les épiceries de nuit facilitent considérablement l’organisation de nos mouvements, certaines considérations demeurent. Que ce soit au quotidien, lors de trajets relativement brefs, comme en période de vacances, certaines variables continuent à titiller nos choix en matière alimentaire.
Il en va-t-ainsi du souci financier. Le prix des denrées proposées en gare, sur les aires d’autoroute ou dans les avions des compagnies low-cost peut servir de repoussoir pour certains consommateurs, préférant contourner ces dépenses jugées superflues dans le budget saisonnier. C’est alors que le traditionnel casse-croûte, préparé minutieusement à l’avance, vient rythmer le trajet des vacanciers.[4] Qui n’a pas le souvenir d’un repas englouti à la sauvette, attablé sur un banc en bordure de voie rapide, ou dans le compartiment familial d’un T.G.V., en partance pour le Midi. Les odeurs d’œufs durs légèrement trop cuits se mêlant à celles de la salade de riz ou du fameux taboulé sont pour certains comme une invitation au voyage… ou au souvenir.
Vient ensuite le sens de la responsabilité, lié à des considérations écologiques ou sanitaires. Difficile de « craquer » pour un fast-food en période festive, alors que beaucoup s’efforcent toute l’année d’éloigner leurs enfants de ces nourritures jugées néfastes pour l’environnement comme pour la santé. Finalement, l’explosion des allergies et intolérances alimentaires constitue un facteur important de prise de précaution lorsqu’il s’agit de planifier son départ. Les magasins spécialisés en produits bio ou sans gluten ne pullulent pas (encore) dans les aires de transits.
Mais surtout, la question de la diversité alimentaire continue à se poser lors de nos déplacements. Cette peur de l’inconnue – certes moins pressante à l’heure de l’uniformisation des modes de consommation – est aujourd’hui, plus que jamais, jugulée par une quête effrénée de découverte des particularismes alimentaires typiques, locaux et de préférence artisanaux.[5]
[1] Massimo Montanari, Il cibo come cultura, Roma/Bari, Laterza, 2008 (2004).
[2] Eve-Marie Zizza-Lalu, Au bon temps des wagons-restaurants, Paris, La vie du Rail, 2012.
[3] Annuaire du Touring Club de Belgique, 1886.
[4] Julia Csergo (dir.), Casse-croûte. Aliments portatifs, repas indéfinissables, Paris, Autrement, 2001.
[5] Peter Jackson, « Local consumption cultures in a globalizing world », Transaction of the institute of British geographers, New series, vol. 29, Juin 2004, pp. 165-178.