25 OCTOBRE 2015 | PAR GAELLE VAN INGELGEM
L’engouement actuel pour le café n’est pas cantonné aux quartiers branchés de nos villes occidentales. Selon l’Organisation Internationale du café (OIC), sa consommation mondiale aurait presque doublé en une vingtaine d’années. Chinois et Russes, jusqu’ici faibles consommateurs, constituent les nouveaux venus dans ce marché en forte croissance. Si la demande augmente, ce n’est pas le cas de l’offre, largement tributaire des changements climatiques affectant le principal pays producteur, à savoir le Brésil, mais aussi la Colombie, troisième producteur mondial, après le Vietnam. Ces pays sont pourtant loin d’en être les principaux consommateurs : l’essentiel de la production est dirigé vers les États-Unis et ensuite vers l’Europe, qui témoigne d’un taux de consommation plus élevé par habitant, pays nordiques en tête.
Les prix de cette matière première sont fixés sur les marchés boursiers et fluctuent donc essentiellement selon les données climatiques, politiques et monétaires. À cette destinée peu réjouissante pour les producteurs sud-américains, qui ont vu leurs revenus baisser, conséquence de la chute des taux monétaires et des mauvaises récoltes successives, contraste l’affairement des entrepreneurs occidentaux ayant récemment découvert les différentes méthodes d’extraction des grands crus et leur palette de saveurs.
L’expression « third wave » pour désigner la mouvance actuelle relative à la consommation du café ne vous est peut-être pas familière. Elle n’a cependant pas dû vous échapper : terminée l’époque de nos grands-parents et de leur bon vieux jus de chaussette ; finie aussi celle du « tout espresso » qui a fait le succès de grandes chaines opérant comme des marques telles que Starbucks.
Le « petit noir » parisien, avalé à la hâte au comptoir du coin, est désormais ringardisé, au profit d’un café de qualité, sublimé, traité avec autant d’attention que le serait un grand vin. D’ailleurs, les baristas, véritables maîtres d’œuvre de ce cérémonial, ne manquent pas d’être comparés à des sommeliers… quand d’autres préfèrent les élever au rang de symboles de la « hipsterisation » de la société. Simple phénomène de mode ? Véritable révolution culturelle ? Ou reflet symptomatique d’une pratique alimentaire éternellement marquée tant socialement que culturellement ?
Consommé dans toute la péninsule arabique dès le début du XVIe siècle, le café ne se répandra en Europe qu’au cours du siècle suivant. Cette boisson exotique non alcoolisée était alors, au même titre que le thé ou le chocolat, un produit de luxe.[1] Loin d’être accessible à toutes les bourses, objet de distinction sociale, la tasse de café était au départ préparée « à la turque », par décoction, et consommée dans des lieux distingués. Au-delà de cette nouvelle boisson au goût prononcé, c’est toute une culture matérielle qui fit son apparition avec l’arrivée d’ustensiles nécessaires à son élaboration ou la confection d’objets du quotidien richement parés. Certains trouvèrent une place de choix dans les cabinets de curiosités des plus fortunés, marchands, voyageurs et autres négociants.[2]
De cette adoption des usages et pratiques de consommation des villes du Levant, s’ensuivit une adaptation progressive aux pratiques occidentales. Des cafés essaimèrent dans toutes les grandes villes européennes, de Londres à Vienne, en passant par Paris et Venise. Associé à une consommation hors foyer dans des espaces publics bien définis, ces lieux de sociabilité et d’échanges politiques, artistiques ou intellectuels, le café fut, tout au long du XIXe siècle, porteur d’une symbolique forte.
Genré, le café est associé à un milieu d’hommes qui en firent un espace de rencontres, de transactions et de divertissement. Sa consommation domestique participera plus tard à sa féminisation.[3]
Le café est également marqué socialement. En effet, sa diffusion dans les milieux populaires et dans les campagnes était encore loin d’être uniforme au milieu du XIXe siècle. Surtout, les pratiques de consommation du café variaient allègrement en fonction du milieu social concerné. On a souvent considéré que la consommation du café, du thé ou du chocolat s’était démocratisée avec celle du sucre, épice elle-même considérée par les historiens comme luxueuse jusqu’au XIXe siècle, du fait de sa rareté. Cette vision économico-centrée se basant sur le principe classique de l’offre (qui explose à la même époque par le biais des colonies) et de la demande (qui suivrait immanquablement cette offre exponentielle) passe à côté des autres paramètres essentiels à l’adoption de nouveautés en matière alimentaire, à savoir l’acculturation au goût, la symbolique associée aux usages et leur signification.[4]
En effet, le fait d’adjoindre à son café une dose de sucre en poudre est loin d’être anodin. C’est un acte culturel, fruit d’une évolution des mentalités. L’amertume est un goût qui est « naturellement » apprécié des populations, comme nous le précise Sidney Mintz :
« A liking for bitterness, even extreme bitterness, falls “naturally” within the range of normal human taste response and can be quickly and firmly developed. The popularity of such diverse substances as watercress, beer, sorrel, radishes, horseradish, eggplant, bitter melon, pickles, and quinine, to name only a few, suggests a broad human tolerance for bitterness. Turning this into a preference usually requires some culturally grounded habituation, but it is not difficult to achieve under certain circumstances. »[5]
Bien entendu, le goût pour les substances sucrées est universel et bien moins sujet à controverse que le goût pour l’amertume. Cependant, café, thé et chocolat furent acceptés, distribués et consommés dès le départ dans leur version amère, la déferlante sucrée n’ayant pas été accueillie comme une libération face à un goût jugé trop complexe ou carrément inappréciable. En France au contraire, les classes laborieuses ont eu tendance, tout au long du XIXe siècle, à rejeter le sucre, considéré comme un symbole de la bourgeoisie, au grand dam des lobbies du sucre qui tentèrent continuellement de changer les mentalités.
Leur argumentaire reposait sur trois piliers, associant le sucre à un produit santé, à un produit énergisant, et finalement à un produit de préservation alimentaire. Cependant, les classes populaires continuèrent, jusqu’à la Première Guerre mondiale, à affirmer leur identité au travers de leur modèle de consommation en rejetant ce condiment, considéré alors comme superflu. Elles furent ainsi systématiquement déconsidérées par les autres couches sociales, pointant du doigt leur ignorance et leur incapacité à prendre des décisions rationnelles.[6]
Cette dynamique de rejet et d’acceptation du sucre et du café, variant selon les classes sociales, les lieux et les cultures, est toujours d’actualité, bien qu’elle se soit totalement inversée.
Le sucre comme additif est décrié par les institutions sanitaires, et immanquablement associé à une consommation dite populaire, sodas en tête. Le goût pour le sucre serait alors une caractéristique de gens peu instruits, incapables d’apprécier les différentes nuances de saveurs offertes par la nature. Le sucre a, en effet, tendance à uniformiser. Il est ainsi utilisé à foison dans les plats standardisés, comme les repas préemballés.
Du côté du café, c’est bien en réaction à cette homogénéisation que la « third wave » se positionne. La variété des méthodes d’extraction utilisées, du filtre à l’aeropress en passant par le siphon, a pour ambition d’exalter les saveurs, mais aussi de respecter les grains associés à une région du monde particulière, voire à un petit groupe de producteurs, travaillant de préférence en symbiose avec leur environnement et rétribués correctement.[7]
Le degré de connaissance est alors mis en relation à celle des normes et usages transmis au sein d’un milieu composé d’initiés. Il semblerait que la démocratisation de nos sociétés et l’attachement actuel à la valorisation des classes populaires sont des phénomènes qui n’ont pas évincé l’exclusion sociale, mais l’ont rendue plus sournoise.[8] Le consommateur lambda peut sans conteste pousser la porte de ces nouveaux cafés branchés ; il y est même invité, ces lieux étant l’apanage des quartiers populaires en voie de gentrification. Seulement, il n’aura pas les outils nécessaires à la compréhension globale de ce qui s’y joue.
Oserait-il demander à mettre du sucre dans son café ? Sa volonté sera peut-être exaucée. Seulement, il sera immédiatement rejeté du groupe social et culturel dominant, connaissant les pratiques et usages adaptés. Ces dynamiques pour nous rappeler que les goûts ont leur histoire, et que celle qui se joue actuellement dans les cafés hipsters n’a rien de particulièrement innovant. Il s’agit plutôt d’une énième redéfinition des tendances, des usages et des pratiques, indissociable de l’évolution des contextes culturels qui les voient naître.
[1] Kenneth F. Kiple, Kriemhild Coneè Ornelas (eds.), The Cambridge World History of Food, Cambridge University press, 2000, vol. 1, pp. 641-642.
[2] Hélène Desmet-Grégoire, « L’introduction du café en France au XVIIe siècle », Confluences, Printemps 1994, n° 10, pp. 165-174 (p. 166).
[3] Hélène Desmet-Grégoire, « L’introduction du café en France au XVIIe siècle », Confluences, Printemps 1994, n° 10, pp.165-174 (p.167).
[4] Martin Bruegel, « A bourgeois good ? Sugar, norms of consumption and the labouring classes in nineteenth-century France », in P. Scholliers (ed.) Food, drink and identity: cooking, eating and drinking in Europe since the Middle Ages, Berg, Oxford, 2001, pp. 99-118 (p. 100).
[5] Sidney W. Mintz, Sweetness and Power: The Place of Sugar in Modern History, New-York, Viking Pinguin, 1985, p. 109.
[6] Martin Bruegel, « A bourgeois good ? Sugar, norms of consumption and the labouring classes in nineteenth-century France », in P. Scholliers (ed.) Food, drink and identity: cooking, eating and drinking in Europe since the Middle Ages, Berg, Oxford, 2001, pp. 99-118 (p. 116).
[7] Jonathan Morris, “Coffee and the City”, papier présenté lors du colloque Food and the City, Padova, Congresso AISU, Septembre 2015.
[8] Josée Johnston and Shyon Baumann, Democracy versus Distinction: A Study of Omnivorousness in Gourmet Food Writing, American Journal of Sociology, vol. 113, n°1, juillet 2007, pp. 165-204.
« exaucée » et non « exhaussée » ! Mis à part ce petit détail, merci pour cet article fort instructif !!