La glanure de l’ordure

22 NOVEMBRE 2015 | PAR FANNY PACREAU

Fanny Pacreau est anthropologue. Elle s’est spécialisée dans le rapport de l’Homme à la nature et aux déchets, contribuant sur ces thèmes à différents ouvrages destinés au grand public. Elle a notamment fondé en 2013 Enquête d’ordinaire, un bureau d’études spécialisé en ethnographie et en anthropologie et apporte aux élus des collectivités locales, l’éclairage nécessaire pour la conduite de certaines de leurs politiques. Elle est par ailleurs chercheur associé au Centre nantais de sociologie (FRE 3706).
Les récupérations de Valérie Barbereau s’inscrivent dans un mode de vie végan. Au-delà d’un régime alimentaire végétalien, le véganisme est une conception morale et philosophique des relations entre espèces animales : l’antispécisme que Valérie inscrit dans le cadre d’une action militante pour le droit des animaux (2).

Les récupérations de Valérie Barbereau s’inscrivent dans un mode de vie végan. Au-delà d’un régime alimentaire végétalien, le véganisme est une conception morale et philosophique des relations entre espèces animales : l’antispécisme que Valérie inscrit dans le cadre d’une action militante pour le droit des animaux [2].

Des patates bien sûr, mais aussi, selon la saison, des citrouilles, des tomates ou des coings, des fruits et légumes complètement récupérables [1] participent au conglomérat des déchets verts. Un peu plus loin, dans le tout-venant, ayant échappé aux planifications et modes de contrôles (Harpet, 1998) se trouve un paquet de gâteaux secs périmés. Voilà sur quels « heureux » hasards compte celui ou celle qui, ici, cherche à manger.

Toutefois, la déchetterie reste un lieu de seconde zone pour se nourrir gratuitement. Les poubelles des supermarchés ou les fins de marchés lui sont souvent préférées. Selon les désaffections du jour, l’improbable garde-manger peut tout à fait se doubler d’une garde-robe vintage : vieilles paires de chaussures, vêtements, linge de maison ou encore sacs à main. L’espace bois fournit quant à lui mobilier ou combustible composite d’essences brutes, agglomérées, traitées, vernies, peintes, teintes et même mélaminées ou stratifiées. La déchetterie pourvoit ainsi à des besoins dits de première nécessité tels que manger, s’habiller ou encore se chauffer.

La conjonction des abandons et de ces besoins s’apparente à une véritable loterie. Cet aléatoire, cet état de non-savoir, c’est cela aussi être démuni. Mais, l’incertitude a tôt fait de se gonfler d’espérances. Ainsi, la perspective de découvertes vient adoucir la réalité de conditions matérielles précaires.

Anastasia. – Chacun a sa façon de voir la déchetterie, c’est ça qui est bizarre, tu vois. Nos enfants, ils vont cibler les jeux, des choses colorées. On le voit bien, c’est les choses qu’ils cherchent dans le tas. Jimmy cherche s’il reste des vis, des morceaux d’anciens meubles, les charnières, les trucs comme ça. Après, du coup, ça peut toujours resservir. Moi je suis plus à me dire : est-ce qu’il y a de la déco ?

Récupérer implique de se pencher pour ramasser des restes. Dans ce mouvement et cette finalité, Agnès Varda (2000) voit le prolongement du glanage d’autrefois. Les moissons de notre temps revêtent simplement des formes disparates. Loin de se restreindre aux céréales, l’éventail des restes s’est considérablement élargi, suivant la courbe exponentielle de production des biens matériels. La masse des récupérations, l’hétéroclisme des trouvailles découragent toute velléité de classification et en contredisent en permanence la pertinence. Ce chaos flamboyant se transporte bien souvent dans les intérieurs des récupérateurs : formes transposées de la caverne d’Ali Baba. L’hétéroclisme du butin suscite le sentiment rassurant que tout désir, quel qu’il soit, peut trouver à s’y réaliser.

Valerie Barbereau : je fais de la récup’ et du glanage depuis que je suis toute petite. Les poubelles des magasins, les fins de marchés, les déchèteries regorgent de produits divers et variés qui sont encore réutilisables. Aujourd’hui, on jette pour mieux consommer alors qu’on manque d’argent. On s’inquiète des dates alors qu’en fait les produits sont encore consommables. On peut aussi glaner dans les champs, cueillir les fruits et plantes sauvages. Il est possible de vivre avec la récup’. On peut aussi se chauffer gratuitement en récupérant des palettes et du bois tombé au sol. Mes enfants ont appris à glaner eux aussi et maintenant à l’âge adulte ils savent vivre avec peu. J’aime la récup’, c’est une manière de vivre qui me convient et que je ne suis pas prête d’arrêter.

Valerie Barbereau : je fais de la récup’ et du glanage depuis que je suis toute petite. Les poubelles des magasins, les fins de marchés, les déchèteries regorgent de produits divers et variés qui sont encore réutilisables. Aujourd’hui, on jette pour mieux consommer alors qu’on manque d’argent. On s’inquiète des dates alors qu’en fait les produits sont encore consommables. On peut aussi glaner dans les champs, cueillir les fruits et plantes sauvages. Il est possible de vivre avec la récup’. On peut aussi se chauffer gratuitement en récupérant des palettes et du bois tombé au sol. Mes enfants ont appris à glaner eux aussi et maintenant à l’âge adulte ils savent vivre avec peu. J’aime la récup’, c’est une manière de vivre qui me convient et que je ne suis pas prête d’arrêter.

Ainsi, sur ce qui pourrait être défini à priori par le terme de bric-à-brac, Pascal projette avec enthousiasme la magnificence du trésor de la caverne, comme en témoigne ce rapide inventaire : Boîte aux lettres pour un copain, parasol, tapis de gym, raquettes : vachement, stock d’assiettes en porcelaine, livres environ 1 800, trottinettes car avec deux j’en fais une, cuissardes, chaise à restaurer mais je crois que je vais la remettre à la déchetterie. Y’a des fois je récupère au cas où et puis finalement non ! Perceuses, toutes viennent de la déchetterie, tuiles qui me servent pour faire mes bordures dans le jardin, livres que je donne, que je lis. Au premier étage, dans sa chambre. Je n’achète plus de vêtements, en gros depuis 10 ans. Il revêt un blouson de cuir élimé : ça vaut très cher. Il est si fier. Pour moi, c’est à prendre en compte, je rectifie : blouson de cuir patiné. Poursuivons, clic-clac, chaises encore, matériel informatique : deux scanners, six imprimantes à partir desquels je re-fabrique. Il compte dix ordinateurs dans la pièce, et disséminés un peu partout, des accessoires informatiques [qu’il a] désossés. Mais maintenant, on ne peut plus accéder à ces déchets. Bibelots, bouquins d’histoire-géographie qui ont 3 ans, 4 ans.C’est fou et je m’instruis beaucoup de cette manière-là. Du fil électrique, des câbles, une rallonge électrique parce que je refais mon électricité. Des rideaux, toute une encyclopédie. Des palettes récupérées à la déchetterie servent de sommier pour son lit. Retour au rez-de-chaussée, dans la cuisine, tabouret, bibelots encore, yaourtière, balance Terraillon, faitout, mixeur, planche à découper, dessous de plat… Tu vois, je suis vraiment récupérateur dans l’âme.

Etre récupérateur dans l’âme, c’est une façon de se définir, de se penser en dehors ou en l’absence de tout cadre existant. C’est aussi un peu de ce qui résiste aux tentatives d’éradication et de stigmatisation des pratiques de récupération. Décrié par les hygiénistes au XXe siècle pour son insalubrité (Barles, 2005), le métier de chiffonnier disparaît dans les années 1960 et avec lui un cadre formel d’exercice de la récupération et sa reconnaissance sociale. Bien que la mécanique industrielle du traitement des déchets en soit oublieuse, cette réalité sociale se fait persistante et parfois militante. Ainsi en va-t-il également du freeganisme. Faute d’avoir été prise en compte, ou exclusivement inscrite dans des projets associatifs, cette récupération informelle se marginalise et s’inscrit chaque jour davantage dans la prohibition car parasite, concurrence et entrave le système institué.

Notes de bas de page

[1] Témoignage de Daniel Simon, récupérateur cité également dans le carnet n°2.

[2] Voir l’Arche de Valudo ou sur leur page facebook.

Pour aller plus loin:
∴ Harpet, Cyrille, Du déchet : Philosophie des immondices. Corps, ville, industrie, Paris, L’Harmattan, 1998.
∴ Varda, Agnès, Les glaneurs et la Glaneuse, Ciné Tamaris, 2000.
∴ Varda, Agnès, Deux ans après, Ciné Tamaris, 2002.
∴ Barles, Sabine, L’invention des déchets urbains. France : 1790-1970, Seyssel, éditions Champ Vallon, 2005.