22 NOVEMBRE 2015 | PAR DAVID LAFLAMME
Un gourmet de 1810 endormi jusqu’en 1910 aurait bien du mal à reconnaître le fromage du début du XXe siècle! Les transformations sont colossales: procédures de fabrication changées, forme et couleur métamorphosées; il serait illusoire de croire, bien sûr, que le goût soit resté identique! Le roquefort est le fils des révolutions du XIXe siècle.[1]
Le sacre du roquefort est définitivement un ouvrage de référence qui fait date dans l’historiographie. En près de 600 pages, Sylvie Vabre aborde un vaste sujet à la croisée de l’histoire des entreprises et de l’histoire de l’alimentation. L’ouvrage publié aux Presses de l’Université de Rennes en 2015 (collection Table des hommes) est tiré de sa thèse « Roquefort-Société : une entreprise agro-alimentaire en Aveyron (vers 1840-1914) » présentée en 2010. Vabre base essentiellement son étude sur des sources tirées des Archives départementales de l’Aveyron et des archives de l’entreprise Société.
Le fromage colonisé par le penicillium roqueforti est le premier produit alimentaire à obtenir l’AOC en 1925 (hors vins et spiritueux). La création de cette AOC s’inscrit dans la lutte aux contrefaçons et notamment l’utilisation de lait de vache.
Le roquefort, comme la plus grande partie de la filière fromagère profite au courant du XIXe siècle d’un contexte inédit. « La naissance et le succès d’un discours favorable à l’art de vivre gastronomique distinguent en effet l’ensemble des produits laitiers et prennent place aux côtés de la traditionnelle reconnaissance royale… La renommée croissante de ces derniers accompagne un facteur inédit: la demande accrue et constante pour les produits alimentaires de la part de la population… alors que les circuits de distribution se développent rapidement et s’adaptent à des denrées sensibles ».
Au cours du XIXe siècle, « C’est la notion même de fromage qui change… l’équilibre se déplace progressivement du lait caillé sur les fromages plus sophistiqués que l’on consomme de préférence aujourd’hui et qui pour la plupart précisément sont des créations du XIXe siècle. » [2]
Quelques caractéristiques du mode de fabrication du roquefort lui sont particulières. Le roquefort est fait de lait de brebis que l’on fait cailler à l’aide de présure animale et auquel l’on ajoute de la poudre de « pain moisi » au cours du moulage. La préparation de ce fromage frais ainsi que son égouttage étaient faits dans les campagnes environnantes. Ces pains de fromage étaient, dans un deuxième temps, rassemblés dans les caves très particulières de Roquefort où ils étaient affinés et devenaient du roquefort.[3]
Très particulières, parce que les hauts plateaux calcaires des Grands Causses renferment un grand nombre de failles, grottes et autres cavités, créées par les conditions naturelles. Roquefort est souvent qualifié de village-cave. Le Dictionnaire historique de la langue française atteste d’ailleurs que le nom du village et celui du fromage se confondent depuis 1642. Au cours du XIX siècles, de nombreuses caves sont soit agrandies, soit construites. « Cette frénésie de construction et d’agrandissements s’explique par le fait qu’il n’existe pas ailleurs une situation comparable conjuguant froid, humidité et pureté de l’air sur un aussi vaste ensemble ».[4]
Les pains de fromage sont d’abord salés (7 à 8 jours), raclés, puis installés en cave sur la tranche durant 25 ou 30 jours durant lesquels ils sont raclés régulièrement. Le roquefort peut-être conservé en cave en attendant la vente à condition d’être raclé toutes les semaines. Ces étapes étaient réalisées par de jeunes femmes originaires des alentours de Roquefort appelées les cabanières. [5]
L’histoire du roquefort, c’est aussi celle d’un savoir-faire qui se précise tout au long du XIXe siècle en profitant du cadre qu’offre la création de Société, mais aussi des avancées scientifiques faites notamment grâce à l’Institut Pasteur. Les méthodes de production se standardisent, se rationalisent, se transmettent, se mécanisent et s’industrialisent. Société développe une communication associant sa marque aux attributs qualitatifs particuliers de son fromage. Pour étendre la consommation du roquefort, Société fait appel à la réclame et participe aux salons et expositions universelles. Les piliers de la communication se précisent autour de l’ancienneté du fromage, la singularité des caves, l’originalité des gestes et la brebis.[6]
Période | 1800-1850 | 1850-1880/1890 | 1880/1890-1914 |
Forme | Pas de forme (de 3 à 60 cm de haut, diamètre non mentionné) | Hauteur : 8 à 10 cm Diamètre : 19 à zi cm | Hauteur: 10 cm Diamètre : 20 cm |
Poids | De 1 à 7 kilogrammes | De 2,2 à 3 kilogrammes | 1,3 kilogramme |
Fabrication des pains de caillé | À la ferme, par les femmes | À la ferme, par les femmes | Dans les laiteries |
Présure utilisée | Fabriquée à la ferme | Fabriquée à la ferme | Fabriquée industriellement |
Pain moisi | Introduction lente | Introduction lente | Utilisation systématique en laiterie |
Temps d’affinage | 6 mois au moins | Quelques semaines à 4 mois | Régulé par les frigorifiques |
Production de lait | Mai-juillet | Février-août | Décembre-août |
Saison des meilleurs fromages | À partir de septembre (novembre, décembre) | À partir de septembre (novembre, décembre) | Mars (primeurs) et à partir de septembre |
Robe | Plus ou moins grisée, tachetée de points rouges et bleus | Plus ou moins grisée, tachetée de points rouges et bleus | Pas de croûte, blanche |
Pâte | Rosée, piquée de bleu | Pâte blanche recherchée, veinée de bleu (due à la piqueuse) | Pâte blanche, veinée de bleu |
Conservation | Quelques semaines | Quelques semaines | Illimitée |
Diffusion | Toulouse, Languedoc, Paris, qui devient prédominant | Paris, Toulouse, création d’un marché français, exportation 11 % du CA) | Marché français, exportation (22 % du CA) |
Consommateurs | Gourmets et connaisseurs (à Paris),
Tous les groupes sociaux en Languedoc |
Gourmets et connaisseurs à Paris et à l’exportation, Classe moyenne en France (marché en cours d’élargissement), tous les groupes sociaux en Languedoc | Gourmets et connaisseurs à l’exportation et à Paris, Classe moyenne en France (tous les départements ont un point de vente), tous les groupes sociaux en Languedoc |
Production totale en tonnes (Société) | De 300 à 1 400 | De 1 400 à 5100 (795 à 1886) | De 5 200 à 9 250 (1886 à 4134) |
L’étude de la filière fromagère a d’abord intéressé les géographes épris d’histoire. En 1989, le colloque Géographie et histoire des fromages, organisé par Roger Brunet, ouvrait la voie, poursuivie par Claire Delfosse avec sa thèse intitulée La France fromagère, cherchant à expliquer la constitution de l’espace fromager français. Plus largement, l’histoire de l’industrie du lait a été explorée par l’économiste François Vatin en 1990, suivi par une histoire sociale du lait proposée par Pierre Guillaume en 2003. Plus récemment, Jean Froc, docteur en biologie animale, a livré une Balade au pays des fromages, abordant les traditions fromagères de façon à proposer une synthèse.
Quelques monographies se sont consacrées à quelques fromages en particulier en restant toutefois centrées sur les techniques de fabrication et se limitent au contexte local. On pense nottemant à Wigbolt Tijms, Le saint-nectaire. L’histoire d’un fromage d’appellation d’origine dans son cadre géographie et économique (1976), Étienne de Banville, Les fournes de Montbrison et d’Ambert: des jasseries aux familles et aux groupes (2006), Michel Vernus, Une saveur venue des siècles. Gruyère, Abondance, Beaufort, Comté (1998).
Le sociologue Pierre Boisart, dans son Le camembert, mythe national (1992) a préféré écrire l’histoire du puissant mythe rattaché à ce fromage plutôt que de chercher à tout prix à rétablir sa véritable histoire.
Le sacre du roquefort est l’histoire d’un produit emblématique et d’une aventure entrepreneuriale hors du commun au XIXe siècle. Ce fromage, fabriqué dans le sud du département du l’Aveyron et affiné dans les caves du village dont il porte le nom depuis le XVIIe siècle est à certains égards une énigme. De Tokyo à Millau, il ne laisse personne indifférent et symbolise un certain art de vivre alimentaire, opposé aux dégâts de la « mal bouffe ». Adoré ou décrié, il s’identifie à la France. Certes, il n’est pas seul dans ce cas: le camembert, comme nombre de fromages, le vin, avec le champagne en particulier, sont fréquemment associés au pays de la gastronomie. Cependant, si le succès d’un fromage se mesure à l’aune de sa réputation, force est de constater que le roquefort a parfaitement réussi. Il le doit pour une grande part à Roquefort Société. Comment cette entreprise, née au XIXe siècle, a-t-elle réussi à imposer dans l’imaginaire collectif un fromage moisi, veiné de ridules bleu-vert, à l’odeur et au goût très marqués et ce, sur presque tous les continents, alors que le roquefort est toujours affiné dans le sud du département de l’Aveyron? Une telle interrogation est à l’origine de ce livre, qui s’ouvre avec les premiers succès du fromage à la fin du XVIIIe siècle et s’achève en 1925 avec l’AOC.
Sylvie Vabre est maître de conférence en histoire contemporaine à l’université Toulouse-Jean Jaurès. Elle poursuit ses recherches sur l’histoire des consommations au XIXe siècle, l’histoire des entreprises et des territoires.
Remerciements | 9 |
Préface | 13 |
Introduction | 17 |
Première partie: Du roquefort et des autres fromages au XIXe siècle | 35 |
Introduction première partie | 37 |
CHAPITRE I. La consécration des fromages au XIXe siècle | 39 |
L’entrée en gastronomie | 42 |
Le fromage, objet de distinction sociale? | 48 |
L’essor de la France fromagère | 56 |
La France fromagère en 1882: Pôles fromagers et « façons » | 64 |
CHAPITRE II. Le roquefort: un fromage unique | 75 |
À Paris: un fromage fraîchement couronné | 76 |
Sur les Causses: la brebis devient reine | 82 |
À Roquefort: un « génie des lieux »? | 99 |
CHAPITRE III. Des négociants à la Société des Caves réunies de Roquefort (vers 1810-1881) | 115 |
Roquefort: une nébuleuse d’intérêts (début du XIXe siècle-1851) | 116 |
La création d’une entreprise autour des meilleures caves: Société (1851-1881) | 136 |
Deuxième partie: L’insertion du roquefort dans la révolution commerciale et industrielle (1851-1881) | 159 |
Introduction de la deuxième partie | 161 |
CHAPITRE IV: Entreprise, savoir-faire et territoire | 163 |
Une « faim » de fromage | 164 |
La bataille de la qualité | 179 |
Société à toute vapeur (années 1870) | 198 |
CHAPITRE V: Itinéraires marchands | 213 |
La conquête de nouveaux territoires | 214 |
Les chemins de la distinction | 233 |
L’éducation du public | 246 |
CHAPITRE VI: La réussite de Société et ses limites | 267 |
Un bilan flatteur | 268 |
L’essoufflement du modèle (années 1870) | 285 |
La société anonyme (1881): une réponse? | 306 |
Troisième partie: Une adaptation sous contrainte (1882-1914) | 327 |
Introduction de la troisième partie | 329 |
CHAPITRE VII: Sous la pression de la longue stagnation (1882-1892) | 327 |
Une décennie troublée | 332 |
Les remèdes à la crise: produire plus et mieux | 349 |
Le territoire: la recherche de solutions collectives | 365 |
CHAPITRE VIII: Industrialisation et innovation (1882-1892) | 379 |
La science au service de la fabrication | 380 |
De nouvelles usines | 390 |
Vers la grande entreprise | 403 |
CHAPITRE IX: Le roquefort entre dans le XXe siècle | 435 |
Le nouveau roquefort | 436 |
Les territoires du roquefort en 1914 | 455 |
Conclusion | 483 |
Épilogue | 489 |
Annexes | 509 |
Sources et bibliographie | 523 |
Index des noms de fromages et autre produits | 557 |
Index des noms de lieux | 559 |
Index des noms de personnes | 567 |
Table des figures et des documents | 577 |
[1] Le sacre du roquefort, P.485
[2]Le sacre du roquefort, P.112
[3]Le sacre du roquefort, P.99
[4]Le sacre du roquefort, P.103
[5]Le sacre du roquefort, P.105
[6]Le sacre du roquefort, P.265