Pierre Boisard est docteur en sciences sociales du développement (École des hautes études en sciences sociales).  Il est chargé de recherche à l’UMR 8533 Institutions et dynamiques historiques de l’économie IDHE (École normale supérieure de Cachan/CNRS)Il est également chargé de cours en économie du travail et de l’emploi à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense (master ATOGE) et à l’Institut des hautes études du goût, de la gastronomie et des arts de la table.

Le camembert, mythe français – Pierre Boissard

9 DÉCEMBRE 2015 | PAR DAVID LAFLAMME

« Le camembert a été pendant deux siècles une manifestation concrète de la cohésion nationale, et spécialement du lien entre les paysans et les citadins. La raréfaction des paysans ne peut être sans effet sur l’avenir du camembert et de son mythe… Le camembert a-t-il encore réellement un rôle à jouer dans la société française autre que celui d’un banal aliment? Rescapé d’une époque révolue et d’un monde englouti, il devient un témoin de l’Histoire, un messager du passé rappelant aux Français leurs origines paysannes. Mais son avenir ne devrait pas se limiter à témoigner du passé rural du pays. Chargé d’une histoire prestigieuse, témoin des grandes heures de la République et de toutes les transformations de la société française depuis deux siècles, il peut demeurer un point de repère national, à condition de garder sa diversité, de ne pas succomber aux pressions actuelles à l’uniformisation. » [1] 

Originalement publiée en 1992 chez Calmann-Lévy  sous le titre Le camembert mythe national, l’étude de Pierre Boissard est remarquable et fut remarquée! Elle fut traduite en anglais en 2003 (Camembert a National Myth, Berkeley) et rééditée chez Odile Jacob en 2007.

L’ouvrage est écrit sur un ton personnel qui facilite sa lecture. Boissard explique au lecteur qu’il ne souhaite traiter que de ce qui est véritablement intéressant et laisse aux autres auteurs le soin de traiter des informations plus rébarbatives. Il a ainsi préféré écrire l’histoire du puissant mythe rattaché à ce fromage plutôt que de chercher à tout prix à rétablir sa véritable histoire.  Il y a même quelques pages pour nous expliquer comment certains utilisent une science à demi occulte, appréciant des dizaines d’informations à la fois, pour trouver un camembert qui saura satisfaire leurs exigeantes papilles gustatives. Bref, un ouvrage rigoureux, mais d’une lecture simple, imagée, plaisante et divertissante.

Quelques informations tirées de l’ouvrage:

La rumeur colportée à travers les décennies veut que le camembert ait été inventé par Marie Harel vers 1791 au manoir de Beaumoncel à Camembert.  Marie aurait appris les méthodes de fabrication du Brie en côtoyant un prêtre réfractaire caché au village. Méthodes qu’elle aurait appliquée à la fabrication du fromage familial en utilisant les seuls moules qu’elle avait sous la main, des moules à livarot. Quelques décennies plus tard, Victor Paynel, le petit-fils de Marie, aurait offert du camembert à Napoléon III qui l’aurait trouvé fort bon et en aurait demandé des livraisons régulières.

« Marie Harel a beau avoir une statue, on ne sait pratiquement rien d’elle. Cette ignorance ne peut pas durer. Il faut absolument que l’on connaisse l’histoire de cette femme. Puisqu’il n’en existe pas, il va s’en créer une. En devenant célèbre, Marie Harel va se trouver dotée non pas d’une seule histoire, mais d’une floraison de récits racontant de différente manière l’invention du camembert et sa consécration ». [1]

Pierre Boissard explique qu’au début du XXe siècle,  le camembert est perçu comme étant une synthèse entre tradition et modernité, entre activité rurale et développement urbain.

« Dans la majorité, les Français  veulent un avenir pacifique, le maintien du prestige de leur pays et la préservation d’une France profondément rurale.  Le succès du camembert leur paraît témoigner de la vigueur et de la réussite d’une forme rassurante de modernité technique compatible avec l’ordre traditionnel sous l’égide de la République ». [3]

L’auteur, bien que s’intéressant avant tout au mythe entourant le fromage du Pays d’Auge, nous donne quantités d’informations sur les évolutions techniques et commerciales dont profite le camembert. Il explique par exemple en quoi 1850 est une date clef de l’histoire de ce fromage.

Gare de Vimoutiers mise en service en 1880.

Gare de Vimoutiers mise en service en 1880.

«  Auparavant, il n’est consommé que dans le pays d’Auge, alors que les autres fromages normands, le pont-l’évêque, le livarot et surtout le neufchâtel sont appréciés et vendus à Paris et ailleurs. À partir de cette date, il connait une progression foudroyante. Il conquiert le marché parisien, puis la plupart des grandes villes du pays, passe les frontières et traverse les océans. Ce prodigieux bond en avant est dû à la conjonction de plusieurs facteurs favorables, et en premier lieu à la construction d’un réseau ferré reliant le pays d’Auge à Paris. En moins de six heures, là où la diligence mettait trois jours, l’odorant produit parcourt la distance entre les ateliers de fabrication et les Halles. » [4]

En moins de dix ans, entre 1886 et 1894, les ventes de camembert aux Halles de Paris passent de 1241 à 2330 tonnes. Malgré cette progression, il n’atteint pas encore le niveau du brie.  En 1894, 27,5% des camemberts vendus à Paris ne sont pas produits en Normandie. [5]

« … Mais déjà les amateurs distinguaient le camembert vrai, qui, selon le géographe Ardouin-Dumazet, « parvient de la zone relativement étroite d’herbages autour de Mézidon, Saint-Pierre-sur-Dives, Livarot et Vimoutiers », du camembert d’imitation fabriqué ailleurs.  L’idée d’un cru ou d’une zone d’exclusivité pour le camembert, hors de laquelle il perdrait ses qualités spécifiques, apparaît à cette époque.  » [6]

Lorsque l’on visualise un camembert, l’on s’imagine presque systématiquement un fromage à croute blanche qui se conserve assez bien dans la moyenne durée, vendu dans une boite en bois ou en carton. Or, « …en 1880 le camembert est encore un produit fermier, un fromage fragile qui supporte mal les longs voyages. Sa croûte est plus souvent gris-bleu que blanche. » [7] À la fin du XIXe siècle, l’amélioration des méthodes de collecte du lait, la généralisation de l’utilisation de boites spécialement conçues et à l’ajout de Penicillium candidum, qui donne la couleur blanche, permettent au camembert de prendre l’apparence qu’on lui connait encore.

« Entre le camembert de Marie Harel et celui qui fait la joie des gourmets parisiens des années 1920, que de changements! Le fromage rustique des origines s’est policé, son goût s’est adouci, sa croûte blanchie, et il a troqué son emballage de paille pour une boîte en bois décorée d’une étiquette colorée. C’est le prix à payer pour l’accès au marché national et à l’exportation, et la conséquence d’une production sur une plus grande échelle. »  [8]

cam-lami-des-poilusLes producteurs de camembert sauront profiter de la Grande Guerre pour transformer l’image de leurs produits. « Parti au front comme un produit régional, il revient, français avant tout. Il s’identifie désormais à la nation plus qu’à sa région d’origine. » [9] Les étiquettes historiques des camemberts permettent de constater la volonté des producteurs à associer leurs fromages à l’alimentation des troupes françaises. Le camembert devient un aliment patriotique!

En 1928, le passage d’un médecin américain nommé Joe Knirim venu rendre hommage à Marie Harel en Normandie sera fort remarqué au niveau régional. Cet hommage est perçu comme une confirmation de l’antériorité et de la primauté du camembert normand. Paradoxalement, en soulignant l’identité régionale du camembert, l’on démontre que « […]le prestige de la France à l’étranger peut fort bien être porté par un produit du terroir et que l’enracinement local n’est pas en opposition avec le sentiment d’appartenance nationale. » [10]

« À la fin des années 1950, un ouragan s’abat sur les fromageries normandes. Balayant tout sur son passage, il ne laisse debout que quelques survivants parmi les dizaines d’établissements que compte cette région. Cet ouragan a pour nom « pasteurisation » […] Les industriels de l’Est qui n’ont pas l’atout du cru laitier et de la tradition sont les pionniers de cette nouvelle technique. Le développement industriel est pour eux le seul moyen de vaincre sur le marché leurs concurrents normands. Ces derniers, solidement assis sur leurs traditions et certains de la supériorité de leurs produits, se montrent hostiles depuis longtemps à ce nouveau procédé dans lequel ils voient, à juste titre, une menace. » [11]

«  Cru, pasteurisé, thermisé, moulé ou non à la louche, la diversité des apparences que revêt le camembert ne peut que dérouter le consommateur à la recherche de l’authentique. Mais quel est donc le camembert authentique? Beau sujet de conversation pour un dîner, lorsque le plateau de fromages fait son entrée. N’attendez pas de moi une réponse à cette grave question. Objet mythique, le camembert n’est pas réductible à une recette ou à une définition, il ne se laisse pas enfermer dans une boîte particulière, il est l’ensemble de ses manifestations passées, présentes et futures, sans restriction d’aucune sorte. C’est évidemment affaire de croyance. Si vous êtes persuadé qu’il n’est de camembert que moulé à la louche, vous n’aurez que mépris pour tous ces ersatz pasteurisés. Mais sachez au moins que la majorité des consommateurs ne s’arrête pas à de telles considérations. » [12]

«  Le camembert quant à lui a l’heureux privilège de présenter le double visage de la tradition et de la modernité, et de combler ainsi la volonté nationale. Mais sa tâche en est d’autant plus lourde qu’il lui faut être excellent dans les deux domaines : gagner de nouveaux marchés à l’exportation par sa compétitivité et satisfaire le palais exigeant des gourmets. C’est évidemment sur le versant de la tradition que la difficulté est la plus grande, alors même que c’est sur ce point que se joue l’avenir. Car si jamais le camembert  traditionnel devait disparaître, il y a fort à parier que les ventes du camembert industriel, privé de cette référence, ne tarderaient pas à s’effondrer. » [13]

À propos de l’AOP Camembert de Normandie.

Dès la fin du XIXe siècle, des « camemberts » étaient produits un peu partout en France, de nos jours on en produit un peu partout dans le monde.  Les producteurs normands, malgré tous leurs efforts, ne sont jamais parvenus à se réapproprier ce fromage qui leur avait échappé avant même qu’ils ne s’en aperçoivent. « En l’absence de protection réglementaire, le camembert a conservé, partout dans le monde, son identification à la nation française. Ses multiples copies, hommages rendus au véritable camembert, ont eu la vertu d’entretenir le mythe. » [14]

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Emballage_camembert_de_Normandie_AOP_Isigny_Sainte-Mère

« Le décret créant une appellation d’origine viendra après la bataille, après que la plupart des producteurs aient succombé à l’offensive des fromageries industrielles. 1983, soixante-quatorze ans après sa première réunion, le Syndicat des fabricants du véritable camembert de Normandie (SFVCN), toujours vivant, mais réduit à la portion congrue, obtient enfin un décret fixant les règles de l’appellation d’origine contrôlée « camembert de Normandie » […] L’appellation d’origine impose quelques règles de fabrication, mais n’impose rien quant à l’origine et à la qualité du lait employé. Il suffit que le lait utilisé ait été collecté en Normandie […] Un label AOC et les mentions « camembert de Normandie » et « au lait cru, moulé à la louche » désignent au consommateur les produits qui ont satisfait à ces règles. » [15]

Quatrième de couverture

Le camembert est, par excellence, le fromage de la France, et la France, le pays du camembert!

Pourquoi ce fromage né au coeur du pays d’Auge est-il devenu le symbole de la France des terroirs? Produit local, comment s’est-il imposé comme le symbole de la France dans le monde entier?

La promotion du camembert date des années 1920… et c’est un Américain qui a lancé le culte de la fermière normande qui, dit-on, l’aurait inventé sous la Révolution française en tentant de faire du brie avec un moule à livarot. Comment le mythe est-il né?

Pierre Boissard a choisi de retourner aux sources pour nous raconter l’incroyable saga de cet emblème de la France profonde et des plaisirs de sa table. Il s’interroge: sous l’effet de la standardisation industrielle, va-t-il redevenir banal aliment?

Table des matières

Introduction. – L’Américain et le camembert 9
Chapitre 1. – Naissance d’un mythe 15
Chapitre 2. – Sous la légende, l’Histoire 39
Chapitre 3. – Naissance d’une industrie 60
Chapitre 4. – Secrets de fabrication 82
Chapitre 5. – Les métamorphoses du camembert 94
Chapitre 6. – Les syndicats des familles 115
Chapitre 7. – Le camembert du poilu 135
Chapitre 8. – Les dynasties du camembert 153
Chapitre 9. – La belle époque des fromageries 167
Chapitre 10. – Ouvriers de fromagerie 178
Chapitre 11. – Grandeur et décadence de l’ordre domestique 193
Chapitre 12. – La guerre de deux camemberts 208
Chapitre 13. – La vaine résistance des coopératives 227
Chapitre 14. – L’invention de la tradition 243
Chapitre 15. – De l’étiquette au tyrosème 254
Chapitre 16. – L’Amérique et le camembert 263
Chapitre 17. – Le camembert dans tous ses états. 276
Conclusion. – Permanence du mythe 287
Notes 293
Remerciements 301

Notes de bas de page

[1] p.253

[2] p.16

[3] p.38

[4] p.60

[5] p.72

[6] p.79

[7] p.94

[8] p.114

[9] p.152

[10] Idem. 

[11] p.208

[12] p.229

[13] p.253

[14] p.242

[15] p.240