Le repas gastronomique des Français à l’UNESCO : le grand malentendu

28 FÉVIER 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

"Un repas de noces à Yport" (détail), Albert Fourié, 1886. Collections du musée des beaux-arts de Rouen.

« Un repas de noces à Yport » (détail), Albert Fourié, 1886. Collections du musée des beaux-arts de Rouen.

« Réflexion faite, ces modifications, qui aboutirent à circonscrire l’élément au repas gastronomique des Français, furent une bonne chose. Cela donne une dimension plus tangible et concrète à ce monument immatériel. Cela évite de se demander si la blanquette de veau est inscrite au patrimoine mondial et de se poser la question de savoir si c’est la recette de tante Ursule ou celle de Bernard Loiseau qui fait foi. Question qui nous fut maintes fois posée lors de la préparation du dossier, et par les gens les plus sérieux… » [1]

Cette citation de Francis Chevrier, l’initiateur du projet de l’inscription du Repas Gastronomique des Français (RGDF) à la liste représentative du Patrimoine Culturel Immatériel  (PCI) de l’humanité de l’UNESCO résume à elle seule les tensions qui caractérisent la compréhension de cette inscription depuis les premiers instants du projet et ce, jusqu’à aujourd’hui.  Cet article se propose de revenir sur quelques-unes de ces mécompréhensions de l’inscription du RGDF par des « gens les plus sérieux » et en profiter pour faire un rappel de ce en quoi elle consiste réellement pour l’UNESCO et pour les porteurs du projet.

Le 16 novembre 2010, le repas gastronomique des Français a été inscrit sur la liste représentative du PCI de l’humanité, en référence à la Convention UNESCO de 2003. La sociologue et historienne Julia Csergo propose que les multiples mécompréhensions de cette inscription tiennent essentiellement au fait que les concepts rattachés au PCI contenu dans l’accord de 2003 n’étaient que très peu familiers aux professionnels de la culture et de la recherche académique. «…Le Patrimoine Culturel Immatériel n’était l’objet que de peu d’attentions en France où prédominait une conception historiquement construite et euro centrique qui avait privilégié une conception du patrimoine culturel essentiellement construite autour des objets matériels et des héritages régaliens ». [2]

La maladresse de Nicolas Sarkozy

Pour Francis Chevrier et Jean-Robert Pitte, les principaux responsables de l’inscription du RGDF, cette dernière devait essentiellement servir à deux choses. Elle devait premièrement permettre à la gastronomie d’être reconnue comme Culture au niveau national. Cette reconnaissance devait par la suite, devenir un moyen de contraindre le gouvernement français à mettre en place une politique culturelle se manifestant par divers programmes et projets dont les futures Cités de la gastronomie. [3]

C’est lors de l’inauguration de son premier Salon de l’agriculture en tant que président de la République, le 23 février 2008, que N. Sarkozy donne  le coup d’envoi de l’inscription du RGDF à titre de projet d’État.

« J’ai pris l’initiative que la France soit le premier pays à déposer, dès 2009, une candidature auprès de l’UNESCO pour permettre la reconnaissance de notre patrimoine gastronomique au patrimoine mondial. Nous avons la meilleure gastronomie du monde — enfin, de notre point de vue (…) enfin on veut bien se comparer avec les autres —, et bien nous voulons que cela soit reconnu au patrimoine mondial. » [4]

La manière avec laquelle N. Sarkozy a annoncé la candidature de la France a entrainé son lot de réactions négatives chez les observateurs étrangers et les représentants de l’UNESCO.

Le socioanthropologue Jean-Louis Tornatore résume la situation ainsi : « … sortant de son texte comme à son habitude, en une petite phrase proclamant l’excellence de la gastronomie française — et bien que reconnaissant que le point de vue ne pouvait être que subjectif et qu’en conséquence la France acceptait pour cela de mettre son « titre » en jeu, de concourir — il faisait mine de s’asseoir sur le critère de représentativité patiemment élaboré par les instances de l’UNESCO. » [5]

Les représentants de l’UNESCO et des autres pays ont essentiellement reproché au président de justifier l’inscription par une vision élitiste et arrogante de la supériorité supposée de la gastronomie française. À cela, il faut ajouter que N. Sarkozy ne se réfaire jamais à la notion de PCI. Cette absence de mention est perçue par beaucoup comme symptomatique de sa mauvaise compréhension de la convention de 2003 par le président français. [6]

Selon la sociologue Sidonie Naulin, en se basant sur ce discours, l’on comprend que N. Sarkozy voit essentiellement deux avantages à l’inscription du RGDF. Le premier est d’ordre symbolique. «En étant le premier pays à inscrire sa gastronomie au Patrimoine Culturel Immatériel de l’humanité, la France réaffirmerait son rôle de leader en matière culturelle et cela participerait à son rayonnement culturel ». Le deuxième est plutôt d’ordre économique. « En permettant une promotion internationale de la gastronomie française, l’inscription soutiendrait le développement d’un marché autour de cette gastronomie. Elle offrirait un nouvel espace d’activité pour des secteurs agricoles, agroalimentaires et touristiques français.» [7]

Quoi qu’il en soit, l’impulsion donnée par le président ce jour-là lançait la France «…sur le terrain de la patrimonialisation de la culture en s’appuyant sur sa conception du patrimoine — et sans guère la remettre en cause —, prioritairement fondée sur l’unicité et l’excellence — et non la typicité et la représentativité.» [8]

La mécompréhension de la Convention de 2003 pour la sauvegarde du PCI.

Si la France est accusée de vouloir faire reconnaître la supériorité de sa gastronomie via cette inscription, c’est aussi parce que durant les premières années de la mise en place du projet, les chefs étoilés sont nombreux à vouloir s’associer à cette inscription. Ainsi, en 2008, Jean-Robert Pitte annonce-t-il que des figures de l’excellence, voir, de l’élitisme culinaire français telles que Paul Bocuse, Michel Guérart, Alain Ducasse, Joël Robuchon et Guy Savoy soutiennent toutes l’inscription.

Guy Savoy s’était également fait remarquer à cette époque en répondant à une flèche de la Confédération nationale des cultivateurs italiens (Coldiretti). Cette dernière avait répondu au discours du 23 février par voie de presse en soulignant que l’Union européenne reconnait 166 spécialités italiennes contre seulement 156 spécialités françaises. Le chef avait rétorqué sur le même terrain (bien loin de l’esprit de la convention de 2003) : « Soyez objectif : nous avons une variété de spécialités infiniment supérieure, sans parler des vins. Quel vrai dessert proposez-vous, en dehors du tiramisu ? Et quel célèbre pâtissier avez-vous ? (…) Pour cette diversité et les talents de nos artisans, notre gastronomie doit être immortalisée. (…) Nous avons un savoir-faire, un génie culinaire unique ».  [9]

Article La tribuneLes médias ont également eu leur rôle à jouer quant à la transmission galvaudée du sens de cette inscription. Le site web de l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation (IEHCA) met à disposition une revue de presse dont voici quelques titres: « La France fait don de sa gastronomie à l’humanité » (La Tribune) ; « Le monde envie notre repas » (Aujourd’hui en France) ; « L’UNESCO toquée de gastronomie française » (20 minutes) ; « Cocorico, notre bonne bouffe est classée à l’UNESCO » (Ouest France) ; « La table française est déjà universelle » (La Nouvelle République) ; « UNESCO : Combat de toques » (L’Express) ; « Le devoir de patrimoine. La gastronomie française entre au patrimoine de l’UNESCO. Ce sacre va lui donner un nouvel élan » (Le Monde Magazine) ; « La table française entre au patrimoine mondial » (Paris Match).

Julia Csergo, considérée par beaucoup comme l’inventeur du concept de  Repas Gastronomique des Français, constate que cette compréhension approximative du sens de l’inscription existe également au sein des institutions publiques : «…que ce soit de la Mission, du ministère, etc., reviennent toujours sur la même chose : le patrimoine, les produits, les savoir-faire, les AOC, les labels, etc., jusqu’à aboutir à so good so french. Ce qui donne aussi le sentiment que finalement le politique en France a aussi instrumentalisé la convention de l’UNESCO » (entretien avec J.L Tornatore). [10]

À titre d’exemple, citons seulement les mots choisis par Matignon pour saluer l’inscription du RGDF : «… l’inscription « d’un de nos plus grands trésors nationaux, la gastronomie »(…) « le génie français » des « arts de la table », « la qualité de ses savoir-faire artisanaux et de son rayonnement culturel ». Et de poursuivre : « Ce classement au patrimoine mondial est une reconnaissance de nos artistes des métiers de bouche connus dans le monde entier ».  Ainsi le bureau du Premier ministre fait-il, lui aussi, la mauvaise association entre l’inscription du RGDF et la reconnaissance de la gastronomie française telle qu’elle est portée par les grands chefs à l’étranger.  [11]

Comprendre l’inscription du Repas Gastronomique des Français à la Liste représentative du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

La convention de 2003 s’est inspirée de l’exemple japonais où le patrimoine culturel immatériel est reconnu depuis les années 1950. Elle vise deux objectifs. Le premier est de rééquilibrer les effets de la convention de 1972, qui a surtout profité aux pays du nord, en faveur des pays du Sud, pauvres en patrimoine matériel, mais riches de patrimoines immatériels. « Le second objectif est de protéger plus généralement des effets néfastes de la mondialisation et des évolutions de la vie sociale les richesses qui, en raison de leur forme immatérielle, ne sont actuellement pas protégées ». [12]

La convention de 2003 définit le PCI ainsi : « … les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes, et le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce PCI transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et de la créativité humaine (…) seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre les communautés, groupes et individus et d’un développement durable. » [13]

C’est en se basant sur cette description du PCI que l’équipe en charge de l’inscription a progressivement constitué l’objet ethnologique qu’est le RGDF.

Julia Csergo commente :

« La réflexion menée nous a permis d’extraire du champ de la gastronomie, un élément restreint qui en représentait la synthèse : le repas gastronomique, occasionnel et festif, comme lieu où s’exprime et se met en scène cette culture partagée. C’est ainsi que nous avons proposé de faire inscrire cette pratique sociale (des Français), recevable dans le cadre de la Convention UNESCO, et non un modèle alimentaire qui se voudrait d’excellence (à la française). » [14]

Nous laisserons ici le soin à Julia Csergo, l’une des maîtres architectes de cette inscription, de décrire ce que signifie l’inscription du RGDF à la liste représentative du  PCI de l’humanité de l’UNESCO.

«… le « Repas gastronomique des Français »  inscrit au PCI de l’humanité ne concerne nullement les productions concrètes servies au cours de ce repas (produits, plats), mais consacre une pratique familière : celle du repas festif par lequel on célèbre un événement particulier (anniversaires, mariages, réussites, etc.) et qui se marque, comme partout dans le monde, par des usages et des rituels qui se sont enracinés, au cours de l’histoire, dans toute la société jusqu’à devenir un élément d’une culture commune. En France, cette pratique renvoie à une culture gastronomique fondée sur l’attachement de tous à un art de vivre qui intègre le bien manger et le bien boire, la sensorialité et son expression, la convivialité, le partage du plaisir du goût. De la même façon, si ce repas peut parfois être pris au restaurant – ou préparé par un traiteur -, l’inscription UNESCO ne concerne pas les savoir-faire des métiers de bouche et des cuisiniers professionnels. Elle consacre des usages et des rites d’accueil, les façons dont, dans la culture française, nous  » considérons  » ceux qui, par leur présence, honorent un événement que nous fêtons, lui donnent une existence sociale. Les valeurs d’attention, de générosité et de partage sont au cœur de cette pratique. Préparer, pour l’occasion, un bon repas, à base de bonnes recettes et de bons produits, porter une attention particulière au goût et au plaisir qu’il procure, à l’harmonie des saveurs, à l’accord des mets et des vins, à la succession des services, à l’esthétique de la table ; le consommer selon des rituels toujours renouvelés – goûter les vins, découper et partager à table les grosses pièces (viandes, fromages, gâteaux), parler des goûts, de la qualité des recettes et des produits. » [15]

Conclusion – Les Cités de la gastronomie et l’esprit de la convention de 2003.

L’inscription du RGDF sur la liste représentative du PCI, a aussi été conditionnée à l’engagement de la France à mettre en oeuvre un programme de valorisation de ce patrimoine. C’est ce qui est appelé le «plan de gestion».  [16] Ce plan de gestion est soumis à un contrôle régulier de l’UNESCO, tout manquement aux engagements énoncés est  susceptible d’engendrer une « désinscription » de l’élément. [17]

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Pour éviter ce type de désagrément, la section 3.b.4 du dossier de candidature du RGDF prévoit un « Organisme spécifique de veille et de suivi des mesures de sauvegarde ».  Il s’agit de la Mission Française du Patrimoine et des Cultures Alimentaires (MFPCA) qui est actuellement dirigée par Pierre Sanner. La MFPCA «…garantit la mise en œuvre des mesures appropriées aux termes et à l’esprit de la Convention de 2003. La mission alertera l’État sur les risques éventuels d’utilisation dévoyée de l’inscription sur la liste de l’UNESCO, tels que l’instrumentalisation ou la labellisation mercantile ». C’est également la MFPCA qui coordonne le réseau des Cités de la gastronomie (Tours, Dijon, Paris-Rungis, Lyon). Ce projet n’est pas mentionné nommément dans le dossier de candidature. Ce dernier prévoit cependant la création «…d’outils et d’équipements de sensibilisation et d’information au plus grand nombre… » [18]

hôtel dieuL’on comprend ainsi pourquoi le projet de Cité de la gastronomie de Lyon a pu s’attirer quelques critiques de la part de la MFPCA. La Cité de la gastronomie doit en effet s’implanter au sein de l’ancien Hôtel Dieu de Lyon. Il s’agit d’un chantier d’aménagement en centre-ville d’une superficie de 54 000 m2 dont 3 500 m2 seraient dédiés à la Cité de la Gastronomie en tant que telle et 800 m2 à un espace permanent d’exposition. [19]

« Les liens entre santé et nutrition sont au cœur du projet et de la programmation culturelle de la Cité de la Gastronomie. La proposition visant à créer un espace permanent d’exposition semble être imposée par la nécessité de conserver en ses lieux la collection du Musée des Hospices Civils de Lyon. Il faut souligner que la dimension santé/nutrition n’a pas fait l’objet d’un développement spécifique dans le dossier d’inscription du « repas gastronomique des Français » au patrimoine de l’humanité et ne figure pas parmi les priorités du cahier des charges en vue de la création de la Cité de la Gastronomie. » [20]

À ces préoccupations quant à la cohérence avec le sens de l’inscription du RGDF, s’ajoutent des considérations quant au mode de financement.

« Le modèle économique envisagé suppose un autofinancement complet de la structure. La principale ressource dépendra de la billetterie (avec de façon plus aléatoire la privatisation d’espaces, mécénat et produits des activités de formation et pédagogique). Les hypothèses de fréquentation (entre 125 et 250 000 visiteurs annuels) sont censées assurer un résultat net d’exploitation équilibré. » [21]

La chef de projet de la Cité de la gastronomie de Lyon Sophie Louet se veut, quant à elle, rassurante en affirmant que le projet est toujours en construction et que la MFPCA assiste la Métropole de Lyon dans la mise en place de ce projet.  [entretien avec l’auteur, 22/02/2016]

Ainsi la vigilance reste-t-elle de mise. Nous l’avons vu, la tentation d’utiliser du RGDF en ne respectant pas l’esprit de la convention de 2003 existe bel et bien. Y succomber pourrait tout bonnement se solder par une désinscription.

Bibliographie

∴ Chevrier F., Notre gastronomie est une culture, Paris, Ed. François Bourin, 2011.
∴ Tornatore J.-L., « Retour d’anthropologie :  « le repas gastronomique des Français. » Eléments d’ethnographie d’une distinction patrimoniale. »
,ethnographiques.org, 2012.
∴ Naulin S., « Le repas gastronomique des Français: genèse d’un nouvel objet culturel », Sciences de la société, 87, 2012, 8-25.
∴ Csergo J., « Le  » Repas gastronomique des Français  » à l’Unesco : éléments d’une inscription au patrimoine culturel immatériel de l’humanité », www.lemangeur-ocha.com , 2011.
∴ Chevrier F., Pitte J.-R. Csergo J., Sanner P., « Discours de la conférence de presse du 19 novembre », www.iehca.eu, 2010.
∴ ATOUT FRANCE, Reconnaissance du repas gastronomique des Français par l’UNESCO. Paris, Ed. Atout France, 2012.

Notes de bas de page

[1] Chevrier F., Notre gastronomie est une culture, Paris, Ed. François Bourin, 2011, p.126

[2] Csergo J., « Le  » Repas gastronomique des Français  » à l’Unesco : éléments d’une inscription au patrimoine culturel immatériel de l’humanité », www.lemangeur-ocha.com , 2011, p.7

[3] Naulin S., « Le repas gastronomique des Français: genèse d’un nouvel objet culturel », Sciences de la société, 87, 2012, 8-25, p.11

[4] Tornatore J.-L., « Retour d’anthropologie :  « le repas gastronomique des Français. » Eléments d’ethnographie d’une distinction patrimoniale. »,ethnographiques.org, 2012, p.10

[5] Ibidem.

[6] Naulin S., Op.Cit.p.12

[7] Idem. p.11

[8] Tornatore  J.-L., Op.Cit. p.10

[9] Idem. p.12

[10] Idem. p.126

[11] Csergo J., Op.Cit. p.17

[12] Naulin S., Op.Cit.p.9

[13] Csergo J., Op.Cit. p.9

[14] Idem. p.15

[15] Idem. p.17

[16] Chevrier F. Op.Cit. p.132

[17] Csergo J., Op.Cit. p.11

[18] Lien vers document

[19] Lien vers site web du projet

[20] Lien vers document

[21] Lien vers document