« Food on the Move » (03/05) Un mal à bannir? La street food sous tension

22 MAI 2016 | PAR GAELLE VAN INGELGEM
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La street food a toujours existé. L’époque où les foyers n’étaient pas munis d’une cuisine n’est pas si lointaine. Se procurer un repas déjà cuisiné en route vers son lieu de travail était alors une nécessité. Les vendeurs ambulants proposant de la nourriture sillonnaient déjà les rues de l’Empire romain ; avant la conquête espagnole, ils parcouraient les voies de circulation des cités anciennes sous l’empire aztèque. La ville de Mexico, alors connue sous le nom de Tenochtitlan, proposait une alimentation de rue diversifiée et prolifique, tradition culturelle qui perdura durant toute la période coloniale et jusqu’à nos jours.[1]

 

Désormais, rares sont les villes qui ne vantent pas la qualité et la diversité de leur street food, que ce soit au travers de festivals lui étant spécialement dédiés ou comme faire-valoir de toute manifestation urbaine. Prise d’assaut par ce qu’il est commun d’appeler la « culture foodie », ou la tendance des jeunes citadins à accorder une attention particulière à tout ce qui touche au culinaire, la nourriture de rue a quitté les rangs de la seule alimentation populaire, bon marché et ouvrière pour se voir conférer d’inédites lettres de noblesse. Il suffit d’ailleurs de s’aventurer dans la file menant à certains « food-trucks », ces petits camions au design léché proposant des mets travaillés à base de produits de qualité, pour se faire une idée de l’ampleur du phénomène.

 

 

Loin d’être restée cantonnée à la rue, la street food a également envahi les structures de restauration classique et même les établissements haut de gamme. Cette omniprésence, preuve de son succès, n’est pas sans équivoque. Nombreuses sont les voix qui s’élèvent contre une street food jugée « ennuyante », « lassante », voire « snob », des qualificatifs visant à discréditer une pratique de bobos chics, de hipsters ou de cols blancs.

 

Le caractère très contrasté de la réception du phénomène témoigne de sa complexité. Mobile et flexible, la nourriture vendue en rue révèle les évolutions urbanistiques d’une ville, donne une signification sociale, culturelle et symbolique aux espaces urbains. Elle virevolte au gré des tendances culinaires, rythme le paysage et réveille les sens. Son odeur embaume la ville, au point d’en devenir sa première caractéristique pour les visiteurs de passage. Avant d’être branchée, la street food est familière, locale et collective. Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’elle ait été, dans de nombreux cas, élevée au rang d’emblème identitaire national. Pensons à la pizza italienne ou aux frites belges.

 

Cette ambiguïté des réactions n’est pas neuve. La modernité, l’industrialisation et l’hygiénisme du XIXe siècle n’ont pas eu raison d’une pratique que les autorités urbaines se sont toujours efforcées de règlementer, mais jamais d’enrayer. Car l’enjeu a toujours été de concilier les besoins d’une classe populaire pour qui la vente alimentaire ambulante constituait un moyen de subsistance, avec les réclamations des petits commerçants et boutiquiers indépendants, qui voyaient ce canal de diffusion comme un moyen illégal de concurrencer leur commerce patenté.

 

À côté de cette hostilité affichée que les policiers de quartier et les autorités municipales ont toujours tenue en grande estime – particulièrement en période électorale, et d’autant plus marquée en cas de récession et difficultés économiques – s’ajoutait la préoccupation majeure de la libre circulation sur la voie publique. C’est d’ailleurs encore le cas aujourd’hui dans la plupart des villes. Pour qu’un vendeur ambulant ait la permission d’établir son chariot, d’étaler sa marchandise sur table ou de stationner avec son seul sac à provisions, il doit fournir la preuve irréfutable que sa présence ne gêne d’aucune manière la circulation des véhicules ou des personnes. Sa liberté de mouvement est donc strictement limitée.[2]

 

En même temps, le caractère authentique de la vente ambulante, avec ses odeurs, les cris de ses vendeurs, alimente la vie urbaine d’une connotation spécifique. Alors qu’à partir du milieu XIXe siècle, la plupart des grandes villes européennes se parent de larges boulevards et sont progressivement soumises à la volonté d’aérer les rues, de les assainir en les dépouillant de leurs indésirables, les auteurs contemporains soulignent allègrement la typicité de la vente ambulante qui colore le paysage de la ville en lui apportant cette petite étincelle de folie, de joie, de vivacité.[3]

 

Detroit Publishing, Library of Congress, Circa 1900 [4]

D’abord populaire, laborieuse, simple et relativement bon marché, la street food s’est ensuite embourgeoisée en se parant des codes et préoccupations d’une classe moyenne en mal de visibilité. Souvent comparée au phénomène de la gentrification ou l’appropriation des quartiers pauvres par une population aisée attirée par la prétendue authenticité de ces espaces, l’obsession pour la street food résonne en effet comme une tentative de réconciliation entre les classes sociales par la valorisation d’une culture populaire. Et même si l’effet pervers de cette appropriation est moins nuisible dans le cas du « tout street food » que du « tout gentrifié », il n’en demeure pas moins que dans de nombreuses villes, les petits vendeurs ambulants dont l’offre de restauration n’a pas pris pour modèle les nouvelles idées du goût, mais est restée ancrée dans une certaine tradition culturelle, sont sur le point de disparaître. Soit parce qu’ils dénotent physiquement, corporellement ou olfactivement avec l’image que la ville veut donner d’elle-même. Soit parce qu’ils ne répondent pas aux attentes des clients au capital culturel et financier élevé, plus enclins à se sentir valorisés socialement par la fréquentation des food-trucks.[5]

 

Ainsi, se pencher sur le phénomène street food, c’est d’une certaine manière se frotter aux tensions qui caractérisent la modernité. En articulant authenticité et nouveauté, tradition et innovation, distinction et démocratie, cette pratique culturelle universelle agit, tout en contraste, comme un précieux révélateur du fonctionnement de nos sociétés modernes.

[1] Janet Long-Solís, « A Survey of Street Foods in Mexico City », Food and Foodways, vol. 15, no 3‑4, October 2007, p. 213‑236.

[2] Anneke Geyzen, « Marchands ambulants, réglementation et police à Bruxelles au XIXe siècle », Le Mouvement Social, vol. 238, no 1, 2012, p. 53-64.

[3] Nicolas, Kenny, The feel of the city. Experiences of urban transformation. Toronto, University of Toronto Press, 2014, p. 165.

[4] Source: http://www.huffingtonpost.com/fabio-parasecoli/the-new-life-of-street-fo_b_9641416.html

[5] Fabio Parasecoli, « The new life of street food », huffingtonpost.com. <fhttp://www.huffingtonpost.com/fabio-parasecoli/the-new-life-of-street-fo_b_9641416.html>