Faut-il établir une «exception alimentaire» à la manière de
«l’exception culturelle»?

3 JANVIER 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

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Le programme Lascaux
Il s’agit d’un programme de recherche juridique sur les causes des crises alimentaires. C’est un projet sélectionné et financé par la Commission Européenne, sous la direction de François Collart Dutilleul. Le programme s’appuie sur un réseau de plus de 200 chercheurs dans le monde et travaille en lien avec la société civile (collectivités publiques, associations, ONG, organisations professionnelles…). Il est basé à l’Université de Nantes.
Lascaux se donne pour objectif de faire progresser le droit alimentaire à la lumière des enjeux de la sécurité alimentaire, du développement durable et du commerce international. Il vise à établir un diagnostic exigeant, précis, concret des causes des problèmes que le monde rencontre pour nourrir la planète, afin d’ouvrir des voies nouvelles de solutions à partir de ce diagnostic.

Pour comprendre ce à quoi pourrait ressembler l’exception alimentaire à la manière de l’exception culturelle,  commençons par un rappel. L’exception culturelle est un concept politique qui fut intégré au General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) suite à une initiative française en 1993 (Cycle de l’Uruguay). Elle vise à traiter la culture différemment des autres produits commerciaux. Ainsi, le but de cette politique est de considérer les biens et services culturels comme des exceptions dans les traités et accords internationaux, en particulier par rapport à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

Le but de l’exception culturelle est de souligner la souveraineté des États dans l’encadrement du libre échange culturel dans un objectif de protection et de promotion de leurs artistes ou d’autres éléments de leurs cultures. Dans les faits, l’exception culturelle légitime des mesures protectionnistes des États limitant la diffusion des produits et services culturels étrangers. Ces mesures prennent la forme de quotas à l’importation ou de subventions aux industries culturelles nationales.

La proposition française vient renforcer un système qui existait déjà depuis la mise en place du GATT en 1947.  En effet, celui-ci admettait un régime juridique d’exception pour certains produits culturels (films de cinéma et trésors nationaux). François Collart Dutilleul, directeur du programme Lascaux, explique que « Le GATT n’était en réalité qu’une partie d’un traité international plus complet qui prévoyait également un régime dérogatoire pour les « produits de base » : produits de l’agriculture, de la forêt, de la pêche et du sous-sol. Il s’agissait de la Charte de La Havane, signée par 53 pays en mars 1948. Pour des raisons factuelles secondaires, cette Charte n’a jamais été ratifiée ni mise en oeuvre, tandis que le GATT l’a été ».[1] Ainsi, l’exception culturelle fut-elle reconnue, mais pas l’exception alimentaire.

Le 20 octobre 2005 est adoptée à l’UNESCO, la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Cette convention complète le GATT en s’intéressant à TOUS les produits culturels ainsi qu’aux problèmes liés à la préservation des richesses culturelles mondiales. C’est en s’inspirant de cette convention que l’équipe du Programme Lascaux a élaboré une proposition de Convention sur la réalisation de la sécurité alimentaire et la préservation de la biodiversité agricole qui serait négociée au sein de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’aviculture (FAO). [2]

Pourquoi établir une exception alimentaire?

L’exception alimentaire si elle devait être formalisée comme l’a été l’exception culturelle aurait avant tout le rôle de référentiel pour orienter les évolutions du droit international. Elle impliquerait une considération plus systématique des enjeux liés à la sécurité alimentaire lors de la formation de nouveaux accords internationaux et serait un outil pour la renégociation d’accords antérieurs.

En revanche, dans le système actuel, les règles prévalentes au sein de l’OMC ne laissent qu’une marge de manoeuvre étroite aux États qui voudraient intervenir dans la circulation et la distribution des ressources naturelles. Ainsi, les ressources naturelles ne sont comprises qu’au regard de leur valeur marchande et les institutions publiques n’ont qu’à de rares exceptions, le droit de réguler les prix, d’établir des quotas ou de subventionner les marchandises issues de ces ressources naturelles. « Or lorsque ces richesses produites sont précisément celles dont dépend la sécurité alimentaire d’un pays, celui-ci est privé d’un moyen déterminant si une crise survient». [3]

Une note d’orientation de la FAO parue en 2006 explique que la sécurité alimentaire est un concept découlant directement de la Déclaration universelle des droits de l’Homme des Nations Unies de 1948.[4]

Atricle 25.1 : Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.

Le sommet mondial de l’alimentation de 1996 marque une étape importante en adoptant officiellement le droit à une nourriture adéquate. Cet événement ouvrait la voie à une approche fondée sur les droits de la sécurité alimentaire.

« La sécurité alimentaire est assurée quand toutes les personnes, en tout temps, ont économiquement, socialement et physiquement accès à une alimentation suffisante, sûre et nutritive qui satisfait leurs besoins nutritionnels et leurs préférences alimentaires pour leur permettre de mener une vie active et saine ». [5]

Un nombre d’obstacles importants empêche toujours la prise en compte effective du droit à la sécurité alimentaire. Selon François Collart Dutilleul, ces obstacles ont quatre sources principales.

La première est celle du droit foncier (incluant celui de l’eau) et le droit des investissements internationaux dans la terre. En Afrique cela se manifeste essentiellement dans l’opposition entre le droit  coutumier qui privilégie les communautés occupantes et le droit moderne qui privilégie ceux qui ont réussi à acquérir des titres de propriété. En Europe, c’est l’artificialisation des sols liée à l’urbanisation et à la spéculation sur les terres constructibles qui pose souvent problème.  « Ces problèmes sont généralement aggravés lorsque des investisseurs prennent le contrôle de quantités massives de terres pour leur propre compte (phénomène de l’accaparement des terres) ou pour des opérations très profitables de promotion immobilière urbaine ».[6]

La deuxième source des problèmes est celle du droit de la propriété intellectuelle. C’est-à-dire que les inventions, même lorsqu’elles concernent un besoin fondamental comme l’est l’alimentation n’est pas traitée différemment par ce droit.

La troisième est celle du droit du commerce international des produits agricoles. De par sa nature le commerce international fournit des aliments, avant tout, à ceux qui peuvent les payer.

La quatrième est caractérisée par l’ineffectivité des droits de l’homme (droit à l’alimentation). Il existe également une «[…] forte tension au sein du droit de l’alimentation, entre la protection de la santé des consommateurs ou la préservation des espèces et de l’environnement, d’une part, et la libre circulation des marchandises et le principe de libre-échange qui gouverne le marché unique d’autre part ».[7]

Pour Collart Dutilleul, si l’on veut dépasser ces tensions et doter le droit international des outils légaux qui permettent de mieux assurer la sécurité alimentaire des Hommes  «[…] il n’est sans doute pas évitable d’avoir à construire un régime juridique pour une exception alimentaire conçue sur le modèle de l’exception culturelle ».[8]

« La construction d’une exception alimentaire permettrait de déroger aux règles générales ou de spécialiser davantage certaines règles internationales afin de tenir compte de la prééminence de l’objectif de sécurité alimentaire dans les différents aspects quantitatifs (approvisionnement, accès à l’alimentation…) et qualitatifs (alimentation saine, équilibrée, choisie…) ».[9]

Finalement, l‘exception alimentaire est aussi un moyen d’affirmer davantage une forme de démocratie alimentaire  « La démocratie étant définie comme un régime politique dans lequel le pouvoir suprême est attribué au peuple qu’il exerce pour lui-même ou par l’intermédiaire des représentants qu’il élit ».

En se basant sur cette définition, la démocratie alimentaire suppose que le peuple ou ses représentants choisissent l’alimentation qu’ils souhaitent consommer. Pour Mai-Ahn Ngo,  cette idée rejoint celle d’un droit plus affirmé, ces dernières années : le droit à l’alimentation adéquate.

Celui-ci est défini comme « le droit à un accès régulier, permanent et non restrictif, soit directement soit en l’achetant, à une quantité de nourriture suffisante et d’une qualité adéquate, correspondant aux traditions culturelles du peuple auquel le consommateur appartient, qui lui permet de profiter sans crainte d’une vie physique et mentale, individuelle et collective, épanouissante et digne ».[10]

Conclusion

World-Population-1800-2100En 2050,  la terre devra nourrir plus de 9 milliards d’êtres humains. Il parait probable que la pression croissante sur les ressources naturelles fasse du commerce des denrées alimentaires, un secteur où les opérations boursières spéculatives deviennent de plus en plus profitables. Il est crucial de doter les États d’outils juridiques qui permettent de soustraire les aliments des règles du commerce international des denrées lorsque la sécurité alimentaire d’un État est en jeu. En dotant les marchandises alimentaires d’un statut juridique spécial, l’on fait un grand pas en avant pour mieux assurer la sécurité alimentaire mondiale. Le projet de Convention sur la réalisation de la sécurité alimentaire et la préservation de la biodiversité agricole présentée par le Programme Lascaux reprend l’esprit de la Charte de la Havane de 1948. Ce projet est un bon exemple du type de réformes que certains aimeraient voir se mettre en place dans les prochaines années.

Alain Bernard et Fabrice Riem rappellent cependant que les relations internationales obéissent à la loi du plus fort et non au principe de la coopération. Ainsi, le projet de convention présentée par le Programme Lascaux risque fort de se heurter à un veto. « Elle supposerait de passer de la logique de la puissance à celle de la coopération ».[11]

Notes

[1] Propositions du programme Lascaux

[2] Ibidem.

[3] COLLART DUTILLEUL F. Un nouvel horizon de recherche : les moyens juridiques d’un ajustement des ressources et des besoins alimentaires, IN: BRÉGER T. Ed. Penser une démocratie alimentaire Volume II, 2014, p.5.

[4] FAO, Notes d’orientation Sécurité alimentaire, N.2, Juin 2006.

[5] Ibidem.

[6] COLLART DUTILLEUL F. L’approche juridique de la sécurité alimentaire mondiale dans le programme Lascaux, IN: Le juriste international 2015-1, p.43.

[7] Ibidem.

[8] Ibidem.

[9] Ibidem.

[10] NGO M. Les OGM, illustration des obstacles et des potentialités offertes par le droit pour une meilleure d´emocratie alimentaire, IN: BRÉGER T. Ed. Penser une démocratie alimentaire Volume II, 2014, p.243.

[11] BERNARD A. & RIEM F., Amender le libre-échange en matière alimentaire ?, IN: BRÉGER T. Ed. Penser une démocratie alimentaire Volume II, 2014, p.327.

Aller plus loin:
Pour comprendre comment les crises alimentaires sont des vecteurs de modification du droit international:
Vers une exception alimentaire ? La sécurité des aliments entre globalisation et crises politiques de Christophe Clergeau

One thought on “Faut-il établir une «exception alimentaire» à la manière de «l’exception culturelle»?

  • lu dit :

    Quelle serait la différence entre une « exception alimentaire » et par exemple le statut de « patrimoine culturel immatériel » attribué par l’UNESCO au repas gastronomique français ?