Couleur « chocolat »

Déconstruction d’une denrée rare

21 FEVRIER 2016 | PAR GAELLE VAN INGELGEM

Dans les rues avoisinant la Grand Place, le chocolat est immanquable. Marques de renom, petites fabriques et grandes enseignes lui sont entièrement dévouées, participant à l’épanouissement de touristes à la recherche de découvertes gustatives. Nous sommes à Bruxelles où la “mise en folklore” de cette denrée va bon train. Aux artisans-chocolatiers et magasins bons marchés, s’adjoignent des musées du chocolat, qui ne désemplissent pas. Intrigante, dérangeante, passionnante, l’histoire du chocolat continue de fasciner les chercheurs autant que le grand public. C’est sur ce parcours d’une denrée globale à l’accent local que nous allons nous pencher ici, en mettant en évidence le rôle joué, tant  par les producteurs que les consommateurs, dans la transformation d’une marchandise en un véritable produit de consommation de masse aux nombreuses connotations.

De la fève amérindienne au chocolat espagnol

Amérindienne d’origine, la fève de cacao ne pousse qu’en région tropicale. Cette culture complexe, domestiquée par les populations précolombiennes, nécessite en effet un climat chaud et humide, un environnement ombragé pour produire des fèves qui ne pourront être que soigneusement récoltées suivant une technique exigeante.[1] Ainsi, ce fruit avait une forte valeur monétaire et symbolique pour les populations natives d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale. Le caractère luxueux que le chocolat va longtemps revêtir auprès des Européens, se retrouve donc déjà dans son élaboration originelle. Boisson chaude, épicée et amère, le chocolat était consommé lors d’occasions spéciales par les plus nantis. Il était alors l’objet d’un véritable cérémonial au sein des riches maisonnées ; du nécessaire à chocolat en porcelaine de Chine au cuisinier spécialisé, en passant par le serviteur noir, tout était mis en scène pour apporter élégance et exotisme à sa concoction, sa présentation et son service.[2]

Cependant, ce breuvage au goût intense mit du temps à être apprécié. Dès lors, menthe, vanille, cannelle ou encore fleurs de jasmin venaient adoucir cette substance particulièrement riche en graisse.[3] Il est difficile de savoir avec exactitude quand l’habitude d’y ajouter une once de sucre apparut pour la première fois. Comme Sidney Mintz nous le rappelle:

« Though it is possible to date the first appearance of coffee, tea, and chocolate in Britain with fair confidence, documentation for the custom of adding sugar to such beverages during the early period of their use in the United Kingdom is almost nonexistent.» [4]

Il est toutefois indubitable que la diffusion de chocolat, comme celle du thé et du café s’est faite en parallèle avec celle de l’exploitation progressive du pouvoir sucrant de la canne à sucre:

« Sugar as sweetener came to the fore in connection with three other exotic imports – tea, coffee, and chocolate – of which one, tea, became and has since remained the most important nonalcoholic beverage in the United Kingdom. All are tropical products, all were new to England in the third quarter of the seventeenth century, all contain stimulants and can be properly classified as drugs (together with tobacco and rum, though clearly different both in effects and addictiveness). All began as competitors for British preference, so that the presence of each probably affected to some extend the fate of the others. » [5]

Industrialisation et innovations techniques

Si le chocolat n’a cessé au cours des siècles d’évoluer, en changeant de forme, de goût et de mode d’accommodement, ce sont les innovations technologiques du XIXe siècle qui vont concourir à sa première grande métamorphose. Mise au point en 1828 par Van Houten, la poudre de cacao allait révolutionner la manière d’envisager le chocolat, en le rendant plus digeste et surtout moins gras. Ensuite, suite à son industrialisation et sous la houlette des frères Fry, le chocolat prit sa forme solide. Finalement, le Suisse Nestlé participa activement à la confection du premier chocolat au lait produit à échelle industrielle.[6]

Malgré ces accents nationaux dans sa confection, celle-ci fut le fruit d’une intense collaboration entre les différents acteurs, faisant du chocolat un produit profondément global, tant du point de vue de sa consommation que de sa production. En même temps, et tout comme le café, le chocolat a de tout temps été façonné au gré des différentes préférences culturelles et habitudes alimentaires des régions où il s’est implanté.[7] Si les Hollandais ont pu vanter la forte diffusion de leur production, les Français et les Italiens se sont quant à eux longtemps disputés la première place relative à la réputation qualitative de leur chocolat, place qui finit par être prise par les Suisses à la fin du XIXe siècle.[8]

Le poids des images

Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le chocolat devint un produit de consommation de masse. Pour en arriver à ce stade, les industriels ont pu compter sur le pouvoir du marketing et de la publicité. Ainsi, pour augmenter la demande d’un bien encore considéré comme luxueux par une partie de la population, des images à connotation sexuée et raciale lui ont été associées. L’origine exotique de la fève de cacao est rappelée au travers de la mise en scène de personnes de couleurs, considérées comme aussi exotiques que le produit en question.

tenzo_banania

La publicité Banania est à ce titre emblématique. Le caractère presque naturel de cette association nécessite en fait d’être démythifié, dans le sens entendu par Roland Barthes, c’est-à-dire déconstruit. Pour Silke Hackenesch, la couleur “chocolat” pour désigner une personne a été construite par la publicité autour du produit du même nom, en le reliant immanquablement à des sujets non définis comme blancs, participant ainsi à leur “exotisation”.[9]

Dans son ouvrage “Chocolat: la véritable histoire d’un homme sans nom”, l’historien Gérard Noiriel retrace, entre vérités historiques et emprunts littéraires, la vie de Rafael, esclave devenu clown connu du tout Paris de la Belle Epoque:

« Tony Grice et Georges Foottit se sont attribués, par la suite, le “mérite” d’avoir donné le surnom de “Chocolat” à Rafael. En fait, tous les Parisiens, tous les Français, auraient pu s’enorgueillir de cette trouvaille, car tous les Noirs vivant dans l’Hexagone étaient surnommés à cette époque “Chocolat” ou “Bamboula”. Chocolat désignait la différence de couleur de peau et “Bamboula” évoquait les danses jugées primitives des Africains, par opposition au raffinement de la culture européenne. Ces préjugés résultaient d’une longue histoire. Rafael découvrit brutalement, ce jour-là, l’envers du somptueux décor qu’il avait sous les yeux. La politique coloniale impulsée par Richelieu depuis son Palais-Royal avait donné naissance à une économie de plantations reposant sur l’esclavage des Africains dans les îles (Antilles, Réunion) et en Guyane. Le mot “nègre” se diffusa à partir de ce moment-là dans la langue française, en même temps que les Européens prirent l’habitude de consommer du café, du chocolat, et du sucre de canne.»[10]

Ainsi, l’histoire du chocolat est particulièrement riche: entre ancrage national, préférences locales et parcours global, elle reflète les processus à l’œuvre dans l’émergence d’habitudes alimentaires “glocales” et met en évidence le rôle des échanges transcontinentaux et internationaux dans les innovations alimentaires, autant que le poids des représentations dans la création de stéréotypes raciaux et identitaires en lien avec l’alimentation.

Notes de bas de page

[1] S. Moss, A. Badenoch, Chocolate: a global history, Reaktion Books, 2009, p. 9.

[2] Magrit Schulte Beerbhül, “Diffusion, innovation and transnational cooperation: chocolate in Europe (c. eighteenth-twentieth centuries) », Food and History, vol. 12, n°1 (2014), pp. 9-32 (p. 15).

[3] Ibidem, p. 14.

[4] Sidney W. Mintz, Sweetness and power: the place of sugar in modern history, New-York, Viking Pinguin, 1985, p. 109.

[5] Ibidem, p. 108.

[6] Magrit Schulte Beerbhül, “Diffusion, innovation and transnational cooperation: chocolate in Europe (c. eighteenth-twentieth centuries) », Food and History, vol. 12, n°1 (2014), pp. 9-32 (p. 17).

[7] J. Morris, « Comment: chocolate, coffee and commodity history », Food and History, vol. 12, n°1 (2014), pp. 201-209 (p. 201).

[8] Magrit Schulte Beerbhül, “Diffusion, innovation and transnational cooperation: chocolate in Europe (c. eighteenth-twentieth centuries) », Food and History, vol. 12, n°1 (2014), pp. 9-32 (p. 15).

[9] Silke Hackenesch, “Advertising chocolate, consuming race? On the peculiar relationship of chocolate advertising, Germand colonialism, and blackness”, Food and history, vol. 12, n°1 (2014), pp. 97-112 (p. 98).

[10] Gérard Noiriel, Chocolat. La véritable histoire d’un homme sans nom, Bayard, 2015, p. 75.