Le pesco-végétarisme, le compromis français pour sauver la commensalité.

1er NOVEMBRE 2015 | PAR DAVID LAFLAMME

Le menu des cantines scolaires, immanquablement, s’immisce de manière chronique dans l’actualité nationale à la faveur d’une déclaration ou d’une prise de position controversée d’une personnalité publique ou politique.  Or, la visibilité médiatique de ces événements est directement liée à leur caractère exceptionnel. En effet, une simple analyse des menus des cantines scolaires des écoles primaires des dix communes les plus peuplées de France révèle que les compromis visant à la bonne cohabitation et le respect de pratiques alimentaires des familles des élèves sont la règle en France.

Le CRÉDOC, à de nombreuses reprises, a démontré l’importance de la commensalité dans le modèle alimentaire français.

En France, ce sont d’abord les savoir-faire culinaires et les manières de table qui sont mis en avant. Plus que la nourriture elle-même, ce sont donc les manières de préparer, de présenter et de consommer (les occasions, la durée, les horaires) la nourriture qui déterminent de façon décisive le modèle français. L’observation des règles de convivialité constitue un impératif de ce modèle, centré sur la commensalité, c’est-à-dire le fait de manger ensemble autour d’une table (du latin « cum », avec, ensemble, et « mensa », table). La ritualisation intervient pour valoriser l’acte alimentaire, les règles et les conventions favorisant l’échange entre les convives. Il y a partage de nourritures en même temps qu’échange de paroles.[1]

Un survol des types de menus servis dans les écoles primaires des dix communes les plus peuplées de France permet de constater que systématiquement, un aménagement alimentaire est fait pour favoriser la commensalité entre des élèves n’ayant pas tous les mêmes pratiques alimentaires.

Nombre de communes par type de menu

  Commune Population (2012) Type de menu
1 Paris 2 240 621 Option sans porc
2 Marseille 852 516 Pesco-végétarien
3 Lyon 496 343 Pesco-végétarien
4 Toulouse 453 317 Pesco-végétarien
5 Nice 343 629 Pesco-végétarien
6 Nantes 291 604 Pesco-végétarien
7 Strasbourg 274 394 Végétarien, halal et sans porc
8 Montpellier 268 456 Pesco-végétarien
9 Bordeaux 241 287 Option sans porc
10 Lille 228 652 Option sans porc

Choix du type de menu : Autonomie des communes et recommandations officielles.

Le choix de s’intéresser aux menus des cantines scolaires des écoles primaires n’est pas anodin. Les lois des 30 octobre 1886 et 7 janvier et 22 juillet 1983 confient aux communes et aux établissements publics de coopération intercommunale l’organisation et la gestion des cantines scolaires des écoles primaires. En revanche, la restauration scolaire des collèges et lycées est sous la responsabilité des départements, régions et métropoles. Ainsi existe-t-il une plus grande variété de modèles pour les cantines primaires qui jouissent d’une grande autonomie. Il faut finalement savoir que les cantines scolaires au sein des écoles primaires constituent un service public facultatif, le temps de repas des enfants n’étant pas considéré comme du temps scolaire. Ce service étant facultatif, les parents des enfants décidant de ne pas y avoir recours peuvent, en toute légalité, refuser d’y souscrire. [2]

Stéphane Papi
Docteur en droit habilité à diriger des recherches, chercheur associé CNRS (IREMAM, Aix-en-Provence / Centre Jacques Berque, Rabat) et membre de l’équipe droit et religions du LID2MS –Université Aix-Marseille.

Stéphane Papi résume ainsi l’état du droit concernant les cantines scolaires primaires ainsi:

La réglementation relative au respect des prescriptions alimentaires d’origine religieuse dans les cantines scolaires est le fait d’un “droit mou” issu, non pas de dispositions législatives, mais de circulaires. Un grand pouvoir d’interprétation est donc laissé aux élus locaux, ce qui, d’une part, engendre une disparité de traitement des usagers basée sur les différentes conceptions de la laïcité en cours selon leur lieu de résidence et, d’autre part, soumet les décisions prises à une forme d’incertitude juridique.

Liste de quelques recommandations officielles :

  • Note de service de l’éducation nationale ° 82-598 du 21 décembre 1982 B.O. Educ. Nat.,  janvier 1983, recommande la prise en compte des “habitudes et coutumes alimentaires familiales, notamment pour les enfants d’origine étrangère”.
  • Réponse à une question posée par le sénateur Jean-Louis Masson au ministre de l’Éducation nationale, François Fillion en 2005, tout en rappelant l’absence d’obligation, a encouragé les prestataires à prévoir, dans la mesure du possible des menus diversifiés.  (JORF le 17/03/2005)
  • Circulaire du Ministère de l’Intérieur du 16 août 2011 (Claude Guéant) précise que les cantines scolaires n’ont pas à servir de repas halal ou casher puisque les repas sans porc ainsi que ceux préparés à base de poisson le vendredi permettent  “le respect des prescriptions ou recommandations des trois principaux cultes présents en France”.

Le Rapport du défenseur des droits du 28 mars 2013 réaffirme le statuquo en rappelant que « …la plupart des cantines scolaires proposent, de longue date, des plats de substitution à la viande de porc, tout en servant du poisson le vendredi, pratique qui n’a pas été remise en cause par le juge. Le juge des référés du Conseil d’État a quant à lui estimé que l’absence de repas de substitution ne méconnaissait pas la liberté religieuse ».

Ainsi, la plupart des collectivités territoriales servent des menus qui reprennent l’esprit des recommandations gouvernementales et privilégient la commensalité en prévoyant des menus de substitution au porc. Mais est-ce qu’un menu sans porc est halal? Est-ce qu’un menu pesco-végétarien est casher ou même  végétarien?  En d’autres mots, où commence et s’arrête la commensalité à la table des cantines des écoles primaires françaises.

Quels aménagements pour qui?

Lilles, Bordeaux et Paris ont fait le choix de servir des menus de substitution sans porc. C’est-à-dire que les élèves, s’ils souhaitent manger à la cantine, sont contraints de manger des viandes abattues de manière non conforme au rite d’abatage halal ou casher. Or, en 2010 87% des musulmans disaient consommer de la viande halal et 59% consommer exclusivement de la viande halal. Ainsi, ces menus sans porc pourraient ne pas convenir à près de six enfants musulmans sur dix en plus de ne pas convenir aux juifs et aux végétariens. [3]

Six des dix plus grandes communes de France ont fait le choix des repas pesco-végétariens.  Le pesco-végétarisme est essentiellement un compromis entre les styles alimentaires des catholiques (56%), protestants (2%) , sans religion (32%) et des musulmans (6%) soit 96% de la population française. [4] [5] Sont exclus les juifs qui respectent des interdits alimentaires quant aux poissons de fond et fruits de mer (1%) et les végétariens ne mangeant pas de poisson (2%).* [6]

Reste finalement le modèle mis en place à Strasbourg qui permet d’assoir presque tous les enfants aux tables de leurs cantines à l’exception des enfants pratiquant un régime végétalien (environ 8% des végétariens)[7].

*Ces proportions sont basées sur un sondage du CSA fait auprès d’adultes. Le recensement des croyances religieuses par l’État étant interdit en France.

Laïcité et menu : le végétarisme est-il la solution?

Le Défenseur des droits a publié un rapport en 2013 intitulé L’égal accès des enfants à la cantine de l’école primaire. Il y est écrit:

La cantine est un service public facultatif soumis au principe de laïcité, mais qui fait régulièrement face à des revendications religieuses, et plus récemment à des revendications philosophiques de familles végétariennes. Cette question n’est pas apparue comme une question prioritaire à travers les témoignages reçus par le Défenseur des droits. La plupart de ces témoignages exprimaient un simple souhait de repas sans viande et, dans de rares cas, la mise en place de menus hallal. Certains revendiquaient par exemple un plat de substitution à la viande, ou, plus simplement, la possibilité d’avoir connaissance du menu à l’avance afin de prévoir les jours de présence de l’enfant. [8]

Le rapport n’exprime pas les liens qu’entretiennent le principe de laïcité et les repas servis au sein des cantines scolaires dans le contexte de ces revendications religieuses et philosophiques. Est-ce que le service de viande halal ou d’un menu végétarien entre en opposition avec la laïcité du repas?

L’étude IFOP réalisée pour Sud Ouest Dimanche intitulée Les Français et la laïcité révèle qu’entre 2008 et 2015, la laïcité (de 30 à 46%) a dépassé le suffrage universel (de 41 à 36%) pour devenir le grand principe républicain le plus important selon les Français. Cette progression n’est sans doute pas étrangère au fait que le Front National ait fait de laïcité, une valeur traditionnellement de gauche, l’un de ses chevaux de bataille depuis 2010.[9] Mais qu’est-ce que la laïcité?

Jean Beaubérot
Docteur en histoire et docteur ès-lettres et sciences humaines de l’Université Paris IV-Sorbonne, docteur honoris causa de l’Université de Bruxelles, Jean Baubérot est Président d’honneur de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où il a été titulaire des chaires « Histoire et sociologie du protestantisme » et « Histoire et sociologie de la laïcité ».

Jean Beaubérot explique qu’il n’existe pas un modèle français de la laïcité, mais différentes représentations selon les acteurs sociaux.

Leur contenu se modifie dans une certaine continuité. Le rapport de force entre leurs partisans change. Il produit la définition socialement légitime de « la » laïcité à un moment donné, celle à laquelle chaque acteur doit se référer, même quand il la critique. Cette définition sociale implicite constitue un enjeu politique et médiatique fort, et aboutit à un discours qui prend valeur de certitude.

Beaubérot ajoute. « Tant que la laïcité française sera essentialisée en un modèle unique, le malaise s’accentuera ». [10]

L’étude IFOP citée précédemment permet de retracer les différentes définitions de la laïcité chez les Français ainsi que leur fréquence.

Rappel Nov. 2005 (%)
Rappel Janv. 2008(%)
Rappel Sept. 2008(%)
Février 2015 (%)
Evolutions
La possibilité laissée à chaque citoyen de pratiquer sa religion
51% 54% 56% 51% -5%
L’interdiction de manifester son appartenance religieuse dans les services publics
30% 22% 24% 25% +1%
Le refus de toute forme de communautarisme
11% 12% 8% 14% +6%
L’absence de participation de l’Etat dans l’édification des lieux de culte.
8% 12% 12% 10% -2%

La possibilité à chaque citoyen de pratiquer sa religion demeure, malgré un léger recul, la manière la plus commune de définir la laïcité en France. Il est légitime de se demander si de ne pas donner accès à un repas respectant les convictions religieuses ou philosophiques d’un enfant dans le cadre de la restauration scolaire est la meilleure manière de s’assurer que chaque citoyen puisse pratiquer sa religion?

En plus des possibles complications politiques, la préparation des repas carnés respectant les diverses croyances religieuses représente des efforts et des coûts significatifs pour éviter les contaminations symboliques entre les aliments. En revanche, les préparations de repas végétariens ou pesco-végétariens ont déjà fait leurs preuves.

Conclusion

L’alternative pesco-végétarienne est déjà très répandue en France et permet la commensalité d’enfants assis à des milliers de tables laïques d’écoles primaires. Le modèle alimentaire est inscrit au coeur de la société française et la commensalité en est sans doute l’un des éléments les plus importants et distinctifs. Or, pour qu’il y ait commensalité, il doit y avoir à manger pour tous les commensaux. C’est ce qu’un grand nombre de communes françaises s’efforce déjà d’encourager.

Le décret et l’arrêté du 30 septembre 2011 relatifs à la qualité nutritionnelle des repas servis dans le cadre de la restauration scolaire sont des obstacles à cette commensalité. En imposant le recours exclusif aux protéines animales dans le plat principal de chaque menu, ces textes sont venus fragiliser le recours aux repas de substitution sans viande. Les repas végétariens et végétaliens sont pourtant largement reconnus comme étant entièrement adaptés aux besoins nutritionnels des enfants.[11] Cette prééminence donnée aux protéines animales, combinée à la grande complexité de fournir des repas halal ou casher dans les cantines scolaires enlève à beaucoup d’élèves français la possibilité de manger à la même table que leurs concitoyens.

Il est probable que la rentrée scolaire 2018 soit marquée par l’affirmation de la volonté de commensalité française via l’obligation de menus alternatifs végétariens dans toutes les cantines scolaires servant plus de 80 repas. En effet, le 14 octobre dernier, la Propostion de loi relative à la mise en place d’une alternative végétarienne dans les cantines scolaires a été enregistrée à l’Assemblée nationale. [12] C’est Yves Jégo qui est à l’initiative de cette proposition qui est appuyée par une pétition en ligne ayant déjà récolté près de 150 000 signatures.

Notes de bas de page

[1]  Thierry Mathé, Gabriel Tavoularis, Thomas Pilorin, “La gastronomie s’inscrit dans la continuité du modèle alimentaire français”, Cahiers de recherche du Credoc, n° 267, 2009, p. 3.

[2] Stéphane Papi, « Islam, laïcité et commensalité dans les cantines scolaires publiques », Hommes et migrations [En ligne], 1296 | 2012, mis en ligne le 29 mai 2013, consulté le 18 octobre 2015. URL : http://hommesmigrations.revues.org/1522

[3] Enquête Ifop, « Marketing ethnique : pratiques et jugement de population d’origine musulmane sur les produits halal », janvier 2010.

[4] Le monde, Quel est le poids de l’islam en France ?
http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/01/21/que-pese-l-islam-en-france_4559859_4355770.html

[5] CSA, « Le catholicisme en France », Le CSA décrypte…, enquête auprès de 22.101 personnes en 2012. URL: http://csa.eu  

[6] Terra eco / OpinionWay, Le végétarisme en France, enquête auprès de 1000 personnes en 2012. URL: http://www.terraeco.net/Etes-vous-prets-a-devenir,43689.html

[7] Ibidem

[8] Rapport du Défenseur des droits L’égal accès des enfants à la cantine de l’école primaire 28 mars 2013

[9] Baubérot, J. Les 7 laïcités françaises, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 2015, p. 15.

[10] Idem. p.16.

[11] Position of the American Dietetic Association: vegetarian diets. URL: http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/19562864

[12] Alternative Végétarienne. URL: www.change.org/AlternativeVegetarienne