Comment les Parisiens ont (ré)inventé l’apéro paysan (1950-1980).

18 OCTOBRE 2015 | PAR DAVID LAFLAMME

Durant l’entre-deux-guerres, les partisans de la thèse voulant que la France soit menacée de dégénérescence virent dans la consommation d’apéritif l’une des causes de ce pervertissement supposé.  Le gouvernement de Daladier et le régime de Vichy, s’appuyant sur cette idée, créèrent de puissantes lois anti apéritifs. Or, quand la Deuxième Guerre mondiale se termine, les coutumes apéritives restèrent connotées négativement. Ce n’est qu’avec l’arrivée à l’âge adulte d’une génération n’ayant pas connu la guerre que l’apéritif retrouve, sous une nouvelle forme, ses lettres de noblesse.[1]

Pour l’histoire de l’apéritif avant la Deuxième Guerre mondiale, voir LES MOUVANCES IDENTITAIRES FRANÇAISES ET L’APÉRO (1890-1950).
Génération sociologique 
Il s’agit du « … positionnement commun d’individus dans la dimension historique du processus social. Ce qui signifie qu’ils sont en position d’expérimenter les mêmes événements et les mêmes processus ».[2]

Nous vous proposons d’explorer l’histoire des générations à travers le prisme alimentaire et plus particulièrement, celui de l’apéritif. Les moments alimentaires sont en effet façonnés, créés ou réinterprétés de telles manières à s’accorder avec les représentations sociales spécifiques à l’une ou l’autre des générations sociologiques.

Durant la  période allant, approximativement, de 1945 à 1960 (la séparation entre deux générations n’est jamais totalement rigide), le rapport des Français à l’apéritif reste, dans une grande mesure, basé sur les paramètres apparus durant la guerre et l’avant-guerre. Les modes de consommation, les types de produits consommés, mais aussi les représentations sociales rattachées à l’apéritif n’évolueront pas sensiblement durant cette période.

L’apéritif demeure perçu, si ce n’est pas comme un vecteur de décadence de la France, tout au moins, comme anti-productif. Or, comme l’a proposé Remy Pawin dans son Histoire du bonheur en France entre 1945 et 1980, la génération ayant connu la Deuxième Guerre mondiale se révèle être profondément marquée par une mentalité productiviste.7 Elle est encore marquée par un rapport d’actualité à la grande Histoire française. C’est-à-dire que beaucoup considèrent participer à un mouvement historique long et acceptent toujours la notion de progrès qui justifie des sacrifices dans l’immédiat pour un Bien futur. Cet état d’esprit place cette génération en contradiction avec l’apéritif qui, durant cette période, n’a pas beaucoup de visibilité étant soit occulté, soit déguisé en un moment alimentaire plus acceptable. [3]

Les guides de savoir-vivre de cette période révèlent en effet que l’apéritif est perçu par beaucoup comme antiproductif ou tout simplement vulgaire. Ce n’est qu’en lui associant des types et des modes de consommation anglo-saxons que l’apéritif semble réussir à se maintenir en bonne société (essentiellement par la consommation de whisky), les États-Unis étant devenus, à cette époque, le symbole consacré du productivisme. [4]

La classe moyenne urbaine réinvente l’apéritif

À l’opposé, une nouvelle génération atteignant l’âge adulte durant les années 1960 et 1970, rejette en grande partie l’idée voulant qu’il faille sacrifier le présent pour une grandeur future et sera plus encline à consacrer du temps aux loisirs et plus particulièrement, en ce qui nous concerne, à l’apéritif. Ce renouveau passe par de profonds bouleversements sociodémographiques qui permettent à une grande partie des Français de se défaire de leur habitus hérité.

On pense plus spécifiquement à l’urbanisation et à la montée en puissance du salariat urbain qui lui est associé. Le taux d’urbanisation passe ainsi de 55 %, en 1954, à 63 % en 1962, puis à 73 % en 1975. Alors que celui-ci n’augmentait en moyenne que de 1,5 % par année entre 1856 et 1954, sa croissance a dépassé 2,5 % entre 1954 et 1975. Les ruraux appartiennent de plus en plus au même monde que les habitants des villes. Pour reprendre les mots de Marcel Roncayolo, pour la première fois « L’histoire sociale des villes s’identifie à celle des Français. Un caractère général, au-delà des catégories socioprofessionnelles, marque cette société qui s’urbanise ».[6]

En 1954, le statut de «salarié » ne concerne encore que 63,5 % des actifs ; en 1968 c’est 76,5 % ; en 1975, 83 %.  Parmi ces salariés, les catégories socioprofessionnelles que sont les employés (à l’exclusion des ouvriers) et les cadres (moyens et supérieur) sont à la fois, particulièrement associées à l’urbanité et à la consommation d’apéritif à partir des années 1960. Or, les cadres à eux seuls ne représentent que 8 % du total des actifs en 1954 tandis qu’en 1975 c’est 20 %. La population des cadres dépasse ainsi en nombre les ouvriers qualifiés et les ouvriers spécialisés pris séparément, mais aussi les employés. Or, ces jeunes cadres et employés urbains sont clairement associés à la consommation d’apéritifs durant les années 1960. [7]

Habitus
« […] l’habitus est le produit du travail d’inculcation et d’appropriation nécessaire pour que ces produits de l’histoire collective que sont les structures objectives (e. g. de la langue, de l’économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l’on peut, si l’on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d’existences. » [5]

Cette génération urbaine et salariée redéfinira à sa manière le symbolisme du moment de l’apéritif qui regagnera une valeur sociale positive ce qui engendrera la croissance de sa popularité sous de nouvelles formes. 138.2On pense premièrement au lieu de l’apéritif qui passe du débit de boisson, où il était en grande partie cantonné au lendemain de la guerre, au domicile en profitant de la montée en confort des logements. On pense également au déplacement de l’apéritif depuis la table de la salle à manger vers les salons ou les coins salon qui sont aménagés de manière de plus en plus fréquente avec l’arrivée de la télévision dans les foyers. On pense aussi à la progression du versant culinaire de l’apéritif qui se limitait essentiellement à la consommation d’olives, de biscuits salés et de fruits à coques séchés avant les années 1960 et qui finira par devenir aussi important que le dîner durant les années 1970.[8]

Ces changements sont en partie dus au fait que l’apéritif change de vocation pour beaucoup de Français. Il passe ainsi, d’un moment qui existe essentiellement dans une dualité avec un repas avant les années 1960, à un moment suffisant à lui-même à partir des années 1960 et 1970. Cela est, entre autres, dû au fait que la cadence quotidienne souvent très rapide des nouvelles populations urbaines mène à une division de la quotidienneté en temps plus courts. Ces temps courts étant combinés à un fort désir de convivialité, les formules d’invitations simplifiées se popularisent.

On pense notamment à tout ce qui entoure les appareils de cuisine conviviale (fondue, raclette, etc.), mais aussi aux plats uniques (lasagne, couscous, etc.) et aux invitations à l’apéritif. C’est dans ce contexte que se popularise l’invitation à un apéritif dissocié de sa dualité avec un repas. (L’apéritif n’est plus systématiquement servi avant un repas). C’est par ailleurs cette dissociation qui permet à l’apéritif de se culinariser en reprenant à son compte l’essentiel des amuse-gueules et bouchées qui étaient, jusqu’alors, plutôt servis lors des cocktails.

Sangria au Perrier

Sangria au Perrier

Les publicités autour du thème de l’apéritif révèlent par ailleurs que celui-ci passe d’un moment qui est perçu comme ancré dans l’histoire française durant les années 1940 et 1950, et qui se veut donc un moment de consommation typiquement français, vers un moment qui est souvent perçu comme détaché de ses aspects français durant les années 1960 et 1970.

L’apéritif devient le lieu de la mise en scène d’art de vivres inspirés des pays exotiques, du lieu où l’on a passé ses vacances ou d’une vision d’une ruralité ancienne fantasmée autour d’une convivialité simple et détachée de la « grande histoire française ».

Le magazine Elle donne dans ses articles abordant l’apéritif, de nombreux exemples de jeunes urbains aisés qui tentent de recréer chez eux, le temps d’un apéritif, leurs fantasmes de convivialité rurale alcoolisée.

En 1962, Elle publie un article intitulé Vennez boire un verre à la maison. Il s’attarde à décrire des manières originales d’accueillir des invités pour prendre un verre.

« Entre copains, on aime boire simplement du vin rouge ou du vin blanc. N’hésitez pas à le servir […] dans des verres de bistrots anciens et dépareillés sur un plateau de bois. Pour l’accompagner, olives et crudités, ou saucissons de toutes sortes coupés en petits carrés et disposés sur des assiettes anciennes à charades ou à rébus achetées dépareillées aux Puces ».

La vaisselle sert ici à rappeler, avec nostalgie, une époque révolue essentiellement sortie de l’imagination des participants. L’apéritif sert à mettre en scène une pièce de théâtre dont le thème est une convivialité chaleureuse tentant de se détacher artificiellement de la modernité urbaine.

Un autre article de 1974 décrit une réception faisant également appel à ces symboles :

« Pour le “pot” décontracté entre copains […] la formule du buffet campagnard : plateau de crudités, salades composées, saucissons et charcuteries. Le tout arrosé de beaujolais en tonneau. Pour l’apéritif : Cinzano […] et des amuse-gueules variés ».

Il est intéressant ici de constater que pour accompagner un « buffet campagnard » on propose comme apéritif du Cinzano qui base sa communication au courant des années 1970 sur l’idée qu’en le consommant, l’on fait une pause avec la modernité urbaine.

Conclusion

On peut finalement dire que les Parisiens des années 1970 prennent l’apéritif comme ils vont au salon de l’agriculture : ils font un voyage symbolique dans ce pays de convivialité simple et authentique qu’est la « Ruralie ». L’apéritif permet de mettre en scène à la fois, les valeurs auxquelles ceux qui l’organisent ou qui y participent s’identifient, mais également, certains de leurs fantasmes et de leurs aspirations.

Notes de bas de page

[1] Pour l’histoire de l’apéritif avant la Deuxième Guerre mondiale, voir LES MOUVANCES IDENTITAIRES FRANÇAISES ET L’APÉRO (1890-1950).

[2] Devriese M., « Approche sociologique de la génération », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, N. 22, avril-juin 1989. p. 12.

[3] Pawin R., Histoire du bonheur en France depuis 1945, Paris, R. Laffont, 2013, p.24.

[4] Laflamme D., « Histoire de l’apéritif en france entre 1945 et 1980 : la métamorphose d’un moment alimentaire », Mémoire de master 2 , sous la direction de Jean-Pierre Williot, Tours, Université François Rabelais, 2014. p.32.

[5] Bourdieu P. Esquisse d’une théorie de la pratique, Genêve, Librairie Droz, 1972, p. 282.

[6] Duby G. (dir.), Histoire de la France urbaine. Tome 5. La ville aujourd’hui, Paris, Éd. du Seuil, 1985, p.48.

[7] Voir: Sources statistiques

[8] Démonstrations faites en se basant sur  un grand échantillon de guides de savoir-vivre, de magazines d’intérêts féminins et de catalogues d’ameublement. Voir : [4]

Approche statistique de la valorisation des apéritifs régionaux

Les données de l’INSEE laissent entrevoir une consommation d’apéritifs baissant jusqu’à la fin des années 1950 et reprenant au courant des années 1960. Cette reprise concerne avant tout la région parisienne, mais deviendra rapidement visible au sein des autres grandes agglomérations françaises.

Au courant des années 1970, alors que la consommation d’apéritifs se popularise jusqu’aux milieux ruraux, celle-ci décroit à Paris. L’on consommait ainsi 2,33 litres d' »apéritif, eau-de-vie et liqueur » en moyenne par habitant en région Languedoc et Provence en 1965 contre 3,52 en 1980. Inversement, en région parisienne on passe de 4,01 à 1,74 litre durant la même période.

La diffusion de la consommation de ces boissons est également visible à travers le prisme de catégories socioprofessionnelles. Les « apéritifs, eaux-de-vie et liqueurs » sont, en effet, surtout consommés par des catégories plutôt rattachées à l’urbanité au courant des années 1960 (cadres, employés) et seront progressivement délaissés par ces catégories qui consommeront proportionnellement de plus en plus de vins à partir des années 1970 (à l’exclusion des vins de table). Or, au même moment, au sein des catégories rattachées à la ruralité (agriculteurs, travailleurs agricoles), la consommation d’apéritif croît considérablement et celle de vin diminue.

Sources statistiques

Statistiques de l’INSEE :

– INSEE., La Consommation annuelle des ménages en base de 1971 : résultats des années 1970 à 1978, rétropolation pour les années 1959 à 1970, Paris, INSEE, 1981.

– INSEE., Les budgets des ménages en 1978-1979, Paris, INSEE, 1982.

– Insee.fr, « Bases de données », Comptes nationaux annuels (base 2005) — Consommation effective détaillée des ménages par produit. [En ligne] URL : http://www.bdm.insee.fr/ ; consulté le 25 mai 2014.

– Nguyen Huu T., Conditions de vie et consommation alimentaire des Français : année 1967, Paris, INSEE, 1969.
– Mercier M.-A., Consommation et lieux d’achat des produits alimentaires en 1977, Paris, INSEE, 1981.

– Mercier M.-A., Consommation et lieux d’achat des produits alimentaires en 1980, Paris, INSEE, 1983.

– Richard D., Enquête permanente sur la consommation alimentaire des Français : année 1970, Paris, INSEE, 1972.

– Roy C., Principaux résultats de l’enquête sur les conditions de vie des ménages réalisée en 1965, 1966, 1967, Paris, INSEE, 1973.