tradition – Tenzo Le Gastrocéphale http://tenzo.fr Sciences de l'alimentation Sun, 12 Jun 2016 08:01:52 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=4.5.1 Le fromage de Herve: entre tradition et innovation http://tenzo.fr/articles/le-fromage-de-herve-entre-tradition-et-innovation/ http://tenzo.fr/articles/le-fromage-de-herve-entre-tradition-et-innovation/#respond Sun, 24 Apr 2016 09:04:46 +0000 http://tenzo.fr/?p=1932
Synonyme de campagne, de tradition et d’artisanat, le fromage de Herve véhicule l’image d’un ailleurs temporel et spatial dans l’esprit de nombreux citadins. Après avoir retracé le parcours du Herve dans l’histoire, nous mettrons en évidence la manière dont les acteurs ont participé à sa valorisation et pointerons du doigt certaines incohérences dont sa « mise en patrimoine » témoigne.
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Le fromage de Herve: entre tradition et innovation

20 MARS 2016 | PAR GAELLE VAN INGELGEM

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Synonyme de campagne, de tradition et d’artisanat, le fromage de Herve véhicule l’image d’un ailleurs temporel et spatial dans l’esprit de nombreux citadins. En Belgique, son odeur caractéristique a hanté les voyages scolaires de nombreux enfants, confrontés dès le plus jeune âge à son goût intense aux accents ardennais.

 

Aujourd’hui, ce fromage bénéficie d’un certain engouement. L’affaire Munix y a lourdement contribué, en tournant les projecteurs médiatiques vers l’un des derniers producteurs de fromage de Herve au lait cru, à qui l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (Afsca) avait imposé de façonner sa production pour en faire disparaître toute trace de listeria, une bactérie jugée dangereuse pour les enfants et les femmes enceintes. Découragé par cette politique de la tolérance zéro qui s’avère inadaptée au traitement d’un fromage au lait cru comme le Herve, ce producteur de 70 ans a plutôt choisi de prendre sa retraite.

 

Des voix se sont ensuite élevées contre l’Agence et ses règles jugées trop rigides et uniformes, tributaires d’une conception aseptisée, mercantile et industrielle de la production alimentaire. La volonté généralisée d’un « retour au terroir », à des aliments organiques et des produits issus d’un savoir-faire ancestral s’est ainsi ardemment manifestée dans le cas de la promotion d’un fromage voué, comme tant d’autres, à disparaître.

 

Après avoir retracé le parcours du Herve dans l’histoire, nous mettrons en évidence la manière dont les acteurs ont participé à sa valorisation et pointerons du doigt certaines incohérences dont sa « mise en patrimoine » témoigne.

 

Le Pays de Herve

 

Seul fromage pourvu de l’Appellation d’Origine Protégée (A.O.P.) en Belgique, le fromage de Herve appartient à un territoire précis, l’Entre-Vesdre-et-Meuse, plateau situé en Province de Liège dans la Région Wallonne du pays. La particularité de cet emplacement tient à sa centralité vis-à-vis de trois villes : Aix-la-Chapelle (Allemagne), Maastricht (Hollande) et Liège (Belgique). Ces trois pôles urbains ont été essentiels dans le développement économique et social du Pays de Herve.

Partie intégrante du duché de Limbourg et du comté de Dalhem, tous deux indépendants jusqu’à leur annexion en 1288 par le Duché de Brabant, le Pays de Herve a longtemps joui d’une large liberté d’action économique et commerciale étant donné son éloignement de Bruxelles, capitale de Brabant. Les privilèges fiscaux et douaniers de ces territoires ont ainsi permis la valorisation de leur production artisanale, agricole et alimentaire.[1]

 

Les marchés ont joué un rôle clé dans cette réussite. Lieux d’échange et de mise en concurrence, les places de marché participent à la construction de spécialités alimentaires « typiques » ; lieu de confrontation avec l’altérité, les discours s’y façonnent, s’y créent. Se délimite alors un contour intelligible à des produits qui seraient autrement restés anonymes.

Carte du Duché de Limbourg de 1240 à 1795

Carte du Duché de Limbourg de 1240 à 1795

Dans le cas du Herve, le marché de Limbourg a été l’épicentre de la commercialisation de son ancêtre, le « Limburger », populaire jusqu’aux États-Unis au milieu du 19e siècle. Le marché d’Aubel, créé au début du 17e siècle, a lui aussi joué un rôle prépondérant dans la dynamisation du Pays de Herve. Dans ce marché situé en Région flamande se côtoyaient des paysans du Sud, venant y écouler leur lait et leur beurre ; des paysans du Nord, y vendant leurs grains ; mais aussi des métiers artisanaux, prémices des industries laitières et fruitières du XIXe siècle.[2]

 

Tout au long du bas Moyen-âge, la culture céréalière était prépondérante dans cette région, suite à l’établissement de l’abbaye cistercienne du Val-Dieu en 1216, qui dédia ses terrains à une activité agricole et brassicole. Cependant, dès le 14e siècle, les paysans choisirent de réduire quelques-uns de leurs labours afin de pouvoir nourrir leurs troupeaux, mais aussi pour éviter la dîme valable sur les terres agricoles. Cette transformation en terres de pâtures a également été motivée par des facteurs naturels : les sols argileux et inclinés de l’Entre-Vesdre-et-Meuse n’étaient pas très adaptés à la culture des céréales, tandis que leur riche caractère hydraulique favorisait la poussée d’une herbe grasse.[3]

 

Le fromage de Herve : tradition ou innovation ?

 

Le Herve, fromage populaire de la famille des croûtes lavées, était au départ consommé localement, afin de conserver les surplus de lait à la basse saison. D’autres fromages étaient produits dans la région, comme le makèye, le stofé ou encore le bizeú. Toutefois, seul le fromage de Herve eut une vocation commerciale, exporté notamment dans les foires allemandes dès le 17e siècle.[4] Malgré tout, sa consommation demeura majoritairement domestique, jouant un rôle non négligeable dans l’économie locale et ce jusqu’à la deuxième guerre mondiale.

 

Ce fromage ne peut être fabriqué que dans la vallée d’Entre-Vesdre-et-Meuse, dont les sous-sols calcaires contiennent une bactérie, la Brevibacterium linens, nécessaire à sa production. [5] Fromage à pâte molle et croûte lavée ou morgée, le Herve se place dans la même sous-famille que le Munster ou le Maroille.[6]

 

Au départ, ce fromage de fabrication locale se caractérisait par une grande diversité de formes et de goûts en fonction de sa ferme productrice. À partir des années 60, cette hétérogénéité du produit s’est mise à poser problème, le consommateur étant désormais à la recherche d’aliments standardisés, sûrs et contrôlés. [7] Ce changement de paradigme dans le rapport à l’alimentaire a engendré la désaffection du public pour des fromages tels que le Herve, poussant les industries agroalimentaires à s’emparer du secteur.[8]

 

La technique de fabrication utilisée par « Herve-Société » rappelle celle à l’œuvre pour tous les fromages industriels, à savoir la pasteurisation ou la thermisation du lait. Ces traitements du lait par la chaleur nécessitent la réintroduction dans le lait de bactéries de laboratoires, afin de compenser la destruction des micro-organismes. Résultat ? Des fromages uniformisés, standardisés et surtout dénaturés.

 

Au pays de Herve comme ailleurs, des voix s’élèvent contre cette uniformisation des goûts. Des fermiers résistent et continuent tant bien que mal à produire un fromage au lait cru artisanal selon des techniques héritées du passé. Périco Légasse, journaliste gastronome français, est le véritable fer de lance de cette bataille en France. Son documentaire sur le sujet a fait grand bruit, notamment par sa mise en implication directe d’entreprises agroalimentaires comme « Nestlé » et « Lactalis » auxquelles personne n’avait encore osé publiquement s’attaquer. [9]

 

La construction d’une image

 

Au pays de Herve, la crainte de voir disparaître la production traditionnelle engendra la création de confréries gastronomiques – Confrérie de Remoudou en 1962 et Confrérie du fromage de Herve en 1967 – visant à relancer la notoriété et la vente par le biais de stratégies commerciales. L’attachement affectif aux spécialités alimentaires locales des membres de ces organisations est vivement revendiqué et s’accompagne d’une mise en exergue d’un certain bagage historique associé à ces produits. [10] Le fromage, considéré comme marqueur culturel et identitaire fort, est ainsi élevé au rang d’objet patrimonial.

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<http://www.paysdeherve.be/fr/espace-des-saveurs-et-decouvertes>

La Maison du tourisme de Herve propose sur son site web de décrire le travail effectué par la seigneurie de Remoudou comme suit :

 

« C’est en s’appuyant sur des réalités historiques, en y associant l’indispensable facette folklorique, que ce vénérable groupement s’efforce de “parler” des fromages de Herve, d’en faire découvrir les richesses gastronomiques, d’interpeller les professionnels des métiers de bouche, de maintenir à l’ancestral et incomparable Remoudou, sa vocation médiévale d’Ambassadeur itinérant dans notre pays et dans toutes les régions d’Europe ».[11]

En fonctionnant autour de rituels d’intronisation, en élaborant des discours affectifs communs, en considérant le Herve comme l’incarnation matérielle d’une mémoire cognitive, les confrères participent pleinement à sa patrimonialisation.

 

L’obtention de l’A.O.P. en 1996 fut précédée par un travail de longue haleine visant à l’harmonisation de la production, à la lutte contre la contrefaçon, à la monopolisation de sa commercialisation par les producteurs, à la relance de sa consommation, et finalement à la reconnaissance de son poids historico-culturel.

 

Si l’on se tourne du côté du cahier des charges de l’A.O.P., force est de constater certaines incohérences. D’abord du côté de sa zone de production. En effet, celle-ci semble avoir été délimitée sur des principes strictement géographiques. Du coup, la ville de Limbourg qui, nous l’avons signalé, joua historiquement un rôle non négligeable dans la commercialisation et la valorisation du fromage, est exclue de l’espace délimité par l’A.O.P. qui comprend les territoires compris entre les cours de la Meuse et de son sous-affluent, la Vesdre.[12] Une autre étrangeté réside dans les discours utilisés autour du procédé de fabrication. Alors que le fromage doit être élaboré selon un « savoir-faire reconnu », l’appellation tolère pourtant que celui-ci soit confectionné à partir de lait pasteurisé.

 

Ce dernier point est important. Il confère au fromage de Herve toute sa valeur symbolique, imaginaire, faisant de celui-ci une ressource essentielle dans le cadre de projets touristiques. [13] Les acteurs locaux l’ont bien compris, la création de l’« Espace des Saveurs » dans les années 1990 illustrant à merveille ce phénomène. Cette structure muséale met en scène les spécialités locales en expliquant de manière détaillée leurs procédés de fabrication. Si jusque dans les années 80 les citadins venaient en pays de Herve pour y visiter les fermes et lieux de production, ils doivent aujourd’hui se rendre dans un musée pour approcher ce fromage. Le Herve est ainsi passé de ressource alimentaire à emblème identitaire. [14] De plus, notons que le processus de fabrication exposé dans le musée n’est en fait représentatif que d’une infime part de la production totale du fromage de Herve, puisque seule la méthode artisanale de  y est présentée.

 

Conclusion

 

Le fromage de Herve est le fruit de son terroir, il doit son existence à un savoir-faire passé de génération en génération et recèle une dimension affective et identitaire forte. Toutefois, il est devenu une spécialité gastronomique, ce à quoi il n’était évidemment pas destiné. Objet patrimonialisé tant pour des raisons commerciales que culturelles, le fromage de Herve est essentiellement présenté sous sa forme ancestrale, traditionnelle et plus ou moins fantasmée, alors que l’essentiel de sa production s’effectue aujourd’hui dans la plus grande modernité.

 

Si les « formulateurs d’aliments » s’alignent dans les rayons de laboratoire, les labels visant à différencier les qualités et tracer les produits, quant à eux, se multiplient. Pourtant, quoi de plus traçable qu’un produit qui a pour source principale le contenu chimique d’un flacon ? Quoi de plus standardisé que ce que nous proposent les supermarchés ? [15] Alors que le fromage de Herve A.O.P. peut être fabriqué avec du lait pasteurisé, selon des techniques industrielles et dans des zones de production ne correspondant pas à la réalité historique, on est en droit de se demander à quoi servent ces appellations, si ce n’est à plonger le consommateur dans un certain flou duquel elles étaient pourtant censées le protéger.

Bibliographie

∴ EFFERTZ (F.), GABRIEL (J.-P.), Le Herve, bien plus qu’un fromage, Bruxelles, Jean-Pierre Gabriel, 2012.
∴ DE MYTTENAERE B., « Tourisme rural et valorisation des ressources alimentaires locales : Le cas de l’AOP fromage de Herve », BSGLg, 2011, n°57, pp. 37-51. [En ligne] <http://www.bsglg.be/uploads/BSGLg-2011-57-04_DEMYTTENAERE.pdf> (Consulté le 8 mai 2013).
∴ MAYAR M.P., « Réalité et virtualité de l’approche agroalimentaire, une approche terminologique », Quaderni, 2004, n°56, pp. 85-99. [En ligne] <http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/quad_0987-1381_2004_num_56_1_1652> (Consulté le 10 mai 2013).
∴ SANTONI (J.), Ces fromages qu’on assassine, France, 2007, 120 min., DVD.

 

Section 1

[1] F. EFFERTZ, J.-P. GABRIEL, Le Herve, bien plus qu’un fromage, Bruxelles, Jean-Pierre Gabriel, 2012, p. 18.

[2] B. DE MYTTENAERE, « Tourisme rural et valorisation des ressources alimentaires locales : Le cas de l’AOP fromage de Herve », BSGLg, 2011, n° 57, pp. 37-51 (p. 40). [En ligne] <http://www.bsglg.be/uploads/BSGLg-2011-57-04_DEMYTTENAERE.pdf> (Consulté le 8 mai 2013).

[3] F. EFFERTZ, op cit., pp. 27-28.

[4] Ibidem, p. 30.

[5] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 40

[6] EFFERTZ, op cit., p. 45.

[7] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 42.

[8] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 40.

[9] SANTONI, Ces fromages qu’on assassine, France, 2007, 120 min., DVD.

[10] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 43.

[11] Maison du Tourisme du Pays de Herve, 2010. [En ligne] <http://www.paysdeherve.be/terroir-et-gastronomie/confrerie-gastronomique/seigneurie-du-remoudou> (Consulté le 5 mai 2013).

[12] Ibidem., p. 20.

[13] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 43.

[14] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 44.

[15] M.P. MAYAR, op cit., pp. 96-97.

 

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La construction d’un patrimoine alimentaire: l’exemple tourangeau – par Nicolas Raduget http://tenzo.fr/articles/1636/ http://tenzo.fr/articles/1636/#respond Fri, 12 Feb 2016 23:20:37 +0000 http://tenzo.fr/?p=1636
Comment, dans un département qui n’a pas d’identité alimentaire aussi marquée que d’autres en France, avec des plats emblématiques que la choucroute ou la bouillabaisse, s’est-on attaché depuis la fin du XIXe siècle à reconnaître et diffuser les productions locales ? Quels sont les acteurs impliqués et les stratégies employées qui ont abouti à la promotion actuelle ? La problématique ainsi posée, il s’agit en filigrane de voir comment, de la fin du XIXe siècle à la fin du suivant, le patrimoine alimentaire de la Touraine se construit.
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Nicolas Raduget
Berrichon d’origine, Nicolas Raduget est docteur en histoire contemporaine. Ses études à l’Université François-Rabelais l’ont d’abord mené jusqu’à un master d’histoire politique sur l’influence et l’action de l’ancien député-maire de Tours, Camille Chautemps. Son goût pour l’archive et les bibliothèques l’a ensuite incité à s’engager dans une thèse CIFRE avec le Conseil général d’Indre-et-Loire, visant à étudier les conditions de l’émergence du patrimoine alimentaire de la Touraine. Désormais chercheur indépendant (qui répond aux mails assez vite), il est par ailleurs rédacteur en chef adjoint d’un site associatif consacré à la bande dessinée.

La construction d’un patrimoine alimentaire: l’exemple tourangeau

14 FÉVRIER 2016 | PAR NICOLAS RADUGET

En soutenant récemment une thèse sur les acteurs et les voies de la mise en valeur du patrimoine alimentaire de la Touraine des années 1880 à 1990, sous la direction du professeur Jean-Pierre Williot, à l’université François-Rabelais, j’avais la lourde tâche de résumer brièvement cinq ans de lectures et de dépouillements. Tenzo m’offre aimablement la possibilité d’en faire de même, qui plus est le jour de la Saint-Valentin, histoire de symboliser la relation fusionnelle du jeune chercheur avec son sujet d’étude !

Le patrimoine alimentaire implique des produits, bruts ou transformés, des pratiques et un savoir-faire qui leur sont liés, et qui constituent un héritage culturel. C’est ce que l’on peut écrire en essayant de résumer la pensée de Jacinthe Bessière et Laurence Tibère, qui ont défini plus longuement ce concept complexe.[1] Aujourd’hui, à l’heure du tout patrimoine, la notion s’est considérablement développée, ce qui n’était pas le cas à la fin du XIXe siècle. Pour autant, l’absence du terme ne signifie pas l’absence de l’idée, ce qui justifie à mon sens l’emploi de l’expression dans ce travail. En effet, l’essor des cuisines régionales a progressivement érigé les spécialités locales en éléments remarquables de la nation. Les produits qui, sous l’Ancien Régime, servaient à asseoir la notoriété de certaines villes – Philippe Meyzie l’a montré avec sa thèse sur le Sud-Ouest aquitain[2]–, franchissent un nouveau cap. On parle en effet au début du XIXe siècle d’une « monumentalisation » de la spécialité alimentaire, qui place l’aliment sur la même marche qu’un château ou une cathédrale. L’Almanach des Gourmands de Grimod de la Reynière a en cela été surnommé le « Guide Grimod » par Pascal Ory puis Julia Csergo[3]. La question d’un processus patrimonial apparaît dès lors tout au long de l’époque contemporaine, chaque région incluant sa gastronomie dans les caractéristiques importantes de son identité.

La spécificité d’un espace, la Touraine

Le choix de la Touraine comme entité géographique est dû au fait que, depuis la Renaissance, la contrée est surnommée le « jardin de la France », héritage de la présence royale en Touraine qui en fait une terre fertile vantée pour ses fruits et légumes. En outre, actuellement, l’hédonisme gastronomique tourangeau fait la part belle, en dehors des vins, produits les plus connus, à la charcuterie (rillettes, rillons), aux volailles aux couleurs contrastées (géline noire, oie blanche), au fromage de Sainte-Maure-de-Touraine ainsi qu’aux douceurs sucrées comme la poire tapée et le macaron de Cormery. Dès lors, la question de l’appropriation de ces produits par les acteurs locaux était stimulante.

Source: DELAMARE DE MONCHAUX (Comte), Toutes les poules et leurs variétés : description, standard, points, élevage, Paris, Amat, 1924.

Source: DELAMARE DE MONCHAUX (Comte), Toutes les poules et leurs variétés : description, standard, points, élevage, Paris, Amat, 1924.

Comment, dans un département qui n’a pas d’identité alimentaire aussi marquée que d’autres en France, avec des plats emblématiques que la choucroute ou la bouillabaisse, s’est-on attaché depuis la fin du XIXe siècle à reconnaître et diffuser les productions locales ? Quels sont les acteurs impliqués et les stratégies employées qui ont abouti à la promotion actuelle ? La problématique ainsi posée, il s’agit en filigrane de voir comment, de la fin du XIXe siècle à la fin du suivant, le patrimoine alimentaire de la Touraine se construit.

Une mise en patrimoine progressive

Une première période, s’échelonnant des années 1880 à la Grande Guerre, permet à la Touraine alimentaire de s’affirmer. La mise en lumière nationale permise par les Expositions universelles et incarnée par Paris déteint sur la province qui, elle aussi, cherche à s’exprimer avec faste. L’Exposition Nationale de 1892 marque la grande entrée de Tours dans cette valorisation contemporaine. La réputation de « jardin de la France » sert de moteur aux efforts locaux. Le jeu des récompenses, encourageant le mérite et le progrès, fait de l’événement un grand moment républicain, salué par le ministre en visite.

En complément de l’aspect politique, les conséquences économiques de la révolution industrielle engendrent un développement agricole et commercial au tournant du siècle. Le syndicalisme se développe en Touraine comme ailleurs. Les secteurs des vins ou des produits laitiers se structurent progressivement. Sous la conduite d’ingénieurs agronomes, comme le directeur des services agricoles, Jean-Baptiste Martin, un enseignement républicain très scolaire est prodigué aux cultivateurs pour qu’ils soignent leur travail. La fraude est combattue et la sauvegarde de certaines productions locales, comme le pruneau, est déjà en question. D’autres débouchés sont alors recherchés. Martin prend par exemple la direction du Club avicole de la Touraine à sa création, en 1909, et peuple les basses-cours d’une poule noire, la géline de Touraine. Elle symbolise la volonté locale d’innover pour mettre en valeur le territoire.

Folklore, régionalisme et promotion touristique

La perspective touristique nouvelle, plus ample, amène aussi au tournant du vingtième siècle certaines denrées de production domestique, comme les rillettes et le fromage de chèvre, à devenir des spécialités en tant que telles. Les cartes postales s’en emparent. Des jeunes filles en tenue typique sont immortalisées un pot de rillettes à la main, ou un panier garni des légumes du « jardin de la France ». Elles dégustent également les vins du cru qui occupent majoritairement l’espace promotionnel. Les spécialités alimentaires participent d’une mise en scène folklorique.

Source : AM Tours, 11Fi17-2882.

Source : AM Tours, 11Fi17-2882.


Source : AM Tours, 11Fi17-2904.

Source : AM Tours, 11Fi17-2904.

Intégrant les produits alimentaires parmi les richesses locales, le régionalisme, à son apogée entre les deux guerres, joue un rôle clé dans la création patrimoniale. Une date importante est le lancement, en 1921, de la Grande semaine de Tours par Camille Chautemps, qui cherche à faire de sa ville une capitale agricole et administrative, influente sur une large région « Centre Ouest ». Parallèlement à cela, la Touraine suit le développement alimentaire national. Les terroirs viticoles s’affirment un peu plus avec l’aboutissement de la démarche d’appellation d’origine. L’aviculture locale connait son moment de gloire, et avec elle la Géline de Touraine, qui rivalise avec les volailles de Bresse. Enfin, les premières marques de camembert de Touraine et de Sainte-Maure accompagnent dans les années trente, la progression de la fédération des coopératives laitières, qui part à la conquête de nouveaux marchés, toujours sous la houlette de Jean-Baptiste Martin.

Politique et économique, le régionalisme est enfin culturel, bon nombre de passionnés vantant les mérites d’une gastronomie tourangelle à travers la littérature. Aux côtés des écrits touristiques de Curnonsky ou de Marcel Rouff, pour qui la Touraine n’est qu’une simple étape du tour de France, des romanciers ou des médecins écrivent leur amour de la contrée, en insistant sur la bonne chère. Les bienfaits du pruneau sont célébrés, de même que la consommation du Vouvray et des autres crus locaux, avec la bénédiction des médecins amis du vin. Les éditions tourangelles Arrault jouent un grand rôle en se spécialisant dans les publications de ce type.

Source : SOPHOS, O, Les nobles vins de la Touraine, Tours, Arrault, 1937.

Source : SOPHOS, O, Les nobles vins de la Touraine, Tours, Arrault, 1937.

Pourtant, malgré les efforts de ces acteurs variés, certains produits, tels la poire tapée et le pruneau, ne résistent pas aux évolutions économiques et, faute de main d’œuvre, notamment, disparaissent. Le « jardin de la France » ne survit que dans les textes et dans l’imaginaire entretenu par le tourisme.

De la valorisation du territoire à la mode du local

L’entrée dans le second vingtième siècle inaugure enfin ce que nous avons appelé l’étrange cohabitation entre le productivisme et la valorisation locale. L’ère Jean Royer à la mairie de Tours s’ouvre en 1959, sur une période d’expansion au cœur des « Trente Glorieuses ». Les foires sont repensées, et la valorisation du terroir est alors en retrait au profit du seul territoire, désireux d’être une terre de congrès et d’accueil pour les industries. Les châteaux ont toujours la primeur s’agissant du tourisme mais les Anglais, notamment, sont des cibles privilégiés pour la diffusion des vins de Touraine. Le prince Charles a récemment montré, en recevant à Paris le prix François Rabelais, que la réputation des vins de Chinon et de Saint-Nicolas-de-Bourgueil n’a pas échappé aux plus hautes instances du Royaume. Un autre Charles, Barrier, qui obtient une troisième étoile Michelin en 1968, incarne la qualité de la restauration locale.

Subsiste également à cette période une forme de régionalisme teinté de folklore qu’illustrent la société d’originaires « la Touraine à Paris », et les confréries. Ces mouvements contribuent à entretenir un esprit humaniste et gourmand au « jardin de la France ». Ce n’est pas sans importance car c’est cette image, véhiculée par le tourisme, qui prime au moment où la standardisation est remise en cause. Lors des crises des années 1970, le local, de nouveau à la mode, a des effets rassurants. Les vins et le fromage incarnent le « terroir ». La décennie suivante les intègre à la démarche patrimoniale qui entame sa généralisation.

Programme de la Foire agricole de 1979. Source : AM Tours, 3F, Boîte 150, Foire agricole de l’Ouest européen 1979, Programme officiel.

Source : AM Tours, 3F, Boîte 150, Foire agricole de l’Ouest européen 1979, Programme officiel.

Conscients que la Touraine « était » riche d’autres produits, des passionnés dépoussièrent les spécialités oubliées. La géline de Touraine et la poire tapée redeviennent soudainement importantes, l’association des « Croqueurs de pommes » s’intéresse aux anciennes variétés de fruits, et sous le contrôle du directeur du laboratoire d’analyses, Jacques Puisais, on recherche le caractère originel des rillettes. Avant que les pouvoirs publics ne prennent, parfois, le relais, les relances d’anciennes spécialités semblent d’abord être le fruit d’un travail de consommateurs, de passionnés. La presse, à travers l’exemple du Magazine de la Touraine, contribue aussi à valoriser les richesses et à leur donner de l’importance.

Intérêts de la recherche et suggestions

Dès lors que le sujet renvoie à l’histoire économique, politique et culturelle, il faut veiller à la sélection des sources, pragmatique, qui sollicite « le talent du chercheur ».[4] La documentation trop importante – osons le néologisme et appelons ça la « dodumentation » en histoire de l’alimentation – peut avoir des effets contreproductifs. Sans revenir sur les sources classiques qui sont détaillées dans la thèse, disons un mot du recours à la littérature qui est une piste toujours intéressante. Les romans donnent un point de vue, renvoient une certaine image, différente de ce que l’on peut trouver ailleurs. Les œuvres de Maurice Bedel ou de René Boylesve témoignent par exemple qu’il existe un club des amoureux de la gastronomie tourangelle, désireux de la faire connaitre. Avant eux, Balzac renseignait sur les premières consommations urbaines des rillettes. Si Rabelais reste la référence ultime, son image étant associée jusqu’à une marque de biscottes, d’autres auteurs lui ont emboîté le pas à l’époque contemporaine. Les folkloristes, de Jacques-Marie Rougé à « la Ligouère de Touraine », formation musicale, ont joué leur rôle également. Le premier est encore cité comme référence dès lors qu’il s’agit d’évoquer les « traditions » locales. C’était aussi l’une des raisons d’être de cette thèse que de compléter l’apport des travaux d’érudits, dont la seule occurrence posait parfois problème au monde académique.

Le volet touristique de notre étude permet aussi de confirmer que l’influence extérieure dans la construction des cultures alimentaires est indéniable. La cuisine tourangelle, comme celle des autres régions, est en réalité une cuisine de représentations, stéréotypée, entretenue par les publications touristiques parisiennes et la littérature régionaliste. L’imaginaire et le regard extérieur sont au cœur de la construction patrimoniale.

Une autre observation doit être faite quant à la place de l’Indre-et-Loire dans la promotion nationale, pour tenter d’expliquer pourquoi le département reste relativement en retrait par rapport à d’autres… comme s’il baignait dans son propre cliché de la douceur de vivre et de l’insouciance. Les faits le montrent, les Tourangeaux ont plus souvent été dans la réaction que dans l’action. D’emblée, le « jardin de la France » se construit pourtant une réputation qui, au regard des discours, est peu modeste. Il a pour objectif ambitieux d’accueillir la première foire agricole française à l’époque de Chautemps, puis d’incarner « l’Ouest européen » sous l’ère Royer. À chaque fois, ses aspirations sont cependant contrariées, de la même manière que le titre de capitale de région, longtemps convoité, lui échappe au profit d’Orléans. C’est une preuve que la réputation ne fait pas tout.

La discipline historique, rendant compte de plusieurs césures, et confirmant le caractère évolutif du patrimoine alimentaire, permet d’avoir un regard différent ou complémentaire des principaux travaux sur cette question, qui émanent d’anthropologues et de sociologues.[5] S’ils encouragent avec bonheur l’interdisciplinarité, ils s’inscrivent dans le temps présent, pas forcément délimité, ce qui pose problème à l’historien dès lors qu’il cherche à comparer ses résultats. On ne peut donc qu’encourager les investigations historiques sur d’autres régions, cette thèse cherchant déjà à s’inscrire dans la lignée des chercheurs qui ont pris en compte cette dimension dans leurs travaux. C’est le cas par exemple de l’anthropologue Gilles Laferté pour la Bourgogne et de Claire Delfosse, en géographie, pour le fromage et le patrimoine de Rhône-Alpes.

Espérons pour finir que cette thèse puisse, au-delà de son apport scientifique, faire naître une action de valorisation locale pour certains produits, de même que les inventaires du patrimoine culinaire de la France se destinaient en partie à cela. C’est toute la question que de savoir si une étude universitaire objective sur la mise en valeur d’un patrimoine peut servir à sa valorisation effective. Les futurs projets de la collectivité locale ou de l’association Tours Cité internationale de la gastronomie y répondront sans doute.

Bibliographie

∴ ANDRIEUX, Jean-Yves, et HARISMENDY, Patrick (dir.), L’assiette du touriste. Le goût de l’authentique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2013.
∴ BÉRARD, Laurence, MARCHENAY, Philippe, HYMAN, Mary et Philip, et BIENASSIS, Loïc (dir.), L’Inventaire du patrimoine culinaire de la France : produits du terroir et recettes traditionnelles, Région Centre, Paris, Albin Michel, 2012.
∴ CAMPANINI, Antonella, SCHOLLIERS, Peter, et WILLIOT, Jean-Pierre (dir.), Manger en Europe : patrimoines, échanges, identités, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2011.
∴ HACHE-BISSETTE, Françoise, et SAILLARD, Denis (dir.), Gastronomie et identité culturelle française : Discours et représentations (XIXe-XXIe siècles), Paris, Nouveau Monde, 2007.
∴ MARACHE, Corinne, et MEYZIE, Philippe (dir.), Les produits de terroir. L’empreinte de la ville, Rennes, Presses universitaires de Rennes, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2015.
∴ THIESSE, Anne-Marie, Ils apprenaient la France : L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1997.
Pour consulter la thèse en intégralité:
RADUGET, Nicolas, Les acteurs et les voies de la mise en valeur du patrimoine alimentaire de la Touraine des années 1880 à 1990, thèse de doctorat d’Histoire (direction Jean-Pierre Williot), Université de Tours, 2015. [Bientôt consultable à la bibliothèque de l’IEHCA].

Notes de bas de page

[1] BESSIÈRE, Jacinthe, et TIBÈRE, Laurence, « Innovation et patrimoine alimentaire en Midi-Pyrénées », Anthropology of food [http://aof.revues.org/6759], n° 8, 2011.

[2] MEYZIE, Philippe, Culture alimentaire et société dans le Sud-Ouest aquitain du XVIIIe au milieu du XIXe siècle : goûts, manières de table et gastronomie, l’émergence d’une identité régionale, thèse de doctorat d’Histoire (direction Josette Pontet), Université de Bordeaux 3, 2005.

[3] ORY, Pascal, « La gastronomie », in NORA, Pierre (dir.), Les lieux de mémoire, tome 3, Paris, Gallimard, 1997, p. 3752 ; CSERGO, Julia, « La gastronomie dans les guides de voyage : de la richesse industrielle au patrimoine culturel, France XIXe-début XXe siècle », In Situ [http://insitu.revues.org/722], n° 15, 2011, p. 3.

[4] MARROU, Henri-Irénée, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1975 [1954], p. 69.
[5] Voir notamment BESSIÈRE, Jacinthe, Valorisation du patrimoine gastronomique et dynamiques de développement territorial : le haut plateau de l’Aubrac, le pays de Roquefort et le Périgord noir, Paris, L’Harmattan, 2001 ; BÉTRY, Nathalie, La Patrimonialisation des fêtes, des foires et des marchés classés « sites remarquables du goût » ou la mise en valeur des territoires par les productions locales, thèse de doctorat de Sociologie et Anthropologie (direction Jean-Baptiste Martin), Université de Lyon 2, 2003 ; FAURE, Muriel, Du produit agricole à l’objet culturel. Les processus de patrimonialisation des productions fromagères dans les Alpes du Nord, thèse de doctorat de Sociologie et Anthropologie (direction Jean-Baptiste Martin), Université de Lyon 2, 2000.

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