sucre – Tenzo Le Gastrocéphale http://tenzo.fr Sciences de l'alimentation Sun, 12 Jun 2016 08:01:52 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=4.5.1 À LA LOUPE – Sidney W. Mintz – La douceur et le pouvoir http://tenzo.fr/a-la-loupe/a-la-loupe-sidney-w-mintz-la-douceur-et-le-pouvoir/ http://tenzo.fr/a-la-loupe/a-la-loupe-sidney-w-mintz-la-douceur-et-le-pouvoir/#respond Tue, 26 Jan 2016 09:00:31 +0000 http://tenzo.fr/?p=1483 Pieter+Claesz-Still-life+With+Turkey-pie
Titre : La douceur et le pouvoir. La place du sucre dans l'histoire moderne. Auteur : W. Mintz Sidney Maison d'édition : Éditions de l'Université de Bruxelles Année de parution : 2014 (première ed. en anglais 1985)
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Sidney
1922-2015
Figure majeure de l’anthropologie aux États-Unis. Considéré comme l’un des pionniers des food studies,  Sidney Mintz a étudié l’anthropologie à l’Université de Columbia et enseigné pendant plus de vingt ans à Yale avant de rejoindre l’Université Johns Hopkins dont il fonda le département d’anthropologie.

La douceur et le pouvoir. La place du sucre dans l’histoire moderne – Sidney W. Mintz

26 JANVIER 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

« Passer d’un sujet aussi futile que le sucre à une réflexion sur l’état du monde peut sembler présomptueux. Mais nous avons vu comment le saccharose, cet «enfant chéri du capitalisme» – pour reprendre l’expression lapidaire de Fernando Ortiz, illustre la transition d’un type de société à un autre. La première tasse de thé chaud et sucré bue par un ouvrier anglais fut un événement historique majeur car il préfigura la transformation de toute une société, la refonte totale de ses assises sociales et économiques ». [1]

Sweetness and Power. The Place of Sugar in Modern History est souvent considéré comme faisant partie des quelques ouvrages fondateurs des food studies, c’est-à-dire des études culturelles des pratiques alimentaires.  Pour l’écrire, Sydney W. Mintz endosse à la fois le rôle d’historien et celui d’anthropologue.

Mintz est, lorsqu’il entreprend Sweetness and Power, docteur en anthropologie spécialisé dans l’étude de la zone des Caraïbes.  Avec cet ouvrage, il contribuera entre autres à élargir le spectre des pratiques anthropologiques. Il reproche aux anthropologues des années 1980 qui étudient l’alimentation des sociétés modernes, de ne pas se demander d’où viennent les aliments et qui les produit «…d’autant plus que les anthropologues de l’alimentation traditionnelle leur accordent beaucoup d’importance». [2]

Pour certains, le sujet du sucre peut paraître simple de prime abord. Le spectre d’analyse multidisciplinaire de Mintz en révèle pourtant toute la complexité. Les conclusions que cet angle d’approche lui permettent de tirer sur les profonds changements sociaux qui marquèrent le XIXe siècle, révèlent la force de cette œuvre apte à donner des vertiges au lecteur!

Pour ce À la loupe, une fois n’est pas coutume, nous avons décidé plutôt que de faire une critique ou une analyse, de faire une compilation d’extraits choisis de la manière la plus arbitraire qui soit. En sélectionnant nos passages préférés classés selon trois des thèmes abordés par Mintz.

1. La transformation socio-symbolique du sucre et de ses usages.

« Le sucre de canne – le saccharose – est une substance protéiforme, pourrait-on dire, aux usages multiples. Dès son intro­duction en Europe du Nord, on le trouvait sous diverses formes et couleurs allant du liquide sirupeux au solide cristallin, du marron foncé («rouge») au blanc absolu (ou une autre couleur éclatante) et, en ce qui concerne le degré de pureté, du presque brut au 100% raffiné. Les sucres les plus purs étaient les plus prisés, entre autres pour des raisons esthétiques, et nous avons déjà mentionné la préférence des consommateurs pour les variétés de sucre blanc fin, réservé notamment à des usages culi­naires et médicaux. En général, plus le sucre est pur, mieux il se mélange à d’autres aliments et plus il est facile à conserver ».  [3]

Le sucre comme médicament – Gras ou maigre?

« Au XIIe siècle, le caractère médicinal du sucre se trouva au centre d’un important débat théologique qui mit en lumière sa quasi-invulnérabilité face aux attaques morales. Les sucres épicés sont-ils des aliments? La consommation de ces sucres constitue-t-elle une rupture du jeûne? Thomas d’Aquin lui- même les déclara médicaments plutôt qu’aliments: «Bien que nourrissantes, les épices sucrées sont consommées non dans un but nutritif mais plutôt pour faciliter la digestion; par consé­quent, pas plus qu’un autre médicament, elles ne sauraient constituer une rupture du jeûne». C’est ainsi que Thomas d’Aquin conféra à l’étonnant saccharose – universel (toutes choses pour tous les hommes), protéiforme et subtil – une propriété particulière. Des principaux produits tropicaux que j’appelle «aliments-drogues» (thé, café, chocolat, tabac, rhum, sucre) dont la consommation en Europe a considérablement augmenté entre le XVIIe et le XXe siècle, le sucre est en effet le seul à avoir échappé aux interdits religieux. Cette vertu «laïque» du saccharose mérite plus ample explication ». [4]

Médecine humorale

« Outre Thomas d’Aquin, d’autres lettrés faisant également autorité dans les domaines de la médecine et de la philosophie, évoquèrent les propriétés médicinales du sucre. Dans son traité De Vegetabilibus (1250-1255 environ), Albert le Grand emploie le langage de la médecine humorale pour exprimer une opinion somme toute favorable : « Il est, de par nature, humide et chaud, comme l’atteste sa douceur, et il devient sec en vieillissant. C’est un calmant et un bon remède à l’enrouement et aux maux de poitrine, qui donne soif (mais moins que le miel) et qui peut quelquefois provoquer des vomissements. Mais dans l’ensemble, il fait du bien à l’estomac si ce dernier est en bon état et exempt de bile»Le saccharose tenait une place importante dans tous les remèdes censés combattre la peste noire.» [5]

De médicament à édulcorant

« Vers la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle, on prescrivit le sucre comme médicament avec plus de discernement et son usage médical diminua ; en revanche, il devenait de plus en plus populaire comme édulcorant et agent de conservation. Utiliser le sucre comme médicament n’avait plus guère d’impor­tance, puisque les gens en consommaient dans leur alimentation en quantité substantielle et l’ancien usage médical fut assimilé à une nouvelle fonction: l’apport en calories ». [6]

Le sucre comme épice

« L’usage du sucre en tant qu’épice atteignit sans doute son apogée au xvie siècle. Peu après, les prix, l’approvisionnement et les habitudes de consommation changèrent rapidement et de façon radicale. Il n’est pas surprenant que l’usage du sucre en tant qu’épice eût tendance à disparaître alors même qu’il devenait de plus en plus abondant. Mais en tant que condi­ment, il subsista dans certains usages qui, pour être marginaux, ne méritent pas moins d’être signalés. Les biscuits et les petits fours que l’on consomme en période de fêtes associent fréquem­ment, renouant avec de vieilles traditions, le sucre et les épices (gingembre, cannelle, poivre, etc.) ; de même, la volaille – dinde, canard ou oie – est souvent accompagnée de confitures de fruits, de sucre brun et de sauces sucrées, ainsi que le jambon qu’on apprête avec des clous de girofle, de la moutarde, du sucre brun et d’autres assaisonnements réservés aux grandes occasions. N’allons pas croire pour autant que le sucre tend à reprendre ses anciennes prérogatives. Loin d’indiquer un changement dans les usages, ces associations de condiments réservées à certains plats montrent – ce que les anthropologues affirment depuis longtemps – que les fêtes perpétuent les traditions qui se sont perdues dans la vie quotidienne. L’époque où le sucre était avant tout une épice est bel et bien révolue ; aujourd’hui, le sucre est partout. Certains usages anciens subsistent cependant, et porter la main à son chapeau, dire le bénédicité ou encore confectionner des petits pains d’épices est en quelque sorte une façon de remonter le temps ». [7]

Le passage de l’épice à l’édulcorant

« Le sucre en tant qu’épice ou condiment modifie le goût des aliments – comme toute autre épice, que ce soit le safran, la sauge ou la noix de muscade – sans toutefois les rendre à proprement parler sucrés. Dans le monde moderne, on utilise habituellement le saccharose en telle quantité qu’on peut trouver étonnant cet emploi parcimonieux, mais pour tout cuisinier ayant de l’expé­rience, cette coutume archaïque est familière. Que le sucre soit un édulcorant nous semble l’évidence même; toutefois, le passage de l’épice à l’édulcorant revêt une importance historique et l’usage du sucre en Grande-Bretagne changea qualitativement lorsque les conditions économiques favorisèrent cette évolution ». [8]

Histoire du dessert

« Ce n’est qu’au xve siècle que les recettes de pâtisseries figurent couramment dans les livres de cuisine. A partir de deux ouvrages datant de cette époque, Austin consacra un chapitre aux Dyverse baked métis («Divers mets cuits au four»), dans lequel il rassembla des recettes utilisant des jaunes d’œuf, de la crème, plusieurs épices dont le safran, et du sucre (dans certains cas du miel), le tout mélangé avant d’être cuit au four dans des coupes, des coquilles ou des barquettes en pâte. Au cours des siècles suivants, ce genre de mets se fit de plus en plus courant, mais la place qu’ils occupaient dans un repas restait fluctuante et ne se stabilisera que tardivement dans l’histoire du sucre. Sans doute a-t-il fallu que les denrées sucrées deviennent bon marché et suffisamment abondantes pour que les gens établissent un lien entre un service particulier et la saveur spécifique des desserts. Manger un aliment sucré à chaque repas ou que celui- ci comprenne un dessert n’a rien de naturel ou d’inéluctable. Apparemment, ce n’est que depuis les deux derniers siècles que la pratique du dessert s’est banalisée en Europe occidentale, et c’est plus récemment encore que le dessert s’est imposé comme le plat qui termine le repas. […] L’habitude du dessert – consistant généralement en un «pudding» – s’instaura définitivement à la fin du xixe siècle lorsque l’emploi du sucre s’intensifia. Mais elle s’opéra conjoin­tement à d’autres bouleversements dans le régime alimentaire et la structure des repas en Angleterre, dont l’un fut la diminution de la consommation de pain et de farine auxquels on substitua des denrées bientôt accessibles à tous et moins coûteuses, comme le sucre ; et elle continua au xxe siècle tant en Angleterre qu’aux Etats-Unis. Elle fut, semble-t-il, inversement proportionnelle à la consommation de sucre et de viande (ou du moins de matières grasses) qui ne cessa d’augmenter.[…] Tandis que le dessert figurait aux repas dans presque toutes les couches de la société, l’emploi du sucre se généralisait. Il fut bientôt, sous une forme ou sous une autre, l’accompagne­ment quasi universel des produits à base de blé et des boissons chaudes. Son apport calorique, estimé à 2% de la ration calo­rique totale au début du XIXe siècle, atteignit environ 14% un siècle plus tard. Si surprenant qu’il puisse paraître, ce chiffre se situe en-deçà de la vérité car il représente une moyenne natio­nale et ne tient pas compte de facteurs tels que l’âge, le genre ou la classe sociale. Le fait que le sucre ait exercé un attrait plus grand chez les pauvres – dont il pouvait tromper la faim en se substituant à d’autres aliments plus nutritifs – est peut-être à inscrire au nombre de ses bienfaits. » [9]

2. La transformation du sucre en produit de première nécessité pour le prolétariat anglais.

L’industrialisation et le quotidien des ouvriers.

« Je soutiens que la consommation accrue de produits tels que le saccharose était la conséquence directe de modifications profondes dans la vie de la population ouvrière (nouveaux horaires, nouvelles tâches et conditions de vie), rendant possibles et même « naturels » de nouveaux modes d’alimentation et l’introduction de nouveaux aliments ». [10]

« Le prix modique du thé avait certes son importance, mais il n’explique pas à lui seul la tendance croissante des Britan­niques à le consommer. Le pasteur David Davies, fin observa­teur de la vie rurale à la fin du XVIIIe siècle, nota judicieusement le concours de circonstances qui entraîna une préférence de plus en plus marquée pour le thé et le sucre au détriment d’autres éléments du régime alimentaire: les pauvres auraient produit et bu du lait s’ils avaient pu élever une vache, mais les registres de comptes détaillés sur lesquels il s’appuie montrent que ce n’était pas le cas. En outre, le malt étant soumis à une taxe, ils ne pouvaient plus fabriquer leur bière ». [11]

« Avec le tabac, le sucre et le thé, le capitalisme véhicula l’idée qu’une personne peut devenir autre en consommant autrement, ce qui n’a rien à voir avec la nutrition, les primates ou le goût pour la douceur et moins qu’on ne le croirait avec les symboles. En revanche, cela touche de près la transformation fondamen­tale de l’Angleterre qui, de société hiérarchique, médiévale, fondée sur le rang, est devenue sociale-démocrate, capitaliste et industrielle ».

« L’hypothèse que j’avance ici selon laquelle les changements diététiques furent influencés par le bouleversement du rythme et de la nature du travail est difficile voire impossible à prouver. Je dirai même que la nature de ces nouveaux aliments déter­mina pour une grande part leur adoption. Transformées par le capitalisme britannique de produits de luxe destinés aux classes influentes en produits de première nécessité pour les prolétaires, ces denrées sont d’un genre particulier: elles offrent un moment de répit et apaisent pour un temps les affres de la faim, comme l’alcool ou le tabac; elles stimulent et ragaillardissent sans être nutritives, comme le café, le chocolat ou le thé; enfin, comme le sucre, elles sont riches en calories et ajoutées aux autres substances, elles peuvent en augmenter l’attrait. Il n’y avait là aucune conspiration visant à détruire le système nutritionnel des ouvriers britanniques, aucune préméditation pour les intoxiquer ou nuire à leur dentition. Il demeure cependant que l’accroisse­ment constant de la consommation de sucre fut un subterfuge dans les luttes pour le profit au sein d’une même classe – luttes qui se soldèrent par la création d’un marché mondial pour les aliments-drogues, au moment où le capitalisme industriel se délestait du protectionnisme défaillant et élargissait la commer­cialisation de ses produits afin de satisfaire les consommateurs prolétaires, jugés naguère coupables ou fainéants. De ce point de vue, le sucre s’est avéré le produit idéal. Il donne l’illusion de calme; il facilite, ou semble le faire, le passage du repos au travail et vice-versa; il procure un senti­ment de satiété et de satisfaction plus rapidement qu’aucun glucide complexe ; on peut facilement le consommer avec beau­coup d’autres aliments et d’ailleurs, il entre dans la préparation de certains (thé et biscuit, café et pain au lait, chocolat et tartine de confiture). Comme nous l’avons vu, le sucre avait aussi un pouvoir symbolique car on attribuait à son utilisation maintes significations secondaires. Il n’est donc pas étonnant que les riches et les puissants s’en soient entichés et que les pauvres aient appris à en raffoler». [12]

Le pouvoir impérial est responsable de l’augmentation de la consommation de sucre des Anglais.

« Si les Anglais ont eu accès au sucre, ce n’est pas en vertu des processus de symbolisation et de signification mais à cause d’initiatives politiques, économiques et militaires dont la mise en œuvre était inconcevable pour le citoyen moyen. Par ailleurs, la masse de main-d’œuvre servile était tout aussi nécessaire pour assurer la production du saccharose et des boissons stimu­lantes en quantité voulue. Ce n’est qu’une fois cette organisa­tion en place que la faculté spécifiquement humaine d’attribuer une signification a pu se manifester. Bref, la création d’une marchandise permettant l’exercice du goût et de la faculté de symbolisation était hors de portée et des esclaves africains qui produisaient le sucre et du peuple anglais prolétarisé qui le consommait. Ensemble, esclaves et prolétaires faisaient fonc­tionner le système économique impérial qui enchaînait les uns et gavait les autres de sucre et de rhum, sans qu’aucun des deux groupes ne puisse exercer une quelconque influence. La liberté croissante du choix de consommer ne représentait qu’une espèce spécifique de liberté, rien d’autre ». [13]

L’importance du sucre dans l’économie impériale.

« La signification du sucre dans l’économie impériale était tout à fait différente de celle qu’il prit dans la vie du peuple anglais. Mais l’approvisionnement et le prix du sucre furent la consé­quence directe d’une politique impériale, conçue au départ pour satisfaire un marché qui existait déjà et qui progressivement anticipa son développement. Cette incitation à élargir le marché intérieur se traduisit par l’effondrement des réexportations, et la production fut solidement arrimée au sein de l’Empire. Le contrôle accru de la production s’accompagna d’une hausse continuelle de la consommation en métropole. Bien plus tard, lorsque la politique protectionniste fondée sur des droits discri­minatoires fut rejetée par le Parlement et que les planteurs des Indes occidentales perdirent le soutien de leurs partisans de la veille, la consommation ne cessa d’augmenter alors même que les colonies d’Afrique et d’Asie s’engageaient dans la culture de la canne et la fabrication du sucre et que le sucre de bette­rave commençait à supplanter le sucre de canne dans l’éco­nomie mondiale. Dès lors – c’est-à-dire à partir du milieu du XIXe siècle – les deux significations du sucre, dans une certaine mesure, finirent par se confondre ».

« Les Anglais en vinrent à considérer le sucre comme essen­tiel et l’approvisionnement devint un impératif tant politique qu’économique, tandis que les détenteurs d’immenses richesses issues du labeur de millions d’esclaves volés à l’Afrique, travail­lant sur des milliers d’hectares de terre volés aux Indiens du Nouveau Monde richesses qui consistaient en marchandises comme le sucre, la mélasse et le rhum destinés à être vendus tant aux Africains, aux Indiens, aux colons qu’à la classe ouvrière britannique – nouaient des liens de plus en plus étroits avec le pouvoir».

« C’est là que se rejoignent les concepts de signification et de pouvoir. Assurément, aucun des propagandistes du XVIIe siècle ne s’attendait à ce que l’Angleterre devienne une nation de mangeurs de sucre. Et pourtant, avec la collaboration des classes qu’ils soutenaient, ils ont assuré la croissance régulière d’une société où le sucre était de plus en plus abondant et que la traite des esclaves, le système de plantations, l’esclavage lui- même puis l’industrialisation en métropole n’ont cessé d’enri­chir. Produit de luxe devenu, sous l’impulsion des individus, une gâterie bon marché pour les prolétaires, le saccharose était bel et bien un des opiums du peuple; sa consommation symbolisait le succès du système qui le produisait ». [14]

« Le thé sucré était chaud, stimulant et riche en calories ; il était bu par des salariés travaillant dans des conditions difficiles; il pouvait donner l’illusion d’un repas chaud – tous ces aspects ont une égale importance. Autre facteur qui entre en jeu; le rapport intime entre le lieu de production de ces aliments, le rôle de ceux qui en sont à l’origine, de ceux qui travaillent à sa production et de ceux qui la contrôlent, et le lieu de consommation. L’Empire, après tout, avait connu au sein d’un même système politique la création de l’économie de plantation esclavagiste et (au final) du prolétariat, et tiré un immense profit du fait qu’esclaves et prolétaires s’alimentaient mutuellement sous le joug impérial ». [15]

3. La question du rôle des plantation dans l’apparition du capitalisme.

« Avant que le système d’usine du capitalisme ne s’installe en Europe, comment décrire les plantations antillaises et leur mode de fonctionnement? A quelle sorte de système économique appar­tenaient-elles puisque le capitalisme, tel qu’il est généralement conçu, n’était pas encore entré en scène? ».

« Selon certains historiens, le capitalisme ne devint une force économique dominante qu’à la fin du XVIIIc siècle. Mais son essor entraîna la destruction des systèmes qui l’avaient précédé – notamment le régime féodal de l’Europe occidentale – et l’ins­tauration du commerce international. Cet essor est allé de pair avec la création des colonies, d’entreprises expérimentales dans diverses régions du monde et le développement de nouveaux modes de production au Nouveau Monde fondés sur l’escla­vage – ce qui constitue peut-être la plus importante contribu­tion externe de l’Europe à sa propre croissance économique. Les plantations antillaises jouèrent un rôle vital dans ce processus, incarnant toutes ces caractéristiques et fournissant à la fois de nombreuses marchandises aux consommateurs européens et d’importants marchés pour la production européenne. En tant que telles, elles constituèrent une source de profits substantielle pour l’Europe avant même que le capitalisme – de l’avis de la plupart des experts – n’y fit son apparition ».

« Cette constatation nous ramène à la plantation, forme précoce d’organisation industrielle développée loin des centres européens. La plantation se singularise à la fois par la main- d’œuvre qu’elle emploie et par sa structure. Et pourtant, son existence était le résultat de desseins européens et à sa manière et avec le temps, elle devint un élément essentiel du développement de l’Europe. Si elle n’était pas «capitaliste», elle n’en constituait pas moins une étape importante vers ce mode d’organisation ». [16]

« Analysant ce curieux mélange d’esclavage et d’expansion du marché mondial du marché mondial des produits de plantation – que l’historien trinidadien Eric Williams décrit comme un système alliant les péchés du féodalisme à ceux du capitalisme sans y joindre aucune de leurs vertus ». [17]

« Même s’ils n’étaient pas des capitalistes, même si les esclaves n’étaient pas des prolétaires, même si le mercantilisme et non une économie libre prévalait alors, même si le taux d’accumulation des profits était bas et la composition organique du capital statique, il n’en reste pas moins que ces curieuses entreprises agro-industrielles faisaient vivre certaines classes capitalistes en métropole au moment même où elles accéléraient leur passage au capitalisme »[18]

Origine du mot « cassonade »

« Le sucre brun moins raffiné, partiellement purifié et cristallisé, était importé dans des caissons – il s’agit du « sucre casson», appelé par la suite cassonade, que l’on trouve dans les inventaires des épiciers au milieu du xve siècle ». [19]

Plantation de canne dans les îles Vierges (XIXe siècle)

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Sweetness and Power. The Place of Sugar in Modem History (1985) fut traduit une première fois en Français en 1991 sous le titre Sucre blanc, misère noire. Le goût et le pouvoir.
L’édition utilisée pour ce « À la loupe » est La douceur et le pouvoir. La place du sucre dans l’histoire moderne. (2014)
Sweetness and Power a également été traduit en allemand (Die süße Macht), japonais (甘さと権力), turc (Şeker ve Güç), espagnol (Dulzura y poder), néerlandais (Suiker & Macht), italien (Storia dello zucchero), koréen et arabe.

Quatrième de couverture

Produit exotique et rare originaire d’Inde, le sucre, issu de la culture de la canne, va connaître une expansion extraordi­naire à partir du xvie siècle dans la foulée des Grandes Découvertes. Réservé aux élites à l’origine et marqueur par excellence de la distinction sociale, le sucre devient en quelques siècles un bien de consommation de masse, un produit de première nécessité, un «opium du peuple». Faisant fi de toutes les conventions du genre, ce livre, fruit d’une enquête foisonnante et minutieuse, propose d’abord une thèse stimulante: le sucre est un acteur majeur autant qu’un révélateur de l’histoire du capitalisme mondial et des rapports de force qui s’y jouent. Sidney Mintz, spécialiste des Caraïbes, s’est transformé en historien pour montrer comment la consommation du sucre, substance issue d’un modèle de production particulier – le système de planta­tions -, a changé la face du monde industriel, à commencer par celle des ouvriers anglais à partir du milieu du xixe siècle. Près de trente ans après sa parution originale, l’ouvrage est considéré comme un classique de l’anthropologie et de l’his­toire économique, ouvrant la voie auxfood studies et à l’his­toire globale. Devenu introuvable en langue française, il est disponible pour la première fois en édition de poche, dans une traduction revue et actualisée, agrémentée d’une pré­face inédite de l’auteur.

Figure majeure de l’anthropologie aux Etats-Unis, Sidney Mintz (1922) a étudié l’anthropologie à l’Université de Columbia et enseigné pendant plus de vingt ans à Yale avant de rejoindre l’Université Johns Hopkins dont il est encore Research Professor.

Table des matières

Avant-propos, par Kenneth Bertrams 7
Préface 17
Avertissement 23
Introduction 25
CHAPITRE I: La nourriture, la socialité, le sucre 43
CHAPITRE II: La production 63
CHAPITRE III: La consommation 129
CHAPITRE IV: Le pouvoir 223
CHAPITRE V: Dis-moi ce que tu manges… 267
Bibliographie 301
Index 313

.

Notes

[1] p.299

[2] p.257

[3] p.133

[4] p.162

[5] p.163

[6] p.173

[7] p.144

[8] p.135

[9] p.199-201

[10] p.259

[11] p.180

[12] p.264-265

[13] p.262

[14] p.250

[15] p.261

[16] p.107

[17] p.112

[18] p.113

[19] p.140

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Du sucre dans mon café? Une histoire d’amour compliquée http://tenzo.fr/articles/du-sucre-dans-mon-cafe-une-histoire-damour-compliquee/ http://tenzo.fr/articles/du-sucre-dans-mon-cafe-une-histoire-damour-compliquee/#comments Sun, 25 Oct 2015 14:14:51 +0000 http://tenzo.fr/?p=858
Le « petit noir » parisien, avalé à la hâte au comptoir du coin, est désormais ringardisé, au profit d’un café de qualité, sublimé, traité avec autant d’attention que le serait un grand vin. Simple phénomène de mode ? Véritable révolution culturelle ? Ou reflet symptomatique d’une pratique alimentaire éternellement marquée tant socialement que culturellement ?
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Du sucre dans mon café? Une histoire d’amour compliquée

25 OCTOBRE 2015 | PAR GAELLE VAN INGELGEM

Tasse

L’engouement actuel pour le café n’est pas cantonné aux quartiers branchés de nos villes occidentales. Selon l’Organisation Internationale du café (OIC), sa consommation mondiale aurait presque doublé en une vingtaine d’années. Chinois et Russes, jusqu’ici faibles consommateurs, constituent les nouveaux venus dans ce marché en forte croissance. Si la demande augmente, ce n’est pas le cas de l’offre, largement tributaire des changements climatiques affectant le principal pays producteur, à savoir le Brésil, mais aussi la Colombie, troisième producteur mondial, après le Vietnam. Ces pays sont pourtant loin d’en être les principaux consommateurs : l’essentiel de la production est dirigé vers les États-Unis et ensuite vers l’Europe, qui témoigne d’un taux de consommation plus élevé par habitant, pays nordiques en tête.

Les prix de cette matière première sont fixés sur les marchés boursiers et fluctuent donc essentiellement selon les données climatiques, politiques et monétaires. À cette destinée peu réjouissante pour les producteurs sud-américains, qui ont vu leurs revenus baisser, conséquence de la chute des taux monétaires et des mauvaises récoltes successives, contraste l’affairement des entrepreneurs occidentaux ayant récemment découvert les différentes méthodes d’extraction des grands crus et leur palette de saveurs.

L’expression « third wave » pour désigner la mouvance actuelle relative à la consommation du café ne vous est peut-être pas familière. Elle n’a cependant pas dû vous échapper : terminée l’époque de nos grands-parents et de leur bon vieux jus de chaussette ; finie aussi celle du « tout espresso » qui a fait le succès de grandes chaines opérant comme des marques telles que Starbucks.

Machine à café et tasses_Dessins_Tenzo

Le « petit noir » parisien, avalé à la hâte au comptoir du coin, est désormais ringardisé, au profit d’un café de qualité, sublimé, traité avec autant d’attention que le serait un grand vin. D’ailleurs, les baristas, véritables maîtres d’œuvre de ce cérémonial, ne manquent pas d’être comparés à des sommeliers… quand d’autres préfèrent les élever au rang de symboles de la « hipsterisation » de la société. Simple phénomène de mode ? Véritable révolution culturelle ? Ou reflet symptomatique d’une pratique alimentaire éternellement marquée tant socialement que culturellement ?

D’une boisson luxueuse à un lieu de sociabilité

Consommé dans toute la péninsule arabique dès le début du XVIe siècle, le café ne se répandra en Europe qu’au cours du siècle suivant. Cette boisson exotique non alcoolisée était alors, au même titre que le thé ou le chocolat, un produit de luxe.[1] Loin d’être accessible à toutes les bourses, objet de distinction sociale, la tasse de café était au départ préparée « à la turque », par décoction, et consommée dans des lieux distingués. Au-delà de cette nouvelle boisson au goût prononcé, c’est toute une culture matérielle qui fit son apparition avec l’arrivée d’ustensiles nécessaires à son élaboration ou la confection d’objets du quotidien richement parés. Certains trouvèrent une place de choix dans les cabinets de curiosités des plus fortunés, marchands, voyageurs et autres négociants.[2]

De cette adoption des usages et pratiques de consommation des villes du Levant, s’ensuivit une adaptation progressive aux pratiques occidentales. Des cafés essaimèrent dans toutes les grandes villes européennes, de Londres à Vienne, en passant par Paris et Venise. Associé à une consommation hors foyer dans des espaces publics bien définis, ces lieux de sociabilité et d’échanges politiques, artistiques ou intellectuels, le café fut, tout au long du XIXe siècle, porteur d’une symbolique forte.

Genré, le café est associé à un milieu d’hommes qui en firent un espace de rencontres, de transactions et de divertissement. Sa consommation domestique participera plus tard à sa féminisation.[3]

Le café est également marqué socialement. En effet, sa diffusion dans les milieux populaires et dans les campagnes était encore loin d’être uniforme au milieu du XIXe siècle. Surtout, les pratiques de consommation du café variaient allègrement en fonction du milieu social concerné. On a souvent considéré que la consommation du café, du thé ou du chocolat s’était démocratisée avec celle du sucre, épice elle-même considérée par les historiens comme luxueuse jusqu’au XIXe siècle, du fait de sa rareté. Cette vision économico-centrée se basant sur le principe classique de l’offre (qui explose à la même époque par le biais des colonies) et de la demande (qui suivrait immanquablement cette offre exponentielle) passe à côté des autres paramètres essentiels à l’adoption de nouveautés en matière alimentaire, à savoir l’acculturation au goût, la symbolique associée aux usages et leur signification.[4]

Du sucre dans son café, un geste signifiant

En effet, le fait d’adjoindre à son café une dose de sucre en poudre est loin d’être anodin. C’est un acte culturel, fruit d’une évolution des mentalités. L’amertume est un goût qui est « naturellement » apprécié des populations, comme nous le précise Sidney Mintz :

« A liking for bitterness, even extreme bitterness, falls “naturally” within the range of normal human taste response and can be quickly and firmly developed. The popularity of such diverse substances as watercress, beer, sorrel, radishes, horseradish, eggplant, bitter melon, pickles, and quinine, to name only a few, suggests a broad human tolerance for bitterness. Turning this into a preference usually requires some culturally grounded habituation, but it is not difficult to achieve under certain circumstances. »[5]

Bien entendu, le goût pour les substances sucrées est universel et bien moins sujet à controverse que le goût pour l’amertume. Cependant, café, thé et chocolat furent acceptés, distribués et consommés dès le départ dans leur version amère, la déferlante sucrée n’ayant pas été accueillie comme une libération face à un goût jugé trop complexe ou carrément inappréciable. En France au contraire, les classes laborieuses ont eu tendance, tout au long du XIXe siècle, à rejeter le sucre, considéré comme un symbole de la bourgeoisie, au grand dam des lobbies du sucre qui tentèrent continuellement de changer les mentalités.

Leur argumentaire reposait sur trois piliers, associant le sucre à un produit santé, à un produit énergisant, et finalement à un produit de préservation alimentaire. Cependant, les classes populaires continuèrent, jusqu’à la Première Guerre mondiale, à affirmer leur identité au travers de leur modèle de consommation en rejetant ce condiment, considéré alors comme superflu. Elles furent ainsi systématiquement déconsidérées par les autres couches sociales, pointant du doigt leur ignorance et leur incapacité à prendre des décisions rationnelles.[6]

Cette dynamique de rejet et d’acceptation du sucre et du café, variant selon les classes sociales, les lieux et les cultures, est toujours d’actualité, bien qu’elle se soit totalement inversée.

Le sucre comme additif est décrié par les institutions sanitaires, et immanquablement associé à une consommation dite populaire, sodas en tête. Le goût pour le sucre serait alors une caractéristique de gens peu instruits, incapables d’apprécier les différentes nuances de saveurs offertes par la nature. Le sucre a, en effet, tendance à uniformiser. Il est ainsi utilisé à foison dans les plats standardisés, comme les repas préemballés.

La « third wave » ou la gentrification du café

Du côté du café, c’est bien en réaction à cette homogénéisation que la « third wave » se positionne. La variété des méthodes d’extraction utilisées, du filtre à l’aeropress en passant par le siphon, a pour ambition d’exalter les saveurs, mais aussi de respecter les grains associés à une région du monde particulière, voire à un petit groupe de producteurs, travaillant de préférence en symbiose avec leur environnement et rétribués correctement.[7]

Le degré de connaissance est alors mis en relation à celle des normes et usages transmis au sein d’un milieu composé d’initiés. Il semblerait que la démocratisation de nos sociétés et l’attachement actuel à la valorisation des classes populaires sont des phénomènes qui n’ont pas évincé l’exclusion sociale, mais l’ont rendue plus sournoise.[8] Le consommateur lambda peut sans conteste pousser la porte de ces nouveaux cafés branchés ; il y est même invité, ces lieux étant l’apanage des quartiers populaires en voie de gentrification. Seulement, il n’aura pas les outils nécessaires à la compréhension globale de ce qui s’y joue.

Oserait-il demander à mettre du sucre dans son café ? Sa volonté sera peut-être exaucée. Seulement, il sera immédiatement rejeté du groupe social et culturel dominant, connaissant les pratiques et usages adaptés. Ces dynamiques pour nous rappeler que les goûts ont leur histoire, et que celle qui se joue actuellement dans les cafés hipsters n’a rien de particulièrement innovant. Il s’agit plutôt d’une énième redéfinition des tendances, des usages et des pratiques, indissociable de l’évolution des contextes culturels qui les voient naître.

Notes de bas de page

[1] Kenneth F. Kiple, Kriemhild Coneè Ornelas (eds.), The Cambridge World History of Food, Cambridge University press, 2000, vol. 1, pp. 641-642.

[2] Hélène Desmet-Grégoire, « L’introduction du café en France au XVIIe siècle », Confluences, Printemps 1994, n° 10, pp. 165-174 (p. 166).

[3] Hélène Desmet-Grégoire, « L’introduction du café en France au XVIIe siècle », Confluences, Printemps 1994, n° 10, pp.165-174 (p.167).

[4] Martin Bruegel, « A bourgeois good ? Sugar, norms of consumption and the labouring classes in nineteenth-century France », in P. Scholliers (ed.) Food, drink and identity: cooking, eating and drinking in Europe since the Middle Ages, Berg, Oxford, 2001, pp. 99-118 (p. 100).

[5] Sidney W. Mintz, Sweetness and Power: The Place of Sugar in Modern History, New-York, Viking Pinguin, 1985, p. 109.

[6] Martin Bruegel, « A bourgeois good ? Sugar, norms of consumption and the labouring classes in nineteenth-century France », in P. Scholliers (ed.) Food, drink and identity: cooking, eating and drinking in Europe since the Middle Ages, Berg, Oxford, 2001, pp. 99-118 (p. 116).

[7] Jonathan Morris, “Coffee and the City”, papier présenté lors du colloque Food and the City, Padova, Congresso AISU, Septembre 2015.

[8] Josée Johnston and Shyon Baumann, Democracy versus Distinction: A Study of Omnivorousness in Gourmet Food Writing, American Journal of Sociology, vol. 113, n°1, juillet 2007, pp. 165-204.

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