Gaëlle Van Ingelgem – Tenzo Le Gastrocéphale http://tenzo.fr Sciences de l'alimentation Sun, 12 Jun 2016 08:01:52 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=4.5.1 « Food on the Move » (03/05) Un mal à bannir? La street food sous tension http://tenzo.fr/articles/food-on-the-move-0305-un-mal-a-bannir-la-street-food-sous-tension/ http://tenzo.fr/articles/food-on-the-move-0305-un-mal-a-bannir-la-street-food-sous-tension/#respond Sun, 22 May 2016 09:38:38 +0000 http://tenzo.fr/?p=2041
Désormais, rares sont les villes qui ne vantent pas la qualité et la diversité de leur « street-food », que ce soit au travers de festivals lui étant spécialement dédiés ou comme faire-valoir de toute manifestation urbaine. Pourtant, la street-food a toujours existé. Revenons sur un phénomène à la réception contrastée.
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« Food on the Move » (03/05) Un mal à bannir? La street food sous tension

22 MAI 2016 | PAR GAELLE VAN INGELGEM
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La street food a toujours existé. L’époque où les foyers n’étaient pas munis d’une cuisine n’est pas si lointaine. Se procurer un repas déjà cuisiné en route vers son lieu de travail était alors une nécessité. Les vendeurs ambulants proposant de la nourriture sillonnaient déjà les rues de l’Empire romain ; avant la conquête espagnole, ils parcouraient les voies de circulation des cités anciennes sous l’empire aztèque. La ville de Mexico, alors connue sous le nom de Tenochtitlan, proposait une alimentation de rue diversifiée et prolifique, tradition culturelle qui perdura durant toute la période coloniale et jusqu’à nos jours.[1]

 

Désormais, rares sont les villes qui ne vantent pas la qualité et la diversité de leur street food, que ce soit au travers de festivals lui étant spécialement dédiés ou comme faire-valoir de toute manifestation urbaine. Prise d’assaut par ce qu’il est commun d’appeler la « culture foodie », ou la tendance des jeunes citadins à accorder une attention particulière à tout ce qui touche au culinaire, la nourriture de rue a quitté les rangs de la seule alimentation populaire, bon marché et ouvrière pour se voir conférer d’inédites lettres de noblesse. Il suffit d’ailleurs de s’aventurer dans la file menant à certains « food-trucks », ces petits camions au design léché proposant des mets travaillés à base de produits de qualité, pour se faire une idée de l’ampleur du phénomène.

 

food truck

 

Loin d’être restée cantonnée à la rue, la street food a également envahi les structures de restauration classique et même les établissements haut de gamme. Cette omniprésence, preuve de son succès, n’est pas sans équivoque. Nombreuses sont les voix qui s’élèvent contre une street food jugée « ennuyante », « lassante », voire « snob », des qualificatifs visant à discréditer une pratique de bobos chics, de hipsters ou de cols blancs.

 

Le caractère très contrasté de la réception du phénomène témoigne de sa complexité. Mobile et flexible, la nourriture vendue en rue révèle les évolutions urbanistiques d’une ville, donne une signification sociale, culturelle et symbolique aux espaces urbains. Elle virevolte au gré des tendances culinaires, rythme le paysage et réveille les sens. Son odeur embaume la ville, au point d’en devenir sa première caractéristique pour les visiteurs de passage. Avant d’être branchée, la street food est familière, locale et collective. Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’elle ait été, dans de nombreux cas, élevée au rang d’emblème identitaire national. Pensons à la pizza italienne ou aux frites belges.

 

Cette ambiguïté des réactions n’est pas neuve. La modernité, l’industrialisation et l’hygiénisme du XIXe siècle n’ont pas eu raison d’une pratique que les autorités urbaines se sont toujours efforcées de règlementer, mais jamais d’enrayer. Car l’enjeu a toujours été de concilier les besoins d’une classe populaire pour qui la vente alimentaire ambulante constituait un moyen de subsistance, avec les réclamations des petits commerçants et boutiquiers indépendants, qui voyaient ce canal de diffusion comme un moyen illégal de concurrencer leur commerce patenté.

 

À côté de cette hostilité affichée que les policiers de quartier et les autorités municipales ont toujours tenue en grande estime – particulièrement en période électorale, et d’autant plus marquée en cas de récession et difficultés économiques – s’ajoutait la préoccupation majeure de la libre circulation sur la voie publique. C’est d’ailleurs encore le cas aujourd’hui dans la plupart des villes. Pour qu’un vendeur ambulant ait la permission d’établir son chariot, d’étaler sa marchandise sur table ou de stationner avec son seul sac à provisions, il doit fournir la preuve irréfutable que sa présence ne gêne d’aucune manière la circulation des véhicules ou des personnes. Sa liberté de mouvement est donc strictement limitée.[2]

 

En même temps, le caractère authentique de la vente ambulante, avec ses odeurs, les cris de ses vendeurs, alimente la vie urbaine d’une connotation spécifique. Alors qu’à partir du milieu XIXe siècle, la plupart des grandes villes européennes se parent de larges boulevards et sont progressivement soumises à la volonté d’aérer les rues, de les assainir en les dépouillant de leurs indésirables, les auteurs contemporains soulignent allègrement la typicité de la vente ambulante qui colore le paysage de la ville en lui apportant cette petite étincelle de folie, de joie, de vivacité.[3]

 

Photo: Detroit Publishing, Library of Congress, Circa 1900

Detroit Publishing, Library of Congress, Circa 1900 [4]

D’abord populaire, laborieuse, simple et relativement bon marché, la street food s’est ensuite embourgeoisée en se parant des codes et préoccupations d’une classe moyenne en mal de visibilité. Souvent comparée au phénomène de la gentrification ou l’appropriation des quartiers pauvres par une population aisée attirée par la prétendue authenticité de ces espaces, l’obsession pour la street food résonne en effet comme une tentative de réconciliation entre les classes sociales par la valorisation d’une culture populaire. Et même si l’effet pervers de cette appropriation est moins nuisible dans le cas du « tout street food » que du « tout gentrifié », il n’en demeure pas moins que dans de nombreuses villes, les petits vendeurs ambulants dont l’offre de restauration n’a pas pris pour modèle les nouvelles idées du goût, mais est restée ancrée dans une certaine tradition culturelle, sont sur le point de disparaître. Soit parce qu’ils dénotent physiquement, corporellement ou olfactivement avec l’image que la ville veut donner d’elle-même. Soit parce qu’ils ne répondent pas aux attentes des clients au capital culturel et financier élevé, plus enclins à se sentir valorisés socialement par la fréquentation des food-trucks.[5]

 

Ainsi, se pencher sur le phénomène street food, c’est d’une certaine manière se frotter aux tensions qui caractérisent la modernité. En articulant authenticité et nouveauté, tradition et innovation, distinction et démocratie, cette pratique culturelle universelle agit, tout en contraste, comme un précieux révélateur du fonctionnement de nos sociétés modernes.

[1] Janet Long-Solís, « A Survey of Street Foods in Mexico City », Food and Foodways, vol. 15, no 3‑4, October 2007, p. 213‑236.

[2] Anneke Geyzen, « Marchands ambulants, réglementation et police à Bruxelles au XIXe siècle », Le Mouvement Social, vol. 238, no 1, 2012, p. 53-64.

[3] Nicolas, Kenny, The feel of the city. Experiences of urban transformation. Toronto, University of Toronto Press, 2014, p. 165.

[4] Source: http://www.huffingtonpost.com/fabio-parasecoli/the-new-life-of-street-fo_b_9641416.html

[5] Fabio Parasecoli, « The new life of street food », huffingtonpost.com. <fhttp://www.huffingtonpost.com/fabio-parasecoli/the-new-life-of-street-fo_b_9641416.html>

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Le fromage de Herve: entre tradition et innovation http://tenzo.fr/articles/le-fromage-de-herve-entre-tradition-et-innovation/ http://tenzo.fr/articles/le-fromage-de-herve-entre-tradition-et-innovation/#respond Sun, 24 Apr 2016 09:04:46 +0000 http://tenzo.fr/?p=1932
Synonyme de campagne, de tradition et d’artisanat, le fromage de Herve véhicule l’image d’un ailleurs temporel et spatial dans l’esprit de nombreux citadins. Après avoir retracé le parcours du Herve dans l’histoire, nous mettrons en évidence la manière dont les acteurs ont participé à sa valorisation et pointerons du doigt certaines incohérences dont sa « mise en patrimoine » témoigne.
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Le fromage de Herve: entre tradition et innovation

20 MARS 2016 | PAR GAELLE VAN INGELGEM

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Synonyme de campagne, de tradition et d’artisanat, le fromage de Herve véhicule l’image d’un ailleurs temporel et spatial dans l’esprit de nombreux citadins. En Belgique, son odeur caractéristique a hanté les voyages scolaires de nombreux enfants, confrontés dès le plus jeune âge à son goût intense aux accents ardennais.

 

Aujourd’hui, ce fromage bénéficie d’un certain engouement. L’affaire Munix y a lourdement contribué, en tournant les projecteurs médiatiques vers l’un des derniers producteurs de fromage de Herve au lait cru, à qui l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (Afsca) avait imposé de façonner sa production pour en faire disparaître toute trace de listeria, une bactérie jugée dangereuse pour les enfants et les femmes enceintes. Découragé par cette politique de la tolérance zéro qui s’avère inadaptée au traitement d’un fromage au lait cru comme le Herve, ce producteur de 70 ans a plutôt choisi de prendre sa retraite.

 

Des voix se sont ensuite élevées contre l’Agence et ses règles jugées trop rigides et uniformes, tributaires d’une conception aseptisée, mercantile et industrielle de la production alimentaire. La volonté généralisée d’un « retour au terroir », à des aliments organiques et des produits issus d’un savoir-faire ancestral s’est ainsi ardemment manifestée dans le cas de la promotion d’un fromage voué, comme tant d’autres, à disparaître.

 

Après avoir retracé le parcours du Herve dans l’histoire, nous mettrons en évidence la manière dont les acteurs ont participé à sa valorisation et pointerons du doigt certaines incohérences dont sa « mise en patrimoine » témoigne.

 

Le Pays de Herve

 

Seul fromage pourvu de l’Appellation d’Origine Protégée (A.O.P.) en Belgique, le fromage de Herve appartient à un territoire précis, l’Entre-Vesdre-et-Meuse, plateau situé en Province de Liège dans la Région Wallonne du pays. La particularité de cet emplacement tient à sa centralité vis-à-vis de trois villes : Aix-la-Chapelle (Allemagne), Maastricht (Hollande) et Liège (Belgique). Ces trois pôles urbains ont été essentiels dans le développement économique et social du Pays de Herve.

Partie intégrante du duché de Limbourg et du comté de Dalhem, tous deux indépendants jusqu’à leur annexion en 1288 par le Duché de Brabant, le Pays de Herve a longtemps joui d’une large liberté d’action économique et commerciale étant donné son éloignement de Bruxelles, capitale de Brabant. Les privilèges fiscaux et douaniers de ces territoires ont ainsi permis la valorisation de leur production artisanale, agricole et alimentaire.[1]

 

Les marchés ont joué un rôle clé dans cette réussite. Lieux d’échange et de mise en concurrence, les places de marché participent à la construction de spécialités alimentaires « typiques » ; lieu de confrontation avec l’altérité, les discours s’y façonnent, s’y créent. Se délimite alors un contour intelligible à des produits qui seraient autrement restés anonymes.

Carte du Duché de Limbourg de 1240 à 1795

Carte du Duché de Limbourg de 1240 à 1795

Dans le cas du Herve, le marché de Limbourg a été l’épicentre de la commercialisation de son ancêtre, le « Limburger », populaire jusqu’aux États-Unis au milieu du 19e siècle. Le marché d’Aubel, créé au début du 17e siècle, a lui aussi joué un rôle prépondérant dans la dynamisation du Pays de Herve. Dans ce marché situé en Région flamande se côtoyaient des paysans du Sud, venant y écouler leur lait et leur beurre ; des paysans du Nord, y vendant leurs grains ; mais aussi des métiers artisanaux, prémices des industries laitières et fruitières du XIXe siècle.[2]

 

Tout au long du bas Moyen-âge, la culture céréalière était prépondérante dans cette région, suite à l’établissement de l’abbaye cistercienne du Val-Dieu en 1216, qui dédia ses terrains à une activité agricole et brassicole. Cependant, dès le 14e siècle, les paysans choisirent de réduire quelques-uns de leurs labours afin de pouvoir nourrir leurs troupeaux, mais aussi pour éviter la dîme valable sur les terres agricoles. Cette transformation en terres de pâtures a également été motivée par des facteurs naturels : les sols argileux et inclinés de l’Entre-Vesdre-et-Meuse n’étaient pas très adaptés à la culture des céréales, tandis que leur riche caractère hydraulique favorisait la poussée d’une herbe grasse.[3]

 

Le fromage de Herve : tradition ou innovation ?

 

Le Herve, fromage populaire de la famille des croûtes lavées, était au départ consommé localement, afin de conserver les surplus de lait à la basse saison. D’autres fromages étaient produits dans la région, comme le makèye, le stofé ou encore le bizeú. Toutefois, seul le fromage de Herve eut une vocation commerciale, exporté notamment dans les foires allemandes dès le 17e siècle.[4] Malgré tout, sa consommation demeura majoritairement domestique, jouant un rôle non négligeable dans l’économie locale et ce jusqu’à la deuxième guerre mondiale.

 

Ce fromage ne peut être fabriqué que dans la vallée d’Entre-Vesdre-et-Meuse, dont les sous-sols calcaires contiennent une bactérie, la Brevibacterium linens, nécessaire à sa production. [5] Fromage à pâte molle et croûte lavée ou morgée, le Herve se place dans la même sous-famille que le Munster ou le Maroille.[6]

 

Au départ, ce fromage de fabrication locale se caractérisait par une grande diversité de formes et de goûts en fonction de sa ferme productrice. À partir des années 60, cette hétérogénéité du produit s’est mise à poser problème, le consommateur étant désormais à la recherche d’aliments standardisés, sûrs et contrôlés. [7] Ce changement de paradigme dans le rapport à l’alimentaire a engendré la désaffection du public pour des fromages tels que le Herve, poussant les industries agroalimentaires à s’emparer du secteur.[8]

 

La technique de fabrication utilisée par « Herve-Société » rappelle celle à l’œuvre pour tous les fromages industriels, à savoir la pasteurisation ou la thermisation du lait. Ces traitements du lait par la chaleur nécessitent la réintroduction dans le lait de bactéries de laboratoires, afin de compenser la destruction des micro-organismes. Résultat ? Des fromages uniformisés, standardisés et surtout dénaturés.

 

Au pays de Herve comme ailleurs, des voix s’élèvent contre cette uniformisation des goûts. Des fermiers résistent et continuent tant bien que mal à produire un fromage au lait cru artisanal selon des techniques héritées du passé. Périco Légasse, journaliste gastronome français, est le véritable fer de lance de cette bataille en France. Son documentaire sur le sujet a fait grand bruit, notamment par sa mise en implication directe d’entreprises agroalimentaires comme « Nestlé » et « Lactalis » auxquelles personne n’avait encore osé publiquement s’attaquer. [9]

 

La construction d’une image

 

Au pays de Herve, la crainte de voir disparaître la production traditionnelle engendra la création de confréries gastronomiques – Confrérie de Remoudou en 1962 et Confrérie du fromage de Herve en 1967 – visant à relancer la notoriété et la vente par le biais de stratégies commerciales. L’attachement affectif aux spécialités alimentaires locales des membres de ces organisations est vivement revendiqué et s’accompagne d’une mise en exergue d’un certain bagage historique associé à ces produits. [10] Le fromage, considéré comme marqueur culturel et identitaire fort, est ainsi élevé au rang d’objet patrimonial.

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<http://www.paysdeherve.be/fr/espace-des-saveurs-et-decouvertes>

La Maison du tourisme de Herve propose sur son site web de décrire le travail effectué par la seigneurie de Remoudou comme suit :

 

« C’est en s’appuyant sur des réalités historiques, en y associant l’indispensable facette folklorique, que ce vénérable groupement s’efforce de “parler” des fromages de Herve, d’en faire découvrir les richesses gastronomiques, d’interpeller les professionnels des métiers de bouche, de maintenir à l’ancestral et incomparable Remoudou, sa vocation médiévale d’Ambassadeur itinérant dans notre pays et dans toutes les régions d’Europe ».[11]

En fonctionnant autour de rituels d’intronisation, en élaborant des discours affectifs communs, en considérant le Herve comme l’incarnation matérielle d’une mémoire cognitive, les confrères participent pleinement à sa patrimonialisation.

 

L’obtention de l’A.O.P. en 1996 fut précédée par un travail de longue haleine visant à l’harmonisation de la production, à la lutte contre la contrefaçon, à la monopolisation de sa commercialisation par les producteurs, à la relance de sa consommation, et finalement à la reconnaissance de son poids historico-culturel.

 

Si l’on se tourne du côté du cahier des charges de l’A.O.P., force est de constater certaines incohérences. D’abord du côté de sa zone de production. En effet, celle-ci semble avoir été délimitée sur des principes strictement géographiques. Du coup, la ville de Limbourg qui, nous l’avons signalé, joua historiquement un rôle non négligeable dans la commercialisation et la valorisation du fromage, est exclue de l’espace délimité par l’A.O.P. qui comprend les territoires compris entre les cours de la Meuse et de son sous-affluent, la Vesdre.[12] Une autre étrangeté réside dans les discours utilisés autour du procédé de fabrication. Alors que le fromage doit être élaboré selon un « savoir-faire reconnu », l’appellation tolère pourtant que celui-ci soit confectionné à partir de lait pasteurisé.

 

Ce dernier point est important. Il confère au fromage de Herve toute sa valeur symbolique, imaginaire, faisant de celui-ci une ressource essentielle dans le cadre de projets touristiques. [13] Les acteurs locaux l’ont bien compris, la création de l’« Espace des Saveurs » dans les années 1990 illustrant à merveille ce phénomène. Cette structure muséale met en scène les spécialités locales en expliquant de manière détaillée leurs procédés de fabrication. Si jusque dans les années 80 les citadins venaient en pays de Herve pour y visiter les fermes et lieux de production, ils doivent aujourd’hui se rendre dans un musée pour approcher ce fromage. Le Herve est ainsi passé de ressource alimentaire à emblème identitaire. [14] De plus, notons que le processus de fabrication exposé dans le musée n’est en fait représentatif que d’une infime part de la production totale du fromage de Herve, puisque seule la méthode artisanale de  y est présentée.

 

Conclusion

 

Le fromage de Herve est le fruit de son terroir, il doit son existence à un savoir-faire passé de génération en génération et recèle une dimension affective et identitaire forte. Toutefois, il est devenu une spécialité gastronomique, ce à quoi il n’était évidemment pas destiné. Objet patrimonialisé tant pour des raisons commerciales que culturelles, le fromage de Herve est essentiellement présenté sous sa forme ancestrale, traditionnelle et plus ou moins fantasmée, alors que l’essentiel de sa production s’effectue aujourd’hui dans la plus grande modernité.

 

Si les « formulateurs d’aliments » s’alignent dans les rayons de laboratoire, les labels visant à différencier les qualités et tracer les produits, quant à eux, se multiplient. Pourtant, quoi de plus traçable qu’un produit qui a pour source principale le contenu chimique d’un flacon ? Quoi de plus standardisé que ce que nous proposent les supermarchés ? [15] Alors que le fromage de Herve A.O.P. peut être fabriqué avec du lait pasteurisé, selon des techniques industrielles et dans des zones de production ne correspondant pas à la réalité historique, on est en droit de se demander à quoi servent ces appellations, si ce n’est à plonger le consommateur dans un certain flou duquel elles étaient pourtant censées le protéger.

Bibliographie

∴ EFFERTZ (F.), GABRIEL (J.-P.), Le Herve, bien plus qu’un fromage, Bruxelles, Jean-Pierre Gabriel, 2012.
∴ DE MYTTENAERE B., « Tourisme rural et valorisation des ressources alimentaires locales : Le cas de l’AOP fromage de Herve », BSGLg, 2011, n°57, pp. 37-51. [En ligne] <http://www.bsglg.be/uploads/BSGLg-2011-57-04_DEMYTTENAERE.pdf> (Consulté le 8 mai 2013).
∴ MAYAR M.P., « Réalité et virtualité de l’approche agroalimentaire, une approche terminologique », Quaderni, 2004, n°56, pp. 85-99. [En ligne] <http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/quad_0987-1381_2004_num_56_1_1652> (Consulté le 10 mai 2013).
∴ SANTONI (J.), Ces fromages qu’on assassine, France, 2007, 120 min., DVD.

 

Section 1

[1] F. EFFERTZ, J.-P. GABRIEL, Le Herve, bien plus qu’un fromage, Bruxelles, Jean-Pierre Gabriel, 2012, p. 18.

[2] B. DE MYTTENAERE, « Tourisme rural et valorisation des ressources alimentaires locales : Le cas de l’AOP fromage de Herve », BSGLg, 2011, n° 57, pp. 37-51 (p. 40). [En ligne] <http://www.bsglg.be/uploads/BSGLg-2011-57-04_DEMYTTENAERE.pdf> (Consulté le 8 mai 2013).

[3] F. EFFERTZ, op cit., pp. 27-28.

[4] Ibidem, p. 30.

[5] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 40

[6] EFFERTZ, op cit., p. 45.

[7] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 42.

[8] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 40.

[9] SANTONI, Ces fromages qu’on assassine, France, 2007, 120 min., DVD.

[10] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 43.

[11] Maison du Tourisme du Pays de Herve, 2010. [En ligne] <http://www.paysdeherve.be/terroir-et-gastronomie/confrerie-gastronomique/seigneurie-du-remoudou> (Consulté le 5 mai 2013).

[12] Ibidem., p. 20.

[13] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 43.

[14] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 44.

[15] M.P. MAYAR, op cit., pp. 96-97.

 

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“Qui va la goûter?”: une histoire genrée du plaisir alcoolisé http://tenzo.fr/articles/qui-va-la-gouter-une-histoire-genree-du-plaisir-alcoolise/ http://tenzo.fr/articles/qui-va-la-gouter-une-histoire-genree-du-plaisir-alcoolise/#respond Sun, 20 Mar 2016 11:17:12 +0000 http://tenzo.fr/?p=1810
Face à la boisson, hommes et femmes ne sont pas égaux. Ces catégories sont soumises à des regards variant avec le temps mais toujours relatifs à une norme (tempérance, nécessaire abstinence, modération ou encore alignement des consommations) rarement remise en cause. Revenons brièvement sur ce rapport très contrasté du sexe à l’alcool et à l’alcoolisme.
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“Qui va la goûter?”: une histoire genrée du plaisir alcoolisé

20 MARS 2016 | PAR GAELLE VAN INGELGEM

 

Tenzo_Genre et alcool

 

Cette scène est un grand classique du restaurant. La serveuse (ou le serveur) arrive à table, bouteille de vin dans une main, sommelier dans l’autre. “Qui va la goûter?” Demande-t-elle alors, à moitié concernée, surtout pressée de pouvoir continuer sa tournée expéditive des tables voisines, mises en veille le temps de régler cette affaire. “Pourvu qu’elle ne soit pas bouchonnée!” se dit-elle, car elle sent bien que son absence prolongée est en train de causer des réactions spasmodiques aux autres clients, en attente de pain, eau, serviette propre ou indispensable cure-dent.

 

Anodine en apparence, cette question n’est pas sans conséquence. Comment désigner le convive ayant pour lourde tâche de valider le breuvage, duquel dépendra la qualité du repas? Qu’il se soit auto-proclamé fin connaisseur ou que ce statut lui soit conféré, celui ou celle qui s’en chargera sera, pour un instant crucial, détenteur du pouvoir.

Silence génant. Regards embarrassés. Des sourires narquois se dessinent ça et là. Finalement, un discret “très bien” vient clôturer cet intense échange. Tout le monde souffle. La serveuse remplit les verres; les conversations reprennent. Magie d’une éphémère mise entre parenthèses.

 

Confiance, force et sérénité sont sans conteste les ingrédients nécessaires à cette dégustation sous projecteur. Plus qu’un oenologue en puissance, celui ou celle qui goûte le vin est capable de se mettre en scène, prendre des décisions et affirmer son autorité si nécessaire. Le goûteur est donc affublé des attributs ordinairement associés à la figure du masculin.

 

“Le vin neutre n’existe pas, du moins pas encore. Dans l’imaginaire collectif, il reste ontologiquement lié aux hommes, perçu comme relevant du domaine du “masculin” et conçu pour s’adresser aux hommes (…)”[1]

Dans cette logique, une femme autour d’une table limite ses capacités décisionnelles. Particulièrement lorsqu’il est question d’alcool. Revenons brièvement sur ce rapport très contrasté du sexe à l’alcool et à l’alcoolisme.

 

Le genre de l’alcool

 

Face à la boisson, hommes et femmes ne sont pas égaux. Ces catégories sont soumises à des regards variant avec le temps mais toujours relatifs à une norme (tempérance, nécessaire abstinence, modération ou encore alignement des consommations) rarement remise en cause.

 

Prenons les campagnes antialcooliques françaises de la fin du XIXe siècle. L’historien Thierry Fillaut nous rappelle que si la figure masculine du buveur excessif en constituait la principale cible, les hommes étant à l’époque plus enclins à l’éthylisme, le boire féminin ne manquait pas d’inquiéter hygiénistes, moralistes et médecins. Surtout, l’alcoolisme des patientes était approché différement de celui des hommes. Tantôt invisibilisée, de par leur nature biologique qui les en protégerait, tantôt diabolisée, la dépendance à l’alcool pour les femmes renvoyait alors à trois représentations distinctes et profondément tributaires d’une morale bourgeoise élevée au rang de norme sociale et culturelle: celle de la femme victime, de la femme coupable et finalement de la femme exemplaire.[2]

Document d’archive. Journaux de guerre, n°17, Panique morale sur la Belgique

Document d’archive. Journaux de guerre, n°17, Panique morale sur la Belgique

De son mari, de son père, de son fils ou de son frère, la femme est victime. Victime de leur dépendance, de leurs excès, de leur absence, voire de leur violence. Seulement de victime, elle a vite fait de devenir coupable. Perméable, faible et influençable, la femme se mue rapidement, auprès d’un buveur invétéré, en dangereuse excessive de petite vertu. Prostitution et alcoolisme sont d’ailleurs régulièrement associés pour vilipender une pratique indigne de la condition féminine. On touche ici du doigt la troisième figure qui sous-tend les deux autres. La femme qui n’a pu protéger son mari des affres du cabaret est opposée à la femme exemplaire, dont le foyer est assez douillet pour empêcher la dégénérescence de la race française.

 

De l’alcool au droit de vote

 

Du coup, l’action antialcoolique s’opéra prioritairement à travers l’éducation des jeunes filles. Une maison bien entretenue passe par une connaissance précise du ménage, de la cuisine et de l’éducation parentale. Ces campagnes, auparavant organisées par les hommes, vont après la première Guerre Mondiale être progressivement prises en charge par les femmes. La bataille contre l’alcool devint l’occasion d’une mobilisation féministe sans précédent, teignant d’utilitarisme celle pour l’obtention du droit de vote. [3]

 

Il semblerait qu’une des constantes dans les discours autour de la consommation alcoolisée réside dans leur rigidité. Un homme qui “tient l’alcool” se comporte conformément à sa catégorie sexuée. Abstinent, il brouille les pistes, dérange. Perd même en virilité. Pour une femme, la picole excessive se fait en cachette. Et résulte de problèmes psychologiques. C’est du moins l’image que les discours médicaux du XIXe siècle nous en donnent, quand ils nous en parlent.[4] Car la plupart du temps, la femme alcoolique est invisible. La démarcation classique entre sphère publique (masculine) et privée (féminine) apparaît avec force dans cette analyse de l’alcoolisation féminine en terme genré. À une époque où l’accès aux débits de boissons est souvent limité aux seuls hommes, l’image de la femme emmurée et désociabilisée qui s’enivre seule, de la femme anxieuse et psychologiquement instable, va bon train.

 

“En Bretagne rurale, le café reste un endroit mixte, où hommes et femmes se retrouvent, boivent et « crêpent » ensemble; par contre, dans le Nord industriel, l’estaminet est de plus en plus masculin, et les femmes « honnêtes » hésitent à y pénétrer, même lorsqu’il s’agit de venir chercher un mari qui, un jour de paie, s’y attarde un peu trop. L’évolution est partout identique. les photos de Robert Doisneau sur les bistrots de Paris, dans les années 50, illustrent ce point d’aboutissement: haut lieu de la sociabilité masculine, le bistrot, forme populaire du café parisien, ne comporte que quelques silhouettes de femmes, timides, entrées presque par effraction. »[5]

 

Conclusion

 

Si aujourd’hui, les lieux d’hospitalité sont mixtes, si la femme n’est plus seule responsable du bien-être physique et moral des enfants et si l’image de la femme dépendante, faible et influençable s’est considérablement brouillée avec le temps, il n’en demeure pas moins que les stéréotypes associés au féminin continuent à être fortement mobilisés par les acteurs de la production et de la vente de boissons alcoolisés. Ici, nous nous sommes arrêtés sur la culture du vin. Son éternel attachement à la modération, sa tendance coquine et gourmande à préférer les goûts sucrés, et finalement son incapacité à ne pas fondre devant la couleur rose, font des femmes une cible catégorielle de taille pour les responsables marketing.

 

Ainsi, la théorie du genre nous permet de déconstruire ces discours; de réactiver une réflexion sur nos pratiques de consommation; et de questionner les représentations qui guident nos choix en matière alimentaire et nos comportements sociaux.

Bibliographie

∴ Marie-Laure déroff, Thierry Fillaut (dir.), Boire: Une affaire de sexe et d’âge, Presses de l’EHESP, Rennes, 2015.
∴ Michelle Perrot, “Le genre de la ville”, Communications, vol. 65, n°1, 1997, p. 149-163.

Notes de bas de page

[1] Christelle Pineau, “Vins à vendre, femmes “objets” de convoitise” dans Marie-Laure déroff, Thierry Fillaut (dir.), Boire: Une affaire de sexe et d’âge, Presses de l’EHESP, Rennes, 2015, p. 95-106 (p. 101).

[2] Thierry Fillaut, “Alcoolisme et antialcoolisme en France 1870-1970): une affaire de genre”, dans Marie-Laure déroff, Thierry Fillaut (dir.), Boire: Une affaire de sexe et d’âge, Presses de l’EHESP, Rennes, 2015, p. 15-30 (p. 21).

[3] Ibidem, p. 26.

[4] Muriel Salle, “La nature déminine, entre boire et déboires. L’alcoolisme féminin sous le regard médical au XIXe siècle” dans Marie-Laure déroff, Thierry Fillaut (dir.), Boire: Une affaire de sexe et d’âge, Presses de l’EHESP, Rennes, 2015, p. 31-39 (p. 35).

[5] Michel Perrot, “Le genre de la ville”, Communications, vol. 65, n°1, 1997, p. 149-163 (p. 152).

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Couleur « chocolat »: déconstruction d’une denrée rare http://tenzo.fr/articles/couleur-chocolat-deconstruction-dune-denree-rare/ http://tenzo.fr/articles/couleur-chocolat-deconstruction-dune-denree-rare/#respond Sun, 21 Feb 2016 11:08:51 +0000 http://tenzo.fr/?p=1711
Intrigante, dérangeante, passionnante, l’histoire du chocolat continue de fasciner les chercheurs autant que le grand public. C’est sur ce parcours d’une denrée globale à l’accent local que nous allons nous pencher ici, en mettant en évidence le rôle joué, tant par les producteurs que les consommateurs, dans la transformation d’une marchandise en un véritable produit de consommation de masse aux nombreuses connotations.
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Couleur « chocolat »

Déconstruction d’une denrée rare

21 FEVRIER 2016 | PAR GAELLE VAN INGELGEM

Dans les rues avoisinant la Grand Place, le chocolat est immanquable. Marques de renom, petites fabriques et grandes enseignes lui sont entièrement dévouées, participant à l’épanouissement de touristes à la recherche de découvertes gustatives. Nous sommes à Bruxelles où la “mise en folklore” de cette denrée va bon train. Aux artisans-chocolatiers et magasins bons marchés, s’adjoignent des musées du chocolat, qui ne désemplissent pas. Intrigante, dérangeante, passionnante, l’histoire du chocolat continue de fasciner les chercheurs autant que le grand public. C’est sur ce parcours d’une denrée globale à l’accent local que nous allons nous pencher ici, en mettant en évidence le rôle joué, tant  par les producteurs que les consommateurs, dans la transformation d’une marchandise en un véritable produit de consommation de masse aux nombreuses connotations.

Tenzo_Chocolat_fève_cacao

De la fève amérindienne au chocolat espagnol

Amérindienne d’origine, la fève de cacao ne pousse qu’en région tropicale. Cette culture complexe, domestiquée par les populations précolombiennes, nécessite en effet un climat chaud et humide, un environnement ombragé pour produire des fèves qui ne pourront être que soigneusement récoltées suivant une technique exigeante.[1] Ainsi, ce fruit avait une forte valeur monétaire et symbolique pour les populations natives d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale. Le caractère luxueux que le chocolat va longtemps revêtir auprès des Européens, se retrouve donc déjà dans son élaboration originelle. Boisson chaude, épicée et amère, le chocolat était consommé lors d’occasions spéciales par les plus nantis. Il était alors l’objet d’un véritable cérémonial au sein des riches maisonnées ; du nécessaire à chocolat en porcelaine de Chine au cuisinier spécialisé, en passant par le serviteur noir, tout était mis en scène pour apporter élégance et exotisme à sa concoction, sa présentation et son service.[2]

Cependant, ce breuvage au goût intense mit du temps à être apprécié. Dès lors, menthe, vanille, cannelle ou encore fleurs de jasmin venaient adoucir cette substance particulièrement riche en graisse.[3] Il est difficile de savoir avec exactitude quand l’habitude d’y ajouter une once de sucre apparut pour la première fois. Comme Sidney Mintz nous le rappelle:

« Though it is possible to date the first appearance of coffee, tea, and chocolate in Britain with fair confidence, documentation for the custom of adding sugar to such beverages during the early period of their use in the United Kingdom is almost nonexistent.» [4]

Il est toutefois indubitable que la diffusion de chocolat, comme celle du thé et du café s’est faite en parallèle avec celle de l’exploitation progressive du pouvoir sucrant de la canne à sucre:

« Sugar as sweetener came to the fore in connection with three other exotic imports – tea, coffee, and chocolate – of which one, tea, became and has since remained the most important nonalcoholic beverage in the United Kingdom. All are tropical products, all were new to England in the third quarter of the seventeenth century, all contain stimulants and can be properly classified as drugs (together with tobacco and rum, though clearly different both in effects and addictiveness). All began as competitors for British preference, so that the presence of each probably affected to some extend the fate of the others. » [5]

Industrialisation et innovations techniques

Si le chocolat n’a cessé au cours des siècles d’évoluer, en changeant de forme, de goût et de mode d’accommodement, ce sont les innovations technologiques du XIXe siècle qui vont concourir à sa première grande métamorphose. Mise au point en 1828 par Van Houten, la poudre de cacao allait révolutionner la manière d’envisager le chocolat, en le rendant plus digeste et surtout moins gras. Ensuite, suite à son industrialisation et sous la houlette des frères Fry, le chocolat prit sa forme solide. Finalement, le Suisse Nestlé participa activement à la confection du premier chocolat au lait produit à échelle industrielle.[6]

Malgré ces accents nationaux dans sa confection, celle-ci fut le fruit d’une intense collaboration entre les différents acteurs, faisant du chocolat un produit profondément global, tant du point de vue de sa consommation que de sa production. En même temps, et tout comme le café, le chocolat a de tout temps été façonné au gré des différentes préférences culturelles et habitudes alimentaires des régions où il s’est implanté.[7] Si les Hollandais ont pu vanter la forte diffusion de leur production, les Français et les Italiens se sont quant à eux longtemps disputés la première place relative à la réputation qualitative de leur chocolat, place qui finit par être prise par les Suisses à la fin du XIXe siècle.[8]

Le poids des images

Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le chocolat devint un produit de consommation de masse. Pour en arriver à ce stade, les industriels ont pu compter sur le pouvoir du marketing et de la publicité. Ainsi, pour augmenter la demande d’un bien encore considéré comme luxueux par une partie de la population, des images à connotation sexuée et raciale lui ont été associées. L’origine exotique de la fève de cacao est rappelée au travers de la mise en scène de personnes de couleurs, considérées comme aussi exotiques que le produit en question.

tenzo_banania

La publicité Banania est à ce titre emblématique. Le caractère presque naturel de cette association nécessite en fait d’être démythifié, dans le sens entendu par Roland Barthes, c’est-à-dire déconstruit. Pour Silke Hackenesch, la couleur “chocolat” pour désigner une personne a été construite par la publicité autour du produit du même nom, en le reliant immanquablement à des sujets non définis comme blancs, participant ainsi à leur “exotisation”.[9]

Dans son ouvrage “Chocolat: la véritable histoire d’un homme sans nom”, l’historien Gérard Noiriel retrace, entre vérités historiques et emprunts littéraires, la vie de Rafael, esclave devenu clown connu du tout Paris de la Belle Epoque:

« Tony Grice et Georges Foottit se sont attribués, par la suite, le “mérite” d’avoir donné le surnom de “Chocolat” à Rafael. En fait, tous les Parisiens, tous les Français, auraient pu s’enorgueillir de cette trouvaille, car tous les Noirs vivant dans l’Hexagone étaient surnommés à cette époque “Chocolat” ou “Bamboula”. Chocolat désignait la différence de couleur de peau et “Bamboula” évoquait les danses jugées primitives des Africains, par opposition au raffinement de la culture européenne. Ces préjugés résultaient d’une longue histoire. Rafael découvrit brutalement, ce jour-là, l’envers du somptueux décor qu’il avait sous les yeux. La politique coloniale impulsée par Richelieu depuis son Palais-Royal avait donné naissance à une économie de plantations reposant sur l’esclavage des Africains dans les îles (Antilles, Réunion) et en Guyane. Le mot “nègre” se diffusa à partir de ce moment-là dans la langue française, en même temps que les Européens prirent l’habitude de consommer du café, du chocolat, et du sucre de canne.»[10]

Ainsi, l’histoire du chocolat est particulièrement riche: entre ancrage national, préférences locales et parcours global, elle reflète les processus à l’œuvre dans l’émergence d’habitudes alimentaires “glocales” et met en évidence le rôle des échanges transcontinentaux et internationaux dans les innovations alimentaires, autant que le poids des représentations dans la création de stéréotypes raciaux et identitaires en lien avec l’alimentation.

Notes de bas de page

[1] S. Moss, A. Badenoch, Chocolate: a global history, Reaktion Books, 2009, p. 9.

[2] Magrit Schulte Beerbhül, “Diffusion, innovation and transnational cooperation: chocolate in Europe (c. eighteenth-twentieth centuries) », Food and History, vol. 12, n°1 (2014), pp. 9-32 (p. 15).

[3] Ibidem, p. 14.

[4] Sidney W. Mintz, Sweetness and power: the place of sugar in modern history, New-York, Viking Pinguin, 1985, p. 109.

[5] Ibidem, p. 108.

[6] Magrit Schulte Beerbhül, “Diffusion, innovation and transnational cooperation: chocolate in Europe (c. eighteenth-twentieth centuries) », Food and History, vol. 12, n°1 (2014), pp. 9-32 (p. 17).

[7] J. Morris, « Comment: chocolate, coffee and commodity history », Food and History, vol. 12, n°1 (2014), pp. 201-209 (p. 201).

[8] Magrit Schulte Beerbhül, “Diffusion, innovation and transnational cooperation: chocolate in Europe (c. eighteenth-twentieth centuries) », Food and History, vol. 12, n°1 (2014), pp. 9-32 (p. 15).

[9] Silke Hackenesch, “Advertising chocolate, consuming race? On the peculiar relationship of chocolate advertising, Germand colonialism, and blackness”, Food and history, vol. 12, n°1 (2014), pp. 97-112 (p. 98).

[10] Gérard Noiriel, Chocolat. La véritable histoire d’un homme sans nom, Bayard, 2015, p. 75.

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« Food on the Move » (01/05) La symbolique du manger en route http://tenzo.fr/articles/food-on-the-move-ep-0105-ou-la-symbolique-du-manger-en-route/ http://tenzo.fr/articles/food-on-the-move-ep-0105-ou-la-symbolique-du-manger-en-route/#respond Sun, 24 Jan 2016 09:25:30 +0000 http://tenzo.fr/?p=1490
L’éloignement entre domicile et lieu de travail soulève inévitablement deux questions pratiques et liées entre elles : d’une part celle du moyen de transport, d’autre part celle du boire et manger. Il en va de même des trajets plus longs, tels que ceux nécessaires pour atteindre des destinations touristiques. Ce premier épisode, centré sur l’Europe, est consacré à cette alimentation voyageuse et particulière qui rythme les aventures saisonnières.
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« Food on the Move » (ép. 01/05) La symbolique du manger en route

24 JANVIER 2015 | PAR GAELLE VAN INGELGEM

Food on the Move_Buffet de Gare_Pastiels

L’éloignement entre domicile et lieu de travail soulève inévitablement deux questions pratiques et liées entre elles : d’une part celle du moyen de transport, d’autre part celle du boire et manger. Il en va de même des trajets plus longs, tels que ceux nécessaires pour atteindre des destinations touristiques. Ces préoccupations sont universelles. Elles touchent toutes les populations, indépendamment des lieux ou des périodes historiques concernées. Mais surtout, elles ne sont pas aussi ponctuelles qu’elles n’y paraissent.

En voyage, éloigné de nos habitudes rassurantes, nos maniérismes deviennent pressants. On s’y confronte aux autres… et donc à nous mêmes, le regard de l’Autre participant à la redéfinission de soi.[1] Ce sont à ces habitudes alimentaires que nous allons nous frotter dans cette série décomposée en 5 épisodes, le tout formant un sujet riche d’enseignement sur des pratiques qui, loin d’être anodines et utilitaires, seront envisagées comme de véritables emblèmes symboliques et culturels.

Ce premier épisode, centré sur l’Europe, est consacré à cette alimentation voyageuse et particulière qui rythme les aventures saisonnières.

Au temps des auberges

Des voyageurs britanniques du Grand Tour aux touristes à la réputation douteuse des années 50, en passant par les excursionnistes alpins de la fin du XIXe siècle, tous ont pour point commun d’avoir dû envisager leurs options de ravitaillement lors de la planification de leur voyage.

À l’époque des trajets en diligence, les passages fréquents et arrêts forcés dans des relais de poste facilitaient la prise alimentaire. En effet, de nombreuses auberges s’étaient établies le long de ces routes sinueuses afin de ravitailler et offrir un lit aux voyageurs exténués.

Avec l’arrivée du chemin de fer, cette force de cohésion entre paysage et mobilité fut légèrement brouillée. Car si les rails étaient comme les routes d’autrefois ponctuées par des stations d’arrêt et temps de pause, ces infrastructures étaient aménagées pour ravitailler en charbon la locomotive et veiller au bon entretien du train, plus que pour sustenter et accueillir les passagers. Fort heureusement, la brièveté des temps de parcours des toutes premières lignes qui ne desservaient qu’un territoire très limité, ne laissait pas l’occasion aux ventres de crier famine.

Le wagon, la gare et le panier-repas

Toutefois, la donne changea rapidement. Dès le milieu du XIXe siècle, le nombre de lignes se mit à exploser dans tous les pays munis d’infrastructures ferroviaires avancées, que ce soit en France, en Belgique ou en Angleterre. Dès lors que les temps de parcours s’allongèrent, il a fallu trouver des solutions adéquates afin de ne pas mourir de faim. Rappelons tout de même qu’à cette époque, 24 heures d’avance étaient nécessaires pour espérer rejoindre Nice depuis Paris !

C’est alors que certaines lignes de chemins de fer se mirent à proposer des paniers-repas, afin de sustenter les voyageurs pendant leur périple. À partir des années 1880, des wagons-restaurants furent installés dans les trains par la Compagnie Internationale des Wagons Lits, créée à la même époque par Georges Nagelmackers. Ces services de restaurations à bord étaient similaires dans la plupart des trains circulant sur le territoire européen. Réservées à une certaine élite, du moins au départ, ces installations alimentaient notamment le trajet de l’Orient-Express.[2] Ils faisaient alors partie intégrante de l’expérience du voyage.

Intérieur d'un wagon-restaurant de l'Orient-Express

Pour les moins fortunés, le pique-nique était de mise, tout comme l’achat de nourriture auprès de vendeurs ambulants, proposant des mets sur les quais ou aux fenêtres des passagers affamés, qui n’avaient qu’à tendre le bras pour les attraper. L’image que Maupassant nous laisse d’un Boule de Suif déballant son casse-croûte dans une diligence peuplée d’inconnus peut sans difficulté se transposer à l’ambiance du compartiment de train, où le partage et la satisfaction devaient se mêler au désagrément du bruit et des odeurs issues de la malle des autres passagers. Cette intimité forcée est aussi celle de la confrontation avec l’altérité alimentaire, intrigante autant que rebutante.

Au calme et à la tranquillité du wagon contraste l’affairement de l’arrivée en gare. La caricature d’Honoré Daumier de 1852 intitulée « voyageurs affamés se précipitant vers le buffet d’une station » résume bien l’ambiance qui devait régner dans les premiers buffets de gare.

Honoré Daumier, "Voyageurs affamés se précipitant vers le buffet d'une station", 1852

“Le temps de sauter du train, d’avaler une chope et un beefsteack dans le premier restaurant, de pousser une tête dans les temples et les musées, de revenir à la gare pour reprendre le train suivant, et de recommencer à la ville prochaine la même tournée expéditive. On peut, grâce à ce procédé, toucher terre dans cent villes diverses, en moins de deux minutes. Ces voyageurs n’ont qu’une pensée: ne pas manquer le train.”[3]

Ce passage d’un guide du Touring Club de Belgique datant de la fin du XIXe siècle, illustre la mauvaise réputation qui entoure la pratique touristique effectuée par voie de chemins de fer. Ce rejet est lié à la soi-disant impossibilité offerte par le train de découvrir le patrimoine culturel des régions visitées, mais aussi leur patrimoine alimentaire. Rien de plus uniformisé qu’une chope et un beefsteack. C’était sans compter sur la volonté des tenanciers des établissements de restauration établis dans les gares – et aux alentours – de s’emparer d’un marché à haut potentiel: celui de la vente de produits alimentaires locaux, à laquelle le prochain épisode sera consacré.

Entre fast-foods et produits du terroir

Si aujourd’hui, la réduction généralisée des temps de trajet lors de nos déplacements, autant que la diffusion des chaines de restauration rapide ou les épiceries de nuit facilitent considérablement l’organisation de nos mouvements, certaines considérations demeurent. Que ce soit au quotidien, lors de trajets relativement brefs, comme en période de vacances, certaines variables continuent à titiller nos choix en matière alimentaire.

Il en va-t-ainsi du souci financier. Le prix des denrées proposées en gare, sur les aires d’autoroute ou dans les avions des compagnies low-cost peut servir de repoussoir pour certains consommateurs, préférant contourner ces dépenses jugées superflues dans le budget saisonnier. C’est alors que le traditionnel casse-croûte, préparé minutieusement à l’avance, vient rythmer le trajet des vacanciers.[4] Qui n’a pas le souvenir d’un repas englouti à la sauvette, attablé sur un banc en bordure de voie rapide, ou dans le compartiment familial d’un T.G.V., en partance pour le Midi. Les odeurs d’œufs durs légèrement trop cuits se mêlant à celles de la salade de riz ou du fameux taboulé sont pour certains comme une invitation au voyage… ou au souvenir.

Vient ensuite le sens de la responsabilité, lié à des considérations écologiques ou sanitaires. Difficile de « craquer » pour un fast-food en période festive, alors que beaucoup s’efforcent toute l’année d’éloigner leurs enfants de ces nourritures jugées néfastes pour l’environnement comme pour la santé. Finalement, l’explosion des allergies et intolérances alimentaires constitue un facteur important de prise de précaution lorsqu’il s’agit de planifier son départ. Les magasins spécialisés en produits bio ou sans gluten ne pullulent pas (encore) dans les aires de transits.

Mais surtout, la question de la diversité alimentaire continue à se poser lors de nos déplacements. Cette peur de l’inconnue – certes moins pressante à l’heure de l’uniformisation des modes de consommation – est aujourd’hui, plus que jamais, jugulée par une quête effrénée de découverte des particularismes alimentaires typiques, locaux et de préférence artisanaux.[5]

Section 1

[1] Massimo Montanari, Il cibo come cultura, Roma/Bari, Laterza, 2008 (2004).

[2] Eve-Marie Zizza-Lalu, Au bon temps des wagons-restaurants, Paris, La vie du Rail, 2012.

[3] Annuaire du Touring Club de Belgique, 1886.

[4] Julia Csergo (dir.), Casse-croûte. Aliments portatifs, repas indéfinissables, Paris, Autrement, 2001.

[5] Peter Jackson, « Local consumption cultures in a globalizing world », Transaction of the institute of British geographers, New series, vol. 29, Juin 2004, pp. 165-178.

 

 

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Voyage en terre inconnue: le tourisme gastronomique comme objet de distinction sociale http://tenzo.fr/articles/tourisme-et-gastronomie/ http://tenzo.fr/articles/tourisme-et-gastronomie/#respond Sun, 27 Dec 2015 11:47:36 +0000 http://tenzo.fr/?p=1329
Alors que le lien entre gastronomie et tourisme ne date pas d’hier, l’expérience culinaire est de plus en plus considérée comme objectif principal du voyage organisé. Les expressions pour désigner ce phénomène sont variées : du « culinary tourism » américain à l’ « enoturismo » italien, en passant par l’agrotourisme français ou le « tasting tourism » anglais.
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Voyage en terre inconnue: le tourisme gastronomique comme objet de distinction sociale

27 DECEMBRE 2015 | PAR GAELLE VAN INGELGEM

Voyage en terre inconnue_Tourisme gastronomique et distinction sociale_Van Ingelgem_Tenzo

Alors que le lien entre gastronomie et tourisme ne date pas d’hier, l’expérience culinaire est de plus en plus considérée comme l’objet principal du voyage. Les expressions pour désigner ce phénomène sont variées : du « culinary tourism » américain à l’ « enoturismo » italien, en passant par l’agrotourisme français ou le « tasting tourism » anglais. Ce sujet aux multiples facettes est défini par Lucy M. Long comme

« the intentional, exploratory participation in the foodways of an other–participation including the consumption, preparation, and presentation of a food item, cuisine, meal system, or eating style not one’s own »[1]

Ainsi, le tourisme culinaire fait référence à toute une série d’activités, allant du fait de manger dans un restaurant ethnique, à la compilation de nouvelles recettes de cuisine, en passant par l’achat de produits alimentaires. Leur point commun ? La confrontation avec l’ « Autre », l’étrangeté ; cette confrontation pouvant être toute relative, voire carrément fantasmée.

Bibliography

 

∴ BOURDIEU (P.), Distinction. A social critique of the judgement of taste, Routledge, London, 1984.

 

∴ HJALAGER (A.-M.), RICHARDS (G.) (dir.), Tourism and gastronomy, Routledge, London, 2002.

 

∴ LONG (L. M.) (dir.), Culinary tourism, University press of Kentucky, Lexington, 2003.

 

∴ MOWFORTH (M.), MUNT (I.), Tourism and sustainibility. New tourism in the third world, Routledge, London, 1998.
∴ JOHNSTON (J.), BAUMANN (S.), “Democracy versus Distinction: A Study of Omnivorousness in Gourmet Food Writing.” American Journal of Sociology 113, no. 1 (July 2007): 165–204.

Le bon goût constitue dans la plupart des cultures un symbole de distinction sociale.[2] Acte de commensalité, le moment du repas rassemble et témoigne des habitudes alimentaires de chacun qui elles-mêmes reflètent notre position au sein du groupe. Ainsi, nos choix en matière alimentaire jouent un rôle fondamental dans cette logique de distanciation socio-culturelle. Ceux-ci varient dans le temps et l’espace. Pour les classes aisées occidentales, le simple fait de se rendre au restaurant constituait, jusque dans les années 50 au moins, un moyen de se différencier du reste de la population. De son côté, la démocratisation de la pratique touristique tout au long du XXe siècle – loin d’avoir aboli le régime d’exclusivité – a permis l’expression de nouvelles valeurs et pratiques susceptibles d’être valorisées socialement.

Comment s’articule cette relation entre tourisme et gastronomie ?

Le rôle des guides touristiques

Se nourrir constituant une nécessité du voyage, les informations alimentaires sont rapidement apparues dans les guides pour voyageurs. Ces renseignements avaient aussi pour vocation d’attirer l’attention sur ce qui mérite d’être vu, connu et goûté au sein d’un territoire donné. Ainsi, la satisfaction du plaisir du goût pour les personnes itinérantes devance largement l’apparition assez tardive du terme « gastronomie ».

Almanach des Gourmands, 1804

Almanach des Gourmands, 1804

Nous sommes encore loin de la patrimonialisation de la gastronomie, phénomène qui date de la fin du XXe siècle. Toutefois le train est en marche, Alexandre Balthazar Laurent Grimod de la Reynière en étant l’instigateur.

Ce fondateur de la critique gastronomique est le premier à attribuer au champ de la gastronomie la notion de « patrimoine » par l’intermédiaire de son Almanach des gourmands, la première édition datant de 1803. Ce guide gourmand exige la qualité, évalue les établissements, signale les lieux dans lesquels se sustenter et établit ces critères suivant l’ambition première de satisfaire le plaisir du goût. Jusqu’alors ces informations apparaissaient dans des catégories se vouant aux pratiques agricoles d’un territoire, à sa production industrielle ou commerciale. La nouveauté du propos de Grimod de la Reynière est de considérer le domaine alimentaire comme un savoir-faire, en lien avec les qualités d’un terroir et la mémoire. Informer, décrire mais aussi prescrire des lieux alimentaires dignes d’être visités devient progressivement l’objectif des guides touristiques.[3]

Ainsi, l’art de bien manger ne concerne pas que les cuisiniers et les gourmands. Les villes gastronomiques se construisent surtout par l’intermédiaire des commentateurs, leur nombre ne cessant de croître tout au long du XXe siècle. Si les guides jouent toujours ce rôle de prescripteur, les blogs culinaires, magazines spécialisés et sites internet ne manquent pas de faire la promotion des restaurants et autres établissements alimentaires du moment. Tous ces médias culinaires jouent le rôle de promoteurs de l’alimentation comme mode et donc aussi comme distinction.

Le point commun entre tous ces acteurs est qu’ils sont soumis à une mobilité croissante. À la recherche de toujours plus d’exclusivités, critiques gastronomiques et chefs parcourent la planète en vue de rapporter de nouvelles techniques, pratiques et ingrédients. Des personnalités télévisuelles comme Antonio Carluccio, Keith Floyd, Alain Ducasse, Julie Andrieu, ou encore Jamie Oliver ont construit leur notoriété sur base des connaissances glanées au cours de leurs voyages à l’étranger.

Unsplash_Jay Wennington_Libre de droit

Capital culturel et distinction sociale

Alors que les lignes de démarcation entre les différentes classes sociales se sont considérablement amenuisées au fil du temps, nos modes de vie constituent pourtant un net marqueur de différenciation. La pratique du tourisme de type gastronomique peut être envisagée dans cette logique. Si l’expérience gastronomique n’est plus aujourd’hui cantonnée aux grands restaurants étoilés, il apparait au contraire que la consommation de repas simples, économiques et locaux soit particulièrement valorisée. L’objectif du touriste étant alors de jouir d’une cuisine que ses semblables ne pourraient goûter chez eux.

Contrairement au capital économique, le capital culturel ne s’achète pas mais témoigne de la capacité à accumuler des connaissances et pouvoir apprécier un certain type de nourritures, de boissons, de vêtements, de vacances, etc. En d’autres termes, il s’agit de la capacité à identifier la valeur culturelle de certaines formes de consommation. Le tourisme peut donc aussi constituer une forme de stratégie pour se forger une réputation; s’éloigner du tourisme de masse et du « sea, sex and sun » en privilégiant un tourisme au goût unique, de qualité et alternatif, fruit d’une initiative individuelle, plutôt que d’un tour-opérateur proposant des voyages organisés.

La variable culturelle est donc capitale dans cette analyse du rôle social de cette nouvelle forme de tourisme. En effet, pour pouvoir choisir les bons restaurants, les bonnes destinations et goûter aux bons produits, il faut avoir eu l’occasion de se renseigner dans les bonnes sources d’informations au préalable. Se distinguer de la masse en allant dénicher le restaurant local « typique » demande une certaine connaissance du sujet.[4]

Dès lors, la quête du rural, du local et de l’authentique constitue un des principaux arguments attractifs du tourisme culinaire. Des produits et cuisines traditionnelles parfois oubliées sont élevées au rang de nourritures gastronomiques à découvrir en vacances. Nous sommes dans un contexte de différenciation des terroirs ; des cuisines régionales sont remises au goût du jour pour satisfaire la demande du touriste. Ces processus de patrimonialisation participent à la valorisation touristique d’un lieu. Le goût pour l’authentique et le fait-maison est ainsi mis en opposition à la consommation de produits industriels.

Conclusion

En cherchant du confort et du familier à l’étranger, les touristes participent à la standardisation et à l’homogénéisation de la nourriture disponible dans des espaces hétérogènes à travers le monde. Le résultat de ce processus réside dans son pendant inverse, à savoir la résurrection, la sauvegarde, la réinterprétation voire l’invention de traditions.[5] Local et global forment donc une opposition dialectique créant de nouvelles pratiques, habitudes et modes de vie.[6] Parmi elles, nous trouvons la volonté de pratiquer un tourisme plus respectueux de l’environnement, des populations locales, de leurs cultures et traditions.

Toutefois, cette pratique touristique ne traverse pas toutes les classes sociales. Dans sa capacité à mettre en évidence des valeurs au capital culturel fort, il s’agit d’un moyen parmi d’autres de se distinguer socialement.[7]

« Dis-moi comment tu voyages et je te dirai qui tu es»

Alors que le tourisme nous fait vivre des expériences qui nous manquent communément, il constitue donc aussi une extension de notre vie quotidienne.

Notes de bas de page

[1] LONG (L. M.) (dir.), Culinary tourism, University press of Kentucky, Lexington, 2003.

[2] BOURDIEU (P.), Distinction. A social critique of the judgement of taste, Routledge, London, 1984.

[3] Sur la patrimonialisation alimentaire, voire BIENASSIS (L.), « Les chemins du patrimoine », dans A. Campanini, P. Scholliers, J.-P. Williot (dir.), Manger en Europe. Patrimoines, échanges, identités, Bruxelles, Peter Lang, 2011, pp. 45-91.

[4] À ce sujet, voir JOHNSTON (J.), BAUMANN (S.), “Democracy versus Distinction: A Study of Omnivorousness in Gourmet Food Writing.” American Journal of Sociology 113, no. 1 (July 2007): 165–204.

[5] HOBSBAWM (E.), RANGER (T.), The invention of tradition, Cambridge, 1983.

[6] FUMEY (G.), Manger Local, Manger Global. L’alimentation Géographique, Paris, CNRS Edition, 2010.

[7] JOHNSTON (J.), BAUMANN (S.), op cit.

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http://tenzo.fr/articles/tourisme-et-gastronomie/feed/ 0
À LA LOUPE – Massimo Montanari – Il cibo come cultura http://tenzo.fr/a-la-loupe/a-la-loupe-massimo-montanari-il-cibo-come-cultura/ http://tenzo.fr/a-la-loupe/a-la-loupe-massimo-montanari-il-cibo-come-cultura/#respond Tue, 01 Dec 2015 19:02:08 +0000 http://tenzo.fr/?p=1117 Pieter+Claesz-Still-life+With+Turkey-pie
Titre : Il cibo come cultura Auteur : Massimo Montanari Maison d'édition : Laterza Année de parution : 2008 (1ère édition 2005)
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IL CIBO COME CULTURA – Massimo Montanari

1er DECEMBRE 2015 | PAR GAELLE VAN INGELGEM

Ma la storia ci mostra esattamente il contrario: che le identità culturali non sono realtà metafisiche (le « spirito dei popoli ») e neppure sono inscritte nel patrimonio genetico di una società, ma si modificano e si ridefiniscono incessantemente, adattandosi a situazioni sempre nuove determinate dal contato con culture diverse. (p. 154)

À l’évidence, de la production à la consommation en passant par la transformation du repas, les pratiques alimentaires résultent d’un choix construit, reflet de valeurs culturelles, symboliques ou encore morales qu’elles se plaisent à représenter. Pourtant, avant les travaux pionniers de Massimo Montanari, peu de chercheurs n’avaient appréhendé l’alimentation dans sa dimension sociale et culturelle, lui privilégiant une approche économique ou socio-économique. En accordant une importance significative aux discours et représentations gravitant autour du fait alimentaire, Montanari a réussi à insuffler un regard neuf et prometteur dans un domaine de recherche en pleine expansion.

Dans Il cibo come cultura, il réussit le tour de force de rendre compte de manière concise, rythmée et suivie, du fruit de ses longues années de réflexion, qui l’emmenèrent à penser le repas, la cuisine et le système alimentaire comme appartenant à la sphère culturelle – par opposition à l’ordre naturel – des individus et des sociétés humaines. Dès les prémisses de son ouvrage, l’auteur se dédouane auprès de ceux qui seraient venus y chercher une conceptualisation stricte de la notion de culture. Il laisse ce type d’approche aux spécialistes et théoriciens. Son objectif est tout autre : faire virevolter le lecteur, « en toute légèreté », au gré du lien entre alimentation et culture afin de nous faire découvrir et comprendre l’histoire de nos sociétés et le façonnement de leurs identités. Son esprit de synthèse, son ton accessible ainsi que son recours calibré et choisi aux sources anciennes, rendent son propos intelligible et sensible, pouvant atteindre un large public.

Par ailleurs, son « guide à la lecture » final engage le lecteur à s’aventurer plus en avant dans la réflexion, en l’orientant vers des classiques en la matière, de Levi-Strauss à Jean-Robert Pitte, en passant par Roland Barthes et Mary Douglass, qui témoignent de l’ouverture de Montanari aux autres disciplines et domaines de recherche autant que de la richesse de sa pensée.

Massimo Montanari_Il cibo come cultura_TenzoMassimo Montanari est professeur d’histoire médiévale et d’histoire de l’alimentation à l’Università di Bologna et à l’Università di Scienze gastronomiche de Pollenzo. Titulaire du Master européen « Histoire et culture de l’alimentation », il est aussi président du comité scientifique Casa Artusi, centre de culture gastronomique dédié à la cuisine italienne situé dans le centre historique de Forlimpopoli.

Il est internationalement reconnu comme un des plus grands spécialistes de l’histoire de l’alimentation qu’il a dynamisée au travers de ses propres recherches novatrices mais aussi en poussant la communauté scientifique et les étudiants à s’intéresser à ce domaine qu’il envisage comme une clé de lecture de l’histoire dans son ensemble. Il est d’ailleurs un des fondateurs de la revue Food and history de l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation.

Ses recherches intégrées des systèmes agraires au Haut Moyen-Âge et de l’alimentation, qu’il lia à des questions relatives à l’environnement et au paysage lui permirent d’ouvrir la voie à une meilleure compréhension du fonctionnement de la société médiévale. Ainsi, tant les larges structures économiques et sociales que l’histoire des pratiques quotidiennes sont envisagées; valeurs culturelles, aspects symboliques et mentalités y occupent une place prépondérante.

Dans son œuvre, repas et comportements alimentaires sont des clés de lecture pour une approche globale de l’histoire européenne du IIIe siècle à nos jours.

Titre : Il cibo come cultura
Auteur : Massimo Montanari
Maison d’édition : Laterza (Roma/Bari)
Date: 2008 (3ème édition)
Première édition : 2004
Pour l’édition française
Titre : Le manger comme culture
Auteur : Massimo Montanari
Maison d’édition : ULBlire
Date: 2010

Quatrième de couverture

Un saggio avvincente chez approfondisce e indaga un tema tra i più illuminanti per comprendere la storia delle società umane e la loro evoluzione. Jacques Le Goff

Il cibo è cultura perchè ha inventato e trasformato il mondo. È cultura quando si produce, quandi si prepara, quando si consuma. È il frutto della nostra identità e uno strumento per esprimerla e communicarla. Una grande opera di sintesi da uno dei massimi storici dell’alimentazione.

Massimo Montanari insegna Storia medievale e Storia dell’alimentazione all’Università di Bologna. Fra i suoi lavori più importanti: L’alimentazione contadina nell’alto Medioevo (Napoli 1979); Campagne medievali (Torino 1984); Atlante dell’alimentazione e della gastronomia (curato con F. Sabban, Torino 2004). Per i nostri tipi è autore, tra l’altro, di: Convivio (3 voll., 1989-1992); Il pentolino magico (1999); Il formaggio con le pere. La storia in un proverbio (2008); La cucina italiana. Storia di una cultura (con A. Capatti, 2008); La fame e l’abbondanza. Storia dell’alimentazione in Europa (2008); Storia medievale (2008); Alimentazione e cultura nel Medioevo (2008). Ha inoltre curato Il mondo in cucina. Storia, identità, scambi (2006) e Storia dell’alimentazione (con J.-L. Flandrin, 2007)

Table des matières

PREMESSA xi
COSTRUIRE IL PROPRIO CIBO 3
Natura e Cultura
5
Anche la Natura è Cultura
11
Giocare col Tempo 17
Giocare con lo Spazio 23
Conflitti 27
L’INVENZIONE DELLA CUCINA
33
Fuoco, cucina, civiltà 35
Cucina scritta e cucina orale
41
Anticucina 51
Arrosto e bollito 57
Piacere e salute
63
IL PIACERE (E IL DOVERE) DELLA SCELTA 71
Il gusto è un prodotto culturale 73
Divagazione. Il gioco della « cucina storica » 81
Il gusto è un prodotto sociale 85
Dimmi quanto mangi… 89
… e che cosa 99
Cibo e calendario: una dimensione perduta? 105
Dalle geografia del gusto al gusto della geografia 109
Il paradosso della globalizzazione 117
CIBO, LINGUAGGIO, IDENTITÀ 127
Mangiare insieme 129
La grammatica del cibo 137
Sostituzioni, incorporazioni 143
Identità, scambio. Tradizioni e « origini » 153
Radici (una metafora da usare fino in fondo) 159
Guida alla lettura 161

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Du sucre dans mon café? Une histoire d’amour compliquée http://tenzo.fr/articles/du-sucre-dans-mon-cafe-une-histoire-damour-compliquee/ http://tenzo.fr/articles/du-sucre-dans-mon-cafe-une-histoire-damour-compliquee/#comments Sun, 25 Oct 2015 14:14:51 +0000 http://tenzo.fr/?p=858
Le « petit noir » parisien, avalé à la hâte au comptoir du coin, est désormais ringardisé, au profit d’un café de qualité, sublimé, traité avec autant d’attention que le serait un grand vin. Simple phénomène de mode ? Véritable révolution culturelle ? Ou reflet symptomatique d’une pratique alimentaire éternellement marquée tant socialement que culturellement ?
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Du sucre dans mon café? Une histoire d’amour compliquée

25 OCTOBRE 2015 | PAR GAELLE VAN INGELGEM

Tasse

L’engouement actuel pour le café n’est pas cantonné aux quartiers branchés de nos villes occidentales. Selon l’Organisation Internationale du café (OIC), sa consommation mondiale aurait presque doublé en une vingtaine d’années. Chinois et Russes, jusqu’ici faibles consommateurs, constituent les nouveaux venus dans ce marché en forte croissance. Si la demande augmente, ce n’est pas le cas de l’offre, largement tributaire des changements climatiques affectant le principal pays producteur, à savoir le Brésil, mais aussi la Colombie, troisième producteur mondial, après le Vietnam. Ces pays sont pourtant loin d’en être les principaux consommateurs : l’essentiel de la production est dirigé vers les États-Unis et ensuite vers l’Europe, qui témoigne d’un taux de consommation plus élevé par habitant, pays nordiques en tête.

Les prix de cette matière première sont fixés sur les marchés boursiers et fluctuent donc essentiellement selon les données climatiques, politiques et monétaires. À cette destinée peu réjouissante pour les producteurs sud-américains, qui ont vu leurs revenus baisser, conséquence de la chute des taux monétaires et des mauvaises récoltes successives, contraste l’affairement des entrepreneurs occidentaux ayant récemment découvert les différentes méthodes d’extraction des grands crus et leur palette de saveurs.

L’expression « third wave » pour désigner la mouvance actuelle relative à la consommation du café ne vous est peut-être pas familière. Elle n’a cependant pas dû vous échapper : terminée l’époque de nos grands-parents et de leur bon vieux jus de chaussette ; finie aussi celle du « tout espresso » qui a fait le succès de grandes chaines opérant comme des marques telles que Starbucks.

Machine à café et tasses_Dessins_Tenzo

Le « petit noir » parisien, avalé à la hâte au comptoir du coin, est désormais ringardisé, au profit d’un café de qualité, sublimé, traité avec autant d’attention que le serait un grand vin. D’ailleurs, les baristas, véritables maîtres d’œuvre de ce cérémonial, ne manquent pas d’être comparés à des sommeliers… quand d’autres préfèrent les élever au rang de symboles de la « hipsterisation » de la société. Simple phénomène de mode ? Véritable révolution culturelle ? Ou reflet symptomatique d’une pratique alimentaire éternellement marquée tant socialement que culturellement ?

D’une boisson luxueuse à un lieu de sociabilité

Consommé dans toute la péninsule arabique dès le début du XVIe siècle, le café ne se répandra en Europe qu’au cours du siècle suivant. Cette boisson exotique non alcoolisée était alors, au même titre que le thé ou le chocolat, un produit de luxe.[1] Loin d’être accessible à toutes les bourses, objet de distinction sociale, la tasse de café était au départ préparée « à la turque », par décoction, et consommée dans des lieux distingués. Au-delà de cette nouvelle boisson au goût prononcé, c’est toute une culture matérielle qui fit son apparition avec l’arrivée d’ustensiles nécessaires à son élaboration ou la confection d’objets du quotidien richement parés. Certains trouvèrent une place de choix dans les cabinets de curiosités des plus fortunés, marchands, voyageurs et autres négociants.[2]

De cette adoption des usages et pratiques de consommation des villes du Levant, s’ensuivit une adaptation progressive aux pratiques occidentales. Des cafés essaimèrent dans toutes les grandes villes européennes, de Londres à Vienne, en passant par Paris et Venise. Associé à une consommation hors foyer dans des espaces publics bien définis, ces lieux de sociabilité et d’échanges politiques, artistiques ou intellectuels, le café fut, tout au long du XIXe siècle, porteur d’une symbolique forte.

Genré, le café est associé à un milieu d’hommes qui en firent un espace de rencontres, de transactions et de divertissement. Sa consommation domestique participera plus tard à sa féminisation.[3]

Le café est également marqué socialement. En effet, sa diffusion dans les milieux populaires et dans les campagnes était encore loin d’être uniforme au milieu du XIXe siècle. Surtout, les pratiques de consommation du café variaient allègrement en fonction du milieu social concerné. On a souvent considéré que la consommation du café, du thé ou du chocolat s’était démocratisée avec celle du sucre, épice elle-même considérée par les historiens comme luxueuse jusqu’au XIXe siècle, du fait de sa rareté. Cette vision économico-centrée se basant sur le principe classique de l’offre (qui explose à la même époque par le biais des colonies) et de la demande (qui suivrait immanquablement cette offre exponentielle) passe à côté des autres paramètres essentiels à l’adoption de nouveautés en matière alimentaire, à savoir l’acculturation au goût, la symbolique associée aux usages et leur signification.[4]

Du sucre dans son café, un geste signifiant

En effet, le fait d’adjoindre à son café une dose de sucre en poudre est loin d’être anodin. C’est un acte culturel, fruit d’une évolution des mentalités. L’amertume est un goût qui est « naturellement » apprécié des populations, comme nous le précise Sidney Mintz :

« A liking for bitterness, even extreme bitterness, falls “naturally” within the range of normal human taste response and can be quickly and firmly developed. The popularity of such diverse substances as watercress, beer, sorrel, radishes, horseradish, eggplant, bitter melon, pickles, and quinine, to name only a few, suggests a broad human tolerance for bitterness. Turning this into a preference usually requires some culturally grounded habituation, but it is not difficult to achieve under certain circumstances. »[5]

Bien entendu, le goût pour les substances sucrées est universel et bien moins sujet à controverse que le goût pour l’amertume. Cependant, café, thé et chocolat furent acceptés, distribués et consommés dès le départ dans leur version amère, la déferlante sucrée n’ayant pas été accueillie comme une libération face à un goût jugé trop complexe ou carrément inappréciable. En France au contraire, les classes laborieuses ont eu tendance, tout au long du XIXe siècle, à rejeter le sucre, considéré comme un symbole de la bourgeoisie, au grand dam des lobbies du sucre qui tentèrent continuellement de changer les mentalités.

Leur argumentaire reposait sur trois piliers, associant le sucre à un produit santé, à un produit énergisant, et finalement à un produit de préservation alimentaire. Cependant, les classes populaires continuèrent, jusqu’à la Première Guerre mondiale, à affirmer leur identité au travers de leur modèle de consommation en rejetant ce condiment, considéré alors comme superflu. Elles furent ainsi systématiquement déconsidérées par les autres couches sociales, pointant du doigt leur ignorance et leur incapacité à prendre des décisions rationnelles.[6]

Cette dynamique de rejet et d’acceptation du sucre et du café, variant selon les classes sociales, les lieux et les cultures, est toujours d’actualité, bien qu’elle se soit totalement inversée.

Le sucre comme additif est décrié par les institutions sanitaires, et immanquablement associé à une consommation dite populaire, sodas en tête. Le goût pour le sucre serait alors une caractéristique de gens peu instruits, incapables d’apprécier les différentes nuances de saveurs offertes par la nature. Le sucre a, en effet, tendance à uniformiser. Il est ainsi utilisé à foison dans les plats standardisés, comme les repas préemballés.

La « third wave » ou la gentrification du café

Du côté du café, c’est bien en réaction à cette homogénéisation que la « third wave » se positionne. La variété des méthodes d’extraction utilisées, du filtre à l’aeropress en passant par le siphon, a pour ambition d’exalter les saveurs, mais aussi de respecter les grains associés à une région du monde particulière, voire à un petit groupe de producteurs, travaillant de préférence en symbiose avec leur environnement et rétribués correctement.[7]

Le degré de connaissance est alors mis en relation à celle des normes et usages transmis au sein d’un milieu composé d’initiés. Il semblerait que la démocratisation de nos sociétés et l’attachement actuel à la valorisation des classes populaires sont des phénomènes qui n’ont pas évincé l’exclusion sociale, mais l’ont rendue plus sournoise.[8] Le consommateur lambda peut sans conteste pousser la porte de ces nouveaux cafés branchés ; il y est même invité, ces lieux étant l’apanage des quartiers populaires en voie de gentrification. Seulement, il n’aura pas les outils nécessaires à la compréhension globale de ce qui s’y joue.

Oserait-il demander à mettre du sucre dans son café ? Sa volonté sera peut-être exaucée. Seulement, il sera immédiatement rejeté du groupe social et culturel dominant, connaissant les pratiques et usages adaptés. Ces dynamiques pour nous rappeler que les goûts ont leur histoire, et que celle qui se joue actuellement dans les cafés hipsters n’a rien de particulièrement innovant. Il s’agit plutôt d’une énième redéfinition des tendances, des usages et des pratiques, indissociable de l’évolution des contextes culturels qui les voient naître.

Notes de bas de page

[1] Kenneth F. Kiple, Kriemhild Coneè Ornelas (eds.), The Cambridge World History of Food, Cambridge University press, 2000, vol. 1, pp. 641-642.

[2] Hélène Desmet-Grégoire, « L’introduction du café en France au XVIIe siècle », Confluences, Printemps 1994, n° 10, pp. 165-174 (p. 166).

[3] Hélène Desmet-Grégoire, « L’introduction du café en France au XVIIe siècle », Confluences, Printemps 1994, n° 10, pp.165-174 (p.167).

[4] Martin Bruegel, « A bourgeois good ? Sugar, norms of consumption and the labouring classes in nineteenth-century France », in P. Scholliers (ed.) Food, drink and identity: cooking, eating and drinking in Europe since the Middle Ages, Berg, Oxford, 2001, pp. 99-118 (p. 100).

[5] Sidney W. Mintz, Sweetness and Power: The Place of Sugar in Modern History, New-York, Viking Pinguin, 1985, p. 109.

[6] Martin Bruegel, « A bourgeois good ? Sugar, norms of consumption and the labouring classes in nineteenth-century France », in P. Scholliers (ed.) Food, drink and identity: cooking, eating and drinking in Europe since the Middle Ages, Berg, Oxford, 2001, pp. 99-118 (p. 116).

[7] Jonathan Morris, “Coffee and the City”, papier présenté lors du colloque Food and the City, Padova, Congresso AISU, Septembre 2015.

[8] Josée Johnston and Shyon Baumann, Democracy versus Distinction: A Study of Omnivorousness in Gourmet Food Writing, American Journal of Sociology, vol. 113, n°1, juillet 2007, pp. 165-204.

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