Fromage – Tenzo Le Gastrocéphale http://tenzo.fr Sciences de l'alimentation Sun, 12 Jun 2016 08:01:52 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=4.5.1 Le fromage de Herve: entre tradition et innovation http://tenzo.fr/articles/le-fromage-de-herve-entre-tradition-et-innovation/ http://tenzo.fr/articles/le-fromage-de-herve-entre-tradition-et-innovation/#respond Sun, 24 Apr 2016 09:04:46 +0000 http://tenzo.fr/?p=1932
Synonyme de campagne, de tradition et d’artisanat, le fromage de Herve véhicule l’image d’un ailleurs temporel et spatial dans l’esprit de nombreux citadins. Après avoir retracé le parcours du Herve dans l’histoire, nous mettrons en évidence la manière dont les acteurs ont participé à sa valorisation et pointerons du doigt certaines incohérences dont sa « mise en patrimoine » témoigne.
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Le fromage de Herve: entre tradition et innovation

20 MARS 2016 | PAR GAELLE VAN INGELGEM

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Synonyme de campagne, de tradition et d’artisanat, le fromage de Herve véhicule l’image d’un ailleurs temporel et spatial dans l’esprit de nombreux citadins. En Belgique, son odeur caractéristique a hanté les voyages scolaires de nombreux enfants, confrontés dès le plus jeune âge à son goût intense aux accents ardennais.

 

Aujourd’hui, ce fromage bénéficie d’un certain engouement. L’affaire Munix y a lourdement contribué, en tournant les projecteurs médiatiques vers l’un des derniers producteurs de fromage de Herve au lait cru, à qui l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (Afsca) avait imposé de façonner sa production pour en faire disparaître toute trace de listeria, une bactérie jugée dangereuse pour les enfants et les femmes enceintes. Découragé par cette politique de la tolérance zéro qui s’avère inadaptée au traitement d’un fromage au lait cru comme le Herve, ce producteur de 70 ans a plutôt choisi de prendre sa retraite.

 

Des voix se sont ensuite élevées contre l’Agence et ses règles jugées trop rigides et uniformes, tributaires d’une conception aseptisée, mercantile et industrielle de la production alimentaire. La volonté généralisée d’un « retour au terroir », à des aliments organiques et des produits issus d’un savoir-faire ancestral s’est ainsi ardemment manifestée dans le cas de la promotion d’un fromage voué, comme tant d’autres, à disparaître.

 

Après avoir retracé le parcours du Herve dans l’histoire, nous mettrons en évidence la manière dont les acteurs ont participé à sa valorisation et pointerons du doigt certaines incohérences dont sa « mise en patrimoine » témoigne.

 

Le Pays de Herve

 

Seul fromage pourvu de l’Appellation d’Origine Protégée (A.O.P.) en Belgique, le fromage de Herve appartient à un territoire précis, l’Entre-Vesdre-et-Meuse, plateau situé en Province de Liège dans la Région Wallonne du pays. La particularité de cet emplacement tient à sa centralité vis-à-vis de trois villes : Aix-la-Chapelle (Allemagne), Maastricht (Hollande) et Liège (Belgique). Ces trois pôles urbains ont été essentiels dans le développement économique et social du Pays de Herve.

Partie intégrante du duché de Limbourg et du comté de Dalhem, tous deux indépendants jusqu’à leur annexion en 1288 par le Duché de Brabant, le Pays de Herve a longtemps joui d’une large liberté d’action économique et commerciale étant donné son éloignement de Bruxelles, capitale de Brabant. Les privilèges fiscaux et douaniers de ces territoires ont ainsi permis la valorisation de leur production artisanale, agricole et alimentaire.[1]

 

Les marchés ont joué un rôle clé dans cette réussite. Lieux d’échange et de mise en concurrence, les places de marché participent à la construction de spécialités alimentaires « typiques » ; lieu de confrontation avec l’altérité, les discours s’y façonnent, s’y créent. Se délimite alors un contour intelligible à des produits qui seraient autrement restés anonymes.

Carte du Duché de Limbourg de 1240 à 1795

Carte du Duché de Limbourg de 1240 à 1795

Dans le cas du Herve, le marché de Limbourg a été l’épicentre de la commercialisation de son ancêtre, le « Limburger », populaire jusqu’aux États-Unis au milieu du 19e siècle. Le marché d’Aubel, créé au début du 17e siècle, a lui aussi joué un rôle prépondérant dans la dynamisation du Pays de Herve. Dans ce marché situé en Région flamande se côtoyaient des paysans du Sud, venant y écouler leur lait et leur beurre ; des paysans du Nord, y vendant leurs grains ; mais aussi des métiers artisanaux, prémices des industries laitières et fruitières du XIXe siècle.[2]

 

Tout au long du bas Moyen-âge, la culture céréalière était prépondérante dans cette région, suite à l’établissement de l’abbaye cistercienne du Val-Dieu en 1216, qui dédia ses terrains à une activité agricole et brassicole. Cependant, dès le 14e siècle, les paysans choisirent de réduire quelques-uns de leurs labours afin de pouvoir nourrir leurs troupeaux, mais aussi pour éviter la dîme valable sur les terres agricoles. Cette transformation en terres de pâtures a également été motivée par des facteurs naturels : les sols argileux et inclinés de l’Entre-Vesdre-et-Meuse n’étaient pas très adaptés à la culture des céréales, tandis que leur riche caractère hydraulique favorisait la poussée d’une herbe grasse.[3]

 

Le fromage de Herve : tradition ou innovation ?

 

Le Herve, fromage populaire de la famille des croûtes lavées, était au départ consommé localement, afin de conserver les surplus de lait à la basse saison. D’autres fromages étaient produits dans la région, comme le makèye, le stofé ou encore le bizeú. Toutefois, seul le fromage de Herve eut une vocation commerciale, exporté notamment dans les foires allemandes dès le 17e siècle.[4] Malgré tout, sa consommation demeura majoritairement domestique, jouant un rôle non négligeable dans l’économie locale et ce jusqu’à la deuxième guerre mondiale.

 

Ce fromage ne peut être fabriqué que dans la vallée d’Entre-Vesdre-et-Meuse, dont les sous-sols calcaires contiennent une bactérie, la Brevibacterium linens, nécessaire à sa production. [5] Fromage à pâte molle et croûte lavée ou morgée, le Herve se place dans la même sous-famille que le Munster ou le Maroille.[6]

 

Au départ, ce fromage de fabrication locale se caractérisait par une grande diversité de formes et de goûts en fonction de sa ferme productrice. À partir des années 60, cette hétérogénéité du produit s’est mise à poser problème, le consommateur étant désormais à la recherche d’aliments standardisés, sûrs et contrôlés. [7] Ce changement de paradigme dans le rapport à l’alimentaire a engendré la désaffection du public pour des fromages tels que le Herve, poussant les industries agroalimentaires à s’emparer du secteur.[8]

 

La technique de fabrication utilisée par « Herve-Société » rappelle celle à l’œuvre pour tous les fromages industriels, à savoir la pasteurisation ou la thermisation du lait. Ces traitements du lait par la chaleur nécessitent la réintroduction dans le lait de bactéries de laboratoires, afin de compenser la destruction des micro-organismes. Résultat ? Des fromages uniformisés, standardisés et surtout dénaturés.

 

Au pays de Herve comme ailleurs, des voix s’élèvent contre cette uniformisation des goûts. Des fermiers résistent et continuent tant bien que mal à produire un fromage au lait cru artisanal selon des techniques héritées du passé. Périco Légasse, journaliste gastronome français, est le véritable fer de lance de cette bataille en France. Son documentaire sur le sujet a fait grand bruit, notamment par sa mise en implication directe d’entreprises agroalimentaires comme « Nestlé » et « Lactalis » auxquelles personne n’avait encore osé publiquement s’attaquer. [9]

 

La construction d’une image

 

Au pays de Herve, la crainte de voir disparaître la production traditionnelle engendra la création de confréries gastronomiques – Confrérie de Remoudou en 1962 et Confrérie du fromage de Herve en 1967 – visant à relancer la notoriété et la vente par le biais de stratégies commerciales. L’attachement affectif aux spécialités alimentaires locales des membres de ces organisations est vivement revendiqué et s’accompagne d’une mise en exergue d’un certain bagage historique associé à ces produits. [10] Le fromage, considéré comme marqueur culturel et identitaire fort, est ainsi élevé au rang d’objet patrimonial.

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<http://www.paysdeherve.be/fr/espace-des-saveurs-et-decouvertes>

La Maison du tourisme de Herve propose sur son site web de décrire le travail effectué par la seigneurie de Remoudou comme suit :

 

« C’est en s’appuyant sur des réalités historiques, en y associant l’indispensable facette folklorique, que ce vénérable groupement s’efforce de “parler” des fromages de Herve, d’en faire découvrir les richesses gastronomiques, d’interpeller les professionnels des métiers de bouche, de maintenir à l’ancestral et incomparable Remoudou, sa vocation médiévale d’Ambassadeur itinérant dans notre pays et dans toutes les régions d’Europe ».[11]

En fonctionnant autour de rituels d’intronisation, en élaborant des discours affectifs communs, en considérant le Herve comme l’incarnation matérielle d’une mémoire cognitive, les confrères participent pleinement à sa patrimonialisation.

 

L’obtention de l’A.O.P. en 1996 fut précédée par un travail de longue haleine visant à l’harmonisation de la production, à la lutte contre la contrefaçon, à la monopolisation de sa commercialisation par les producteurs, à la relance de sa consommation, et finalement à la reconnaissance de son poids historico-culturel.

 

Si l’on se tourne du côté du cahier des charges de l’A.O.P., force est de constater certaines incohérences. D’abord du côté de sa zone de production. En effet, celle-ci semble avoir été délimitée sur des principes strictement géographiques. Du coup, la ville de Limbourg qui, nous l’avons signalé, joua historiquement un rôle non négligeable dans la commercialisation et la valorisation du fromage, est exclue de l’espace délimité par l’A.O.P. qui comprend les territoires compris entre les cours de la Meuse et de son sous-affluent, la Vesdre.[12] Une autre étrangeté réside dans les discours utilisés autour du procédé de fabrication. Alors que le fromage doit être élaboré selon un « savoir-faire reconnu », l’appellation tolère pourtant que celui-ci soit confectionné à partir de lait pasteurisé.

 

Ce dernier point est important. Il confère au fromage de Herve toute sa valeur symbolique, imaginaire, faisant de celui-ci une ressource essentielle dans le cadre de projets touristiques. [13] Les acteurs locaux l’ont bien compris, la création de l’« Espace des Saveurs » dans les années 1990 illustrant à merveille ce phénomène. Cette structure muséale met en scène les spécialités locales en expliquant de manière détaillée leurs procédés de fabrication. Si jusque dans les années 80 les citadins venaient en pays de Herve pour y visiter les fermes et lieux de production, ils doivent aujourd’hui se rendre dans un musée pour approcher ce fromage. Le Herve est ainsi passé de ressource alimentaire à emblème identitaire. [14] De plus, notons que le processus de fabrication exposé dans le musée n’est en fait représentatif que d’une infime part de la production totale du fromage de Herve, puisque seule la méthode artisanale de  y est présentée.

 

Conclusion

 

Le fromage de Herve est le fruit de son terroir, il doit son existence à un savoir-faire passé de génération en génération et recèle une dimension affective et identitaire forte. Toutefois, il est devenu une spécialité gastronomique, ce à quoi il n’était évidemment pas destiné. Objet patrimonialisé tant pour des raisons commerciales que culturelles, le fromage de Herve est essentiellement présenté sous sa forme ancestrale, traditionnelle et plus ou moins fantasmée, alors que l’essentiel de sa production s’effectue aujourd’hui dans la plus grande modernité.

 

Si les « formulateurs d’aliments » s’alignent dans les rayons de laboratoire, les labels visant à différencier les qualités et tracer les produits, quant à eux, se multiplient. Pourtant, quoi de plus traçable qu’un produit qui a pour source principale le contenu chimique d’un flacon ? Quoi de plus standardisé que ce que nous proposent les supermarchés ? [15] Alors que le fromage de Herve A.O.P. peut être fabriqué avec du lait pasteurisé, selon des techniques industrielles et dans des zones de production ne correspondant pas à la réalité historique, on est en droit de se demander à quoi servent ces appellations, si ce n’est à plonger le consommateur dans un certain flou duquel elles étaient pourtant censées le protéger.

Bibliographie

∴ EFFERTZ (F.), GABRIEL (J.-P.), Le Herve, bien plus qu’un fromage, Bruxelles, Jean-Pierre Gabriel, 2012.
∴ DE MYTTENAERE B., « Tourisme rural et valorisation des ressources alimentaires locales : Le cas de l’AOP fromage de Herve », BSGLg, 2011, n°57, pp. 37-51. [En ligne] <http://www.bsglg.be/uploads/BSGLg-2011-57-04_DEMYTTENAERE.pdf> (Consulté le 8 mai 2013).
∴ MAYAR M.P., « Réalité et virtualité de l’approche agroalimentaire, une approche terminologique », Quaderni, 2004, n°56, pp. 85-99. [En ligne] <http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/quad_0987-1381_2004_num_56_1_1652> (Consulté le 10 mai 2013).
∴ SANTONI (J.), Ces fromages qu’on assassine, France, 2007, 120 min., DVD.

 

Section 1

[1] F. EFFERTZ, J.-P. GABRIEL, Le Herve, bien plus qu’un fromage, Bruxelles, Jean-Pierre Gabriel, 2012, p. 18.

[2] B. DE MYTTENAERE, « Tourisme rural et valorisation des ressources alimentaires locales : Le cas de l’AOP fromage de Herve », BSGLg, 2011, n° 57, pp. 37-51 (p. 40). [En ligne] <http://www.bsglg.be/uploads/BSGLg-2011-57-04_DEMYTTENAERE.pdf> (Consulté le 8 mai 2013).

[3] F. EFFERTZ, op cit., pp. 27-28.

[4] Ibidem, p. 30.

[5] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 40

[6] EFFERTZ, op cit., p. 45.

[7] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 42.

[8] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 40.

[9] SANTONI, Ces fromages qu’on assassine, France, 2007, 120 min., DVD.

[10] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 43.

[11] Maison du Tourisme du Pays de Herve, 2010. [En ligne] <http://www.paysdeherve.be/terroir-et-gastronomie/confrerie-gastronomique/seigneurie-du-remoudou> (Consulté le 5 mai 2013).

[12] Ibidem., p. 20.

[13] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 43.

[14] B. DE MYTTENAERE, op cit., p. 44.

[15] M.P. MAYAR, op cit., pp. 96-97.

 

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À LA LOUPE – Pierre Boissard – Le camembert, mythe français http://tenzo.fr/a-la-loupe/a-la-loupe-pierre-boissard-le-camembert-mythe-francais/ http://tenzo.fr/a-la-loupe/a-la-loupe-pierre-boissard-le-camembert-mythe-francais/#respond Wed, 09 Dec 2015 10:21:24 +0000 http://tenzo.fr/?p=1135 Pieter+Claesz-Still-life+With+Turkey-pie
Titre : Le Camembert, mythe français Auteur : Pierre Boissard Maison d'édition : Odile Jacob Année de parution : 2007
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Pierre Boisard est docteur en sciences sociales du développement (École des hautes études en sciences sociales).  Il est chargé de recherche à l’UMR 8533 Institutions et dynamiques historiques de l’économie IDHE (École normale supérieure de Cachan/CNRS)Il est également chargé de cours en économie du travail et de l’emploi à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense (master ATOGE) et à l’Institut des hautes études du goût, de la gastronomie et des arts de la table.

Le camembert, mythe français – Pierre Boissard

9 DÉCEMBRE 2015 | PAR DAVID LAFLAMME

« Le camembert a été pendant deux siècles une manifestation concrète de la cohésion nationale, et spécialement du lien entre les paysans et les citadins. La raréfaction des paysans ne peut être sans effet sur l’avenir du camembert et de son mythe… Le camembert a-t-il encore réellement un rôle à jouer dans la société française autre que celui d’un banal aliment? Rescapé d’une époque révolue et d’un monde englouti, il devient un témoin de l’Histoire, un messager du passé rappelant aux Français leurs origines paysannes. Mais son avenir ne devrait pas se limiter à témoigner du passé rural du pays. Chargé d’une histoire prestigieuse, témoin des grandes heures de la République et de toutes les transformations de la société française depuis deux siècles, il peut demeurer un point de repère national, à condition de garder sa diversité, de ne pas succomber aux pressions actuelles à l’uniformisation. » [1] 

Originalement publiée en 1992 chez Calmann-Lévy  sous le titre Le camembert mythe national, l’étude de Pierre Boissard est remarquable et fut remarquée! Elle fut traduite en anglais en 2003 (Camembert a National Myth, Berkeley) et rééditée chez Odile Jacob en 2007.

L’ouvrage est écrit sur un ton personnel qui facilite sa lecture. Boissard explique au lecteur qu’il ne souhaite traiter que de ce qui est véritablement intéressant et laisse aux autres auteurs le soin de traiter des informations plus rébarbatives. Il a ainsi préféré écrire l’histoire du puissant mythe rattaché à ce fromage plutôt que de chercher à tout prix à rétablir sa véritable histoire.  Il y a même quelques pages pour nous expliquer comment certains utilisent une science à demi occulte, appréciant des dizaines d’informations à la fois, pour trouver un camembert qui saura satisfaire leurs exigeantes papilles gustatives. Bref, un ouvrage rigoureux, mais d’une lecture simple, imagée, plaisante et divertissante.

Quelques informations tirées de l’ouvrage:

La rumeur colportée à travers les décennies veut que le camembert ait été inventé par Marie Harel vers 1791 au manoir de Beaumoncel à Camembert.  Marie aurait appris les méthodes de fabrication du Brie en côtoyant un prêtre réfractaire caché au village. Méthodes qu’elle aurait appliquée à la fabrication du fromage familial en utilisant les seuls moules qu’elle avait sous la main, des moules à livarot. Quelques décennies plus tard, Victor Paynel, le petit-fils de Marie, aurait offert du camembert à Napoléon III qui l’aurait trouvé fort bon et en aurait demandé des livraisons régulières.

« Marie Harel a beau avoir une statue, on ne sait pratiquement rien d’elle. Cette ignorance ne peut pas durer. Il faut absolument que l’on connaisse l’histoire de cette femme. Puisqu’il n’en existe pas, il va s’en créer une. En devenant célèbre, Marie Harel va se trouver dotée non pas d’une seule histoire, mais d’une floraison de récits racontant de différente manière l’invention du camembert et sa consécration ». [1]

Pierre Boissard explique qu’au début du XXe siècle,  le camembert est perçu comme étant une synthèse entre tradition et modernité, entre activité rurale et développement urbain.

« Dans la majorité, les Français  veulent un avenir pacifique, le maintien du prestige de leur pays et la préservation d’une France profondément rurale.  Le succès du camembert leur paraît témoigner de la vigueur et de la réussite d’une forme rassurante de modernité technique compatible avec l’ordre traditionnel sous l’égide de la République ». [3]

L’auteur, bien que s’intéressant avant tout au mythe entourant le fromage du Pays d’Auge, nous donne quantités d’informations sur les évolutions techniques et commerciales dont profite le camembert. Il explique par exemple en quoi 1850 est une date clef de l’histoire de ce fromage.

Gare de Vimoutiers mise en service en 1880.

Gare de Vimoutiers mise en service en 1880.

«  Auparavant, il n’est consommé que dans le pays d’Auge, alors que les autres fromages normands, le pont-l’évêque, le livarot et surtout le neufchâtel sont appréciés et vendus à Paris et ailleurs. À partir de cette date, il connait une progression foudroyante. Il conquiert le marché parisien, puis la plupart des grandes villes du pays, passe les frontières et traverse les océans. Ce prodigieux bond en avant est dû à la conjonction de plusieurs facteurs favorables, et en premier lieu à la construction d’un réseau ferré reliant le pays d’Auge à Paris. En moins de six heures, là où la diligence mettait trois jours, l’odorant produit parcourt la distance entre les ateliers de fabrication et les Halles. » [4]

En moins de dix ans, entre 1886 et 1894, les ventes de camembert aux Halles de Paris passent de 1241 à 2330 tonnes. Malgré cette progression, il n’atteint pas encore le niveau du brie.  En 1894, 27,5% des camemberts vendus à Paris ne sont pas produits en Normandie. [5]

« … Mais déjà les amateurs distinguaient le camembert vrai, qui, selon le géographe Ardouin-Dumazet, « parvient de la zone relativement étroite d’herbages autour de Mézidon, Saint-Pierre-sur-Dives, Livarot et Vimoutiers », du camembert d’imitation fabriqué ailleurs.  L’idée d’un cru ou d’une zone d’exclusivité pour le camembert, hors de laquelle il perdrait ses qualités spécifiques, apparaît à cette époque.  » [6]

Lorsque l’on visualise un camembert, l’on s’imagine presque systématiquement un fromage à croute blanche qui se conserve assez bien dans la moyenne durée, vendu dans une boite en bois ou en carton. Or, « …en 1880 le camembert est encore un produit fermier, un fromage fragile qui supporte mal les longs voyages. Sa croûte est plus souvent gris-bleu que blanche. » [7] À la fin du XIXe siècle, l’amélioration des méthodes de collecte du lait, la généralisation de l’utilisation de boites spécialement conçues et à l’ajout de Penicillium candidum, qui donne la couleur blanche, permettent au camembert de prendre l’apparence qu’on lui connait encore.

« Entre le camembert de Marie Harel et celui qui fait la joie des gourmets parisiens des années 1920, que de changements! Le fromage rustique des origines s’est policé, son goût s’est adouci, sa croûte blanchie, et il a troqué son emballage de paille pour une boîte en bois décorée d’une étiquette colorée. C’est le prix à payer pour l’accès au marché national et à l’exportation, et la conséquence d’une production sur une plus grande échelle. »  [8]

cam-lami-des-poilusLes producteurs de camembert sauront profiter de la Grande Guerre pour transformer l’image de leurs produits. « Parti au front comme un produit régional, il revient, français avant tout. Il s’identifie désormais à la nation plus qu’à sa région d’origine. » [9] Les étiquettes historiques des camemberts permettent de constater la volonté des producteurs à associer leurs fromages à l’alimentation des troupes françaises. Le camembert devient un aliment patriotique!

En 1928, le passage d’un médecin américain nommé Joe Knirim venu rendre hommage à Marie Harel en Normandie sera fort remarqué au niveau régional. Cet hommage est perçu comme une confirmation de l’antériorité et de la primauté du camembert normand. Paradoxalement, en soulignant l’identité régionale du camembert, l’on démontre que « […]le prestige de la France à l’étranger peut fort bien être porté par un produit du terroir et que l’enracinement local n’est pas en opposition avec le sentiment d’appartenance nationale. » [10]

« À la fin des années 1950, un ouragan s’abat sur les fromageries normandes. Balayant tout sur son passage, il ne laisse debout que quelques survivants parmi les dizaines d’établissements que compte cette région. Cet ouragan a pour nom « pasteurisation » […] Les industriels de l’Est qui n’ont pas l’atout du cru laitier et de la tradition sont les pionniers de cette nouvelle technique. Le développement industriel est pour eux le seul moyen de vaincre sur le marché leurs concurrents normands. Ces derniers, solidement assis sur leurs traditions et certains de la supériorité de leurs produits, se montrent hostiles depuis longtemps à ce nouveau procédé dans lequel ils voient, à juste titre, une menace. » [11]

«  Cru, pasteurisé, thermisé, moulé ou non à la louche, la diversité des apparences que revêt le camembert ne peut que dérouter le consommateur à la recherche de l’authentique. Mais quel est donc le camembert authentique? Beau sujet de conversation pour un dîner, lorsque le plateau de fromages fait son entrée. N’attendez pas de moi une réponse à cette grave question. Objet mythique, le camembert n’est pas réductible à une recette ou à une définition, il ne se laisse pas enfermer dans une boîte particulière, il est l’ensemble de ses manifestations passées, présentes et futures, sans restriction d’aucune sorte. C’est évidemment affaire de croyance. Si vous êtes persuadé qu’il n’est de camembert que moulé à la louche, vous n’aurez que mépris pour tous ces ersatz pasteurisés. Mais sachez au moins que la majorité des consommateurs ne s’arrête pas à de telles considérations. » [12]

«  Le camembert quant à lui a l’heureux privilège de présenter le double visage de la tradition et de la modernité, et de combler ainsi la volonté nationale. Mais sa tâche en est d’autant plus lourde qu’il lui faut être excellent dans les deux domaines : gagner de nouveaux marchés à l’exportation par sa compétitivité et satisfaire le palais exigeant des gourmets. C’est évidemment sur le versant de la tradition que la difficulté est la plus grande, alors même que c’est sur ce point que se joue l’avenir. Car si jamais le camembert  traditionnel devait disparaître, il y a fort à parier que les ventes du camembert industriel, privé de cette référence, ne tarderaient pas à s’effondrer. » [13]

À propos de l’AOP Camembert de Normandie.

Dès la fin du XIXe siècle, des « camemberts » étaient produits un peu partout en France, de nos jours on en produit un peu partout dans le monde.  Les producteurs normands, malgré tous leurs efforts, ne sont jamais parvenus à se réapproprier ce fromage qui leur avait échappé avant même qu’ils ne s’en aperçoivent. « En l’absence de protection réglementaire, le camembert a conservé, partout dans le monde, son identification à la nation française. Ses multiples copies, hommages rendus au véritable camembert, ont eu la vertu d’entretenir le mythe. » [14]

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« Le décret créant une appellation d’origine viendra après la bataille, après que la plupart des producteurs aient succombé à l’offensive des fromageries industrielles. 1983, soixante-quatorze ans après sa première réunion, le Syndicat des fabricants du véritable camembert de Normandie (SFVCN), toujours vivant, mais réduit à la portion congrue, obtient enfin un décret fixant les règles de l’appellation d’origine contrôlée « camembert de Normandie » […] L’appellation d’origine impose quelques règles de fabrication, mais n’impose rien quant à l’origine et à la qualité du lait employé. Il suffit que le lait utilisé ait été collecté en Normandie […] Un label AOC et les mentions « camembert de Normandie » et « au lait cru, moulé à la louche » désignent au consommateur les produits qui ont satisfait à ces règles. » [15]

Quatrième de couverture

Le camembert est, par excellence, le fromage de la France, et la France, le pays du camembert!

Pourquoi ce fromage né au coeur du pays d’Auge est-il devenu le symbole de la France des terroirs? Produit local, comment s’est-il imposé comme le symbole de la France dans le monde entier?

La promotion du camembert date des années 1920… et c’est un Américain qui a lancé le culte de la fermière normande qui, dit-on, l’aurait inventé sous la Révolution française en tentant de faire du brie avec un moule à livarot. Comment le mythe est-il né?

Pierre Boissard a choisi de retourner aux sources pour nous raconter l’incroyable saga de cet emblème de la France profonde et des plaisirs de sa table. Il s’interroge: sous l’effet de la standardisation industrielle, va-t-il redevenir banal aliment?

Table des matières

Introduction. – L’Américain et le camembert 9
Chapitre 1. – Naissance d’un mythe 15
Chapitre 2. – Sous la légende, l’Histoire 39
Chapitre 3. – Naissance d’une industrie 60
Chapitre 4. – Secrets de fabrication 82
Chapitre 5. – Les métamorphoses du camembert 94
Chapitre 6. – Les syndicats des familles 115
Chapitre 7. – Le camembert du poilu 135
Chapitre 8. – Les dynasties du camembert 153
Chapitre 9. – La belle époque des fromageries 167
Chapitre 10. – Ouvriers de fromagerie 178
Chapitre 11. – Grandeur et décadence de l’ordre domestique 193
Chapitre 12. – La guerre de deux camemberts 208
Chapitre 13. – La vaine résistance des coopératives 227
Chapitre 14. – L’invention de la tradition 243
Chapitre 15. – De l’étiquette au tyrosème 254
Chapitre 16. – L’Amérique et le camembert 263
Chapitre 17. – Le camembert dans tous ses états. 276
Conclusion. – Permanence du mythe 287
Notes 293
Remerciements 301

Notes de bas de page

[1] p.253

[2] p.16

[3] p.38

[4] p.60

[5] p.72

[6] p.79

[7] p.94

[8] p.114

[9] p.152

[10] Idem. 

[11] p.208

[12] p.229

[13] p.253

[14] p.242

[15] p.240

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