David Laflamme – Tenzo Le Gastrocéphale http://tenzo.fr Sciences de l'alimentation mar, 30 Mai 2017 11:07:34 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=4.7 Pilules, œufs, graines. L’alimentation à haute densité symbolique. http://tenzo.fr/articles/pilules-oeufs-graines-lalimentation-a-haute-densite-symbolique/ Wed, 12 Apr 2017 14:06:43 +0000 http://tenzo.fr/?p=2408

Pilules, œufs, graines. L’alimentation à haute densité symbolique.

13 AVRIL 2017 | PAR DAVID LAFLAMME

À quoi ressemblera le repas du futur? Les réponses à cette question sont innombrables. Certains répondront – nous serons tous végétaliens! D’autres penseront à ces fameux smoothies que certains ingurgitent déjà pour remplacer leurs repas. D’autres encore se rappelleront de la pizza déshydratée de Back to the Future 2 (1989), mais beaucoup (la majorité ?) répondront, des pilules. Nous mangerons simplement une pilule quand nous n’aurons pas l’envie, ou l’occasion de manger un repas digne de ce nom.

La pilule-repas : une solution récente aux problèmes du futur? Pas tout à fait. Dans un article paru en 2000, l’historien Warren Belasco explique que le fantasme (ou cauchemar) de la pilule-repas se rattache « […] aux racines archétypales de l’expérience humaine avec les capsules embryonnaires porteuses de vie que l’on appelle graines. Depuis la domestication des céréales et des légumes au Néolithique qui a permis la sédentarisation et la prolifération des homo sapiens, la mythologie a été remplie de références à des aliments instantanés aux énormes pouvoirs ». [Traduction libre] (1)

Illustration de Walter Crane (1875)

Les Iroquois considèrent par exemple que les fèves sont un cadeau fait par le démiurge «Ha-wen-ni-yu» aux Hommes. Les contes populaires, partout dans le monde, parlent de fèves magiques prétextes à divers enseignements moraux. Il arrive que l’on associe également aux olives, aux noix et aux raisins des pouvoirs similaires. Warren Belasco explique que, de manière générale le folklore est fasciné par la miniaturisation et la concentration. Il s’agit d’une notion à laquelle nous faisons tous référence lorsque nous disons – « dans les petits pots, les meilleurs onguents » ou quand nous parlons de « perles de sagesse ». (2)

La folkloriste Venetia Newall explique que les œufs, à l’image des graines, sont compris dans de nombreuses traditions comme concentrant un potentiel infini puisqu’ils portent la vie, vie qui peut se recréer indéfiniment dans les bonnes conditions. De cette vision est sans doute né le questionnement célèbre de Plutarque mêlant origines de la vie et aviculture.

L’œuf cosmique ou œuf du monde est un concept symbolique utilisé pour expliquer, selon de nombreuses cultures et civilisations, l’apparition du monde. Le Rig Veda parle par exemple de l’Hiranyagarbha, terme qui signifie littéralement le « fœtus doré » ou « Utérus d’or ». Les textes indiquent que l’Hiranyagarbha flotta dans le vide pendant un certain temps puis se brisa en deux moitiés qui formèrent Dyaus Pitar (le Ciel) et Prithvi (la Terre). Ce récit existe dans presque toutes les cultures antiques. « Partout dans le monde, où les œufs sont pondus, ils représentent la vie et la fécondité et sont symboliques de la création et de la résurrection ». [Traduction libre] (3)

« Dans les temps anciens, les œufs ont été enterrés avec les morts et tracés sur les pierres tombales. Ils ont été liés plus tard à Pâques et sont devenus des symboles caractéristiques du festival. L’église ne s’y oppose pas, bien que les coutumes liées à l’œuf appartinssent à une tradition préchrétienne dans de nombreux pays. En effet, l’œuf a fourni un nouveau symbole de la résurrection et de la transformation de la mort dans la vie ». [Traduction libre] (4)

Ainsi, les références aux formes magiques que peuvent prendre les graines et les œufs sont présentent dans la très grande majorité des mythologies. Les premières références aux pilules-repas apparaissent quant à elle à la fin du XIXe siècle. Warren Belasco explique que cette période est marquée par une énorme croissance économique, par l’industrialisation, les innovations techniques et de rapides changements dans la vie sociale de tous les jours. Ces changements affectèrent particulièrement les classes moyennes qui constituaient l’essentiel du lectorat de la littérature populaire. Ce genre littéraire affectionnait notamment les spéculations réformistes.

C’est donc d’une manière quasi prométhéenne que la pilule-repas se présenta comme la solution ultime pour garantir la sécurité alimentaire et se défaire des limites imposées par la nature. « De réduire l’alimentation à la simple prise de pilules semblait résoudre une fois pour toutes ces problèmes inextricables que sont l’agriculture, la faim, la santé et les travaux domestiques qui ont pesé sur l’humanité depuis des millénaires ». (5)

De nos jours, si l’idée de la pilule repas est loin d’être disparue, il faut constater que c’est le concept inverse qui a gagné la course : le repas-pilule. En effet, les alicaments sont partout : céréales du matin et pain tranché enrichies en fibres et vitamines, yaourts aux bifidus, margarine aux oméga 3 et l’ensemble des aliments « détox » qui, même sans être « enrichies », sont bien souvent consommés dans une optique d’alimentation à puissance ajoutée. Les pilules font encore aujourd’hui office de compléments alimentaires et non de repas à part entière.

Cela dit, des formes très artificialisées de prise alimentaire existent déjà. Qu’ils s’agissent de smoothies-repas dont la communication est d’ailleurs basée sur des images des aliments « au naturel » qu’ils contiennent ou qu’ils s’agissent des tubes contenant une pâte concentrée en nutriments utilisés entre autres par médecin sans frontière et certaines institutions publiques (armée, agences spatiales), ces modes de consommation alimentaire restent marginaux. Leur contexte d’utilisation en est généralement un qui ne permet justement pas la prise de repas « normaux ». Warren Belasco rappelle que les acteurs du marketing alimentaire considèrent que les consommateurs favorisent les produits qui « […] ressemblent à ce qu’ils considèrent comme étant naturel. Une boisson à l’orange doit avoir du colorant orange, les substituts de beurre doivent être jaunes, les steaks de soja doivent avoir l’aspect de steak haché de bœuf, etc. » [Traduction libre] (6)

Cet attachement plus ou moins fort aux formes naturelles ou, disons, traditionnelles, des aliments s’explique entre autres par la force symbolique que ces aliments ont pour nous. Les sciences sociales nous rappellent en effet que les aliments sont beaucoup plus que des amas de nutriments. « […] ils sont aussi intrinsèquement liés avec notre connaissance de soi, d’où nous venons et des personnes auxquelles l’on s’identifie. L’échange et le partage d’aliments sont si centraux à l’appartenance au groupe que ce serait désastreux, ou du moins, très déstabilisant, d’éliminer le rituel du repas. Il est vrai que ce rituel n’est peut-être pas la meilleure optimisation du temps, mais pour maintenir les relations sociales il est très efficace. » C’est sans doute ce qui explique que la NASA considère que les astronautes « aiment partager, au moins un repas par jour ensemble pour sociabiliser et construire la camaraderie ».  [Traduction libre] (7)

Les repas, et encore davantage les repas de fête, sont donc des moments d’échanges symboliques forts qui nous permettent de partager et consommer ensemble des d’aliments à haute densité symbolique et ce, depuis, et pour encore bien longtemps.

(1) Warren Belasco (2000) Future notes: The meal‐in‐a‐pill, Food and Foodways: Explorations in the History and Culture of Human Nourishment, 8:4, p. 253

(2) Idem. p. 254

(3) Venetia Newall (1984) Easter Eggs: Symbols of Life and Renewal, Folklore, 95:1, p. 21

(4) Idem. p. 22

(5)  Warren Belasco (2000) Future notes… p.255

(6) Idem. p. 263

(7) Idem. p. 261

 

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Aliments bruns et aliments blancs. Histoire récente d’un dualisme ancien. http://tenzo.fr/articles/aliments-bruns-et-aliments-blancs-histoire-recente-dun-dualisme-ancien/ Sun, 12 Feb 2017 23:11:45 +0000 http://tenzo.fr/?p=2367 Pieter+Claesz-Still-life+With+Turkey-pie
Si de nos jours, le pain brun n’est plus vraiment l’apanage alimentaire d’une contreculture, cette couleur n’en demeure pas moins fortement connotée. Un emballage brun évoque souvent la tradition, le naturel, la simplicité de la composition, les bienfaits pour la santé, l’authenticité, l’écologie — en opposition au chimique, au plastique, au technologique, à l’artificiel, etc.
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Aliments bruns et aliments blancs. Histoire récente d’un dualisme ancien.

12 JANVIER 2017 | PAR DAVID LAFLAMME

« Blanc pain legier de sain froment et fort vin cler en grans bouciaus, venisons fresques » [1]

Ces mots sont tirés du récit de la Continuation Gauvain (XIIe siècle), qui est, comme son nom l’indique, l’une des continuations du récit arthurien commencé par Chrétien de Troyes. Ici, ce blanc pain est servi à la table de l’officier de haut rang qu’est le sénéchal. Le narrateur, en mentionnant que pain est blanc, que le vin est cler et que les venisons sont fresques, souhaite souligner la courtoisie dont fait preuve le sénéchal en servant des aliments de la plus grande qualité.

Fabrication du pain. Tacuinum sanitatis. Fin du XIVe siècle.

Ces mots écrits il y a plus de 800 ans sont-ils toujours d’actualité ? Est-ce qu’il est toujours approprié d’accueillir les invités prestigieux avec des aliments de la plus haute qualité ? Oui certainement. Est-ce que cette qualité est toujours jugée par l’apparence des aliments ? À une époque où les tendances culinaires sont essentiellement diffusées par la télévision et internet, il serait difficile d’affirmer le contraire. Plus superficiellement, l’on remarquera que la clarté du vin a une importance plus variable de nos jours, mais surtout, que la blancheur n’est plus tellement associée à la qualité par la plupart d’entre nous.

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De nombreuses études largement relayées par les médias depuis plusieurs décennies nous ont appris que les grains entiers étaient plus nutritifs que les grains raffinés. Prenons arbitrairement l’exemple du riz. Une étude parue dans le American-Eurasian Journal of Agronomy en 2009 expliquait que le processus nécessaire pour transformer du riz brun en riz blanc détruit 67% des vitamine B3, 80% des vitamines B1, 86% des B6, 50% du manganèse, 50% du phosphore, 60% du fer ainsi que l’ensemble des fibres alimentaires et des acides gras. L’article déplore qu’en Asie, malgré l’intérêt en matière de nutrition que présente le riz brun, il reste souvent symboliquement associé à la pauvreté et aux rationnements en temps de guerre. Celui-ci demeure assez rarement consommé, à l’exception des malades et des personnes âgées qui le consomment à titre de médicament contre la constipation. [2]

Une considération pratique en particulier peut expliquer l’inscription des céréales raffinées dans nos modèles alimentaires. Le blé et le riz blanchis se conservent en effet beaucoup plus longtemps que leur version entière. Cela est dû au fait que l’huile essentielle contenue dans leur germe est susceptible à l’oxydation et développe rapidement un goût rance. Il ne se conserve en moyenne qu’environ six mois après l’achat. Cependant, la conservation sous vide ou à basse température augmente sa durée de vie jusqu’à plusieurs années.

Au-delà de l’évolution des méthodes de conservations des aliments qui facilitent la consommation de céréales entières, la nouvelle compréhension du symbolisme du blanc dans l’alimentation occidentale est partiellement due aux avancées en matière de diététique, mais comme l’explique Warren Belasco dans son Appetite for change, la diététique n’est que la partie (la plus) émergée de l’iceberg. Choisir la couleur de son pain, de sa bière, de ses œufs, de son riz, de son sucre… c’est – avant tout – contribuer à la définition de son/ses identité(s).

Les exemples que Belasco tire du Quicksilver Times, un journal engagé publié entre 1969 et 1972 à Washington, sont éloquents à cet effet. [3]

« Don’t eat white; eat right; and fight. »

« Whiteness meant Wonder Bread, White Tower, Cool Whip, Minute Rice, instant mashed potatoes, peeled apples, White Tornadoes, white coats, white collar, whitewash, White House, white racism. Brown meant whole wheat bread, unhulled rice, turbinado sugar, wild-flower honey, unsulfured molasses, soy sauce, peasant yams, “black is beautiful.” Darkness was funky, earthy, authentic, while whiteness, the color of powerful detergents, suggested fear of contamination and disorder. »

Couverture du Quicksilver Times. Décembre 8-18 1970.

Le Quicksilver Times s’étonnait par ailleurs qu’aux États-Unis, l’on veuille que la nourriture soit blanchie avant de la manger. « Farine, sucre, riz — tous blanchies pour correspondre à la mentalité blanche du suprématisme blanc ».  Belasco explique que la pâleur sera l’un des points focaux de la contre-cuisine des années 1960 et 1970. Cuisine « contre », parce qu’elle s’oppose à la cuisine de la classe moyenne blanche qui a comme ingrédients principaux le sel, le sucre, les crèmes sucrées, la mayonnaise « … et peut-être un soupçon de poivre » (blanc ?).

La contre-cuisine privilégie quant à elle les ingrédients sombres et puissants. « Sauce soja, miso, mélasse, curry, piment. […] et une variété de produits emballés dans du papier brun ». Un aliment de base cristallisait ces positions idéologico-nutritives : Le pain. Pour le sociologue et écrivain, Theodore Roszak, le pain blanc était la métaphore parfaite pour décrire « le régime d’experts et de technocrates qui, pour une question d’efficacité et d’ordre, nous menaçait de nous dérober de tout effort, pensée et indépendance ». « …ils nous fournissent du pain en abondance, du pain si tendre et soyeux qu’il ne nécessite aucun effort pour être mâché et qui est pourtant, enrichi de vitamines ».

Wonder Bakery, London UK, 1944.

« Wonder Bread fut la cible d’une attention particulière, en partie parce que, se vantant de bâtir des corps forts de  » huit manières « , c’était la marque la plus vendue. Qui plus est, son nom orwellien proposait une analogie lapidaire. […] Pour faire un pain propre, les boulangers de la ITT corporation retiraient tous les ingrédients de couleur (ségrégation), blanchissait la farine restante (socialisation scolaire suburbaine), et après, pour empêcher toute modification de la teinte, ajoutait de puissants stabilisants et conservateurs (forces de l’ordre). Le pain brun […] contrastait avec le mode de vie aseptisé des blancs de banlieues. [Traduction libre] » [4]

Si de nos jours, le pain brun n’est plus vraiment l’apanage alimentaire d’une contreculture, cette couleur n’en demeure pas moins fortement connotée. Un emballage brun évoque souvent la tradition, le naturel, la simplicité de la composition, les bienfaits pour la santé, l’authenticité, l’écologie — en opposition au chimique, au plastique, au technologique, à l’artificiel, etc. À cet égard, celui qui consomme du brun définit, construit, transforme son identité en intégrant ces symbolismes dans son corps telle une eucharistie.

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[1] Continuation Gauvain, 1286

[2] Am-Euras. J. Agron., 2 (2): 67-72, 2009

[3] Warren James Belasco, Appetite for Change. How the Counterculture Took On the Food Industry, Cornell University Press, 1989. p.48-50

[4] Idem.

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À LA LOUPE – Warren Belasco – Meals to come. A history of the future of food. (en français) http://tenzo.fr/a-la-loupe/a-la-loupe-warren-belasco-meals-to-come-a-history-of-the-future-of-food-en-francais/ Sun, 18 Dec 2016 11:26:57 +0000 http://tenzo.fr/?p=2251 Pieter+Claesz-Still-life+With+Turkey-pie
Titre : Meals to Come: A History of the Future of Food Auteur : Warren Belasco Maison d'édition : University of California Press Année de parution : 2006
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Warren Belasco est professeur d’Histoire américaine à l’Université du Maryland. Il est considéré comme l’un des pionniers des « food studies », domaine d’études sur lequel il travaille depuis plus de trente ans. Plusieurs de ses ouvrages, dont celui présenté ici, sont considérés comme incontournables dans ce champ d’études.

Meals to come. A history of the future of food – Warren Belasco (en français)

11 DÉCEMBRE 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

L’ouvrage de Warren Belasco présenté dans ce À la loupe est souvent cité comme faisant partie des canons de l’histoire de l’alimentation. Il est d’ailleurs dommage qu’aucune traduction n’existe à ce jour. Nous proposerons ici la traduction libre de quelques passages choisis nous paraissant pertinents à la compréhension de cet ouvrage phare.

Étudier l’histoire du futur. Voilà une approche qui peut paraître paradoxale, mais Belasco prouve qu’il n’en est rien. L’Homme est bien entendu fasciné par son avenir. Sa propension aux exercices d’anticipation fait partie des caractéristiques qui le définissent. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que l’Homme a également une admirable tendance à intellectualiser ce qu’il ingurgite. Cette combinatoire propose l’existence d’un corpus monumental ayant trait au futur de notre alimentation.

Warren Belasco a, tel un cartographe, navigué ce corpus et en a produit une carte articulant de grandes perspectives philosophiques à différentes visions de l’avenir de l’alimentation. Il explique que l’histoire de l’avenir de l’alimentation s’articule, encore de nos jours, autour de trois angles d’approches dont les théoriciens principaux sont nés au XVIIIe siècle.

Dans cette étude, j’observe la manière avec laquelle le futur de l’alimentation a été conceptualisé et représenté durant les deux cents dernières années. Quand l’économiste et Pasteur Thomas Malthus (1766-1834) a publié son Essai sur le principe de population (1798) en réponse aux « spéculations » du mathématicien français, le Marquis de Condorcet (1743-94) et du radical anglais William Godwin (1756-1836), il en a cristallisé un débat triparti à propos du futur du système alimentaire. Dans How Many People Can the Earth Support? (1995), le démographe Joël Cohen articule la même position persistante sur la question du comment nourrir le futur : (1) cuisiner une plus grande tarte ? (2) mettre moins de couverts sur la table, ou (3) apprendre à tout le monde de meilleures manières de table ? Ne voyant aucune limite à l’ingéniosité et la créativité humaine, Condorcet a prédit que la science et l’industrie arriveraient toujours à cuisiner une plus grande et meilleure tarte pour tout le monde. Rejetant un tel optimisme techno-cornucopianiste, Malthus pris la position « moins de fourchettes » : La capacité de l’humanité à se reproduire sera toujours plus grande que la capacité des fermiers à produire et celle des scientifiques à faire des miracles. Ainsi, la prudence dicte-t-elle une approche plus conservatrice et moins dispendieuse du futur. Pessimiste quant à la nature humaine, Malthus doutait également de l’approche Godwinienne des « meilleures manières » voulant qu’au sein d’une société égalitaire préconisant des valeurs altruistes, les humains trouveraient une manière de se partager les dons de la nature.  L’optimisme démocratique de Godwin a été développé à partir de la vision des socialistes et libéraux du XIXe siècle qui valorisaient la redistribution des ressources comme solution à la faim.

Le même débat triparti continu aujourd’hui, malgré l’utilisation de plus de statistiques et d’une prose moins élégante. Citant les gains de productivité miraculeux des deux cents dernières années, les cornucopiens de Condorcet à la Banque Mondiale et à Monsanto maintiennent un espoir de gains similaires s’appuyant sur le libre-marché capitaliste et les biotechnologies. Citant deux siècles de désastres environnementaux et d’épuisement des ressources, les néo-malthusiens comme Paul Ehrlich et Lester Brown s’inquiètent des limites de la croissance. Au même moment, soulignant qu’au moins un milliard de personnes vivent dans la disette malgré des surplus agricoles croissants, les néosocialistes Godwiniens de Food First soutiennent que les pauvres ne pourront jamais se nourrir adéquatement sans l’existence d’un système économique équitable. (p. VIII-IX)

In this study I look at the way the future of food has been conceptualized and represented over the past two hundred years. When the economist/parson Thomas Malthus (1766-1834) published his Essay on the Principle of Population as It Affects the Future Improvement of Society (1798) in response to the “speculations” of the French mathematician the Marquis de Condorcet (1743-94) and the English radical William Godwin (1756-1836), he crystallized a three-way debate about the fu­ture of the food system. In How Many People Can the Earth Support? (1995), demographer Joël Cohen articulates the same enduring positions on the question of how we might feed the future: (1) bake a bigger pie, (2) put fewer forks on the table, or (3) teach everyone better table manners. Seeing no limits on human ingenuity and creativity, Condorcet pre­dicted that science and industry could always bake bigger and better pies for everyone. Dismissing such techno-cornucopian optimism, Malthus took the “fewer forks” position: humanity’s capacity for reproduction would always outrun the farmer’s capacity for production and the scientist’s capacity for miracles, so prudence dictated a more conservative, less expansive approach to the future. Pessimistic about human nature, Malthus also doubted Godwin’s “better manners” stance, which held that in an egalitarian society with altruistic values, people would figure out ways to share nature’s bounty. Godwin’s democratic optimism was elaborated upon by nineteenth-century socialists and liberals alike, who promoted resource redistribution as the solution to hunger.

The same three-way debate continues today, albeit with more statistics and less elegant prose. Citing two centuries’ worth of miraculous productivity gains, Condorcet’s cornucopians at the World Bank and Mon­santo maintain hope for more of the same through free-market capitalism and biotechnology. Citing two centuries’ worth of environmental disas­ter and resource depletion, neo-Malthusians like Paul Ehrlich and Lester Brown worry about the limits to growth. Meanwhile, noting that at least a billion people remain hungry amidst mounting agricultural surpluses, the Godwinian neosocialists at Food First argue that only with a more equitable economic system can the poor feed themselves. (p. VIII-IX)

Belasco rappelle que celui qui prédit ce à quoi le monde de demain ressemblera le fait toujours par rapport à une logique qui lui est propre. Qui plus est, il le fait avant tout pour influencer les décisions prises dans le présent.

Derrière les statistiques se cachent des hypothèses subjectives et moralisatrices à propos de l’adaptabilité et de la créativité humaine, de la nature de la vie bonne et des changements politiques. Même les think tanks les plus interdisciplinaires ne s’aventurent que rarement loin de leurs propres valeurs, paradigmes et expériences. Cette tendance à généraliser et à universaliser sa propre vision du monde existait déjà chez les participants originaux au débat. C’est par exemple le cas lorsque Malthus explique que la « passion entre les sexes » sera toujours plus grande que la capacité à produire des aliments, ou quand Condorcet déclare que la recherche de commodité mènera inévitablement l’humanité vers plus de rationalité et de démocratie. […] Malthus ne saurait peut-être pas quoi faire d’un monde qui a plus de passion sexuelle et de céréales que ce qu’il ne peut manier en toute sécurité. Pas plus que Condorcet ne serait capable d’expliquer quand la progression des restaurants de fast food — le summum de la commodité — a dépassé le développement de la démocratie rationnelle. (p. 69)

Pour la plupart d’entre eux, les futuristes n’ont pas véritablement travaillé sur le futur, mais davantage sur la projection d’inquiétudes, d’espoirs et d’événements contemporains sur le futur. Il est vraiment difficile, peut-être impossible, d’appréhender quoi que ce soit au-delà du présent et du passé immédiat. Mais la précision n’est qu’une raison parmi plusieurs qui explique pourquoi les individus font des prédictions. Une autre est pour agir sur le présent. Il y a une différence entre une prédiction correcte (qui s’avère juste) et une prédiction utile (qui change les conditions actuelles pour créer un futur désirable ou pour en éviter un indésirable).  (p.91)

Behind the statistics lurked subjective, often moralistic assumptions about diet, human adaptability and creativity, the nature of the good life, and political change. Even the most interdisciplinary think tankers rarely ven­tured much beyond their own values, paradigms, and experiences. This tendency to generalize and universalize one’s own worldview was well established by the original debaters, as when Malthus asserted that the « passion between the sexes” would always outpace the ability to pro­duce food, or when Condorcet argued that the search for convenience would inevitably lead humanity in the direction of greater rationality and democracy. […] Malthus might not know what to make of a world that has more sexual passion and grain than it can safely handle, nor would Condorcet be able to comprehend a world where the proliferation of fast foods—the cutting edge of convenience—has outrun the development of rational democracy. (69)

For the most part, futurists have not really been discussing the future so much as they have been pro­jecting contemporary events, worries, and hopes onto the future. It is re­ally hard, maybe impossible, to conceive of anything beyond the imme­diate past and present. But accuracy is only one of many reasons why people make predictions. Another is to affect the present. There is a dif­ference between a “correct” forecast (one that turns out to be accurate) and a “useful” forecast (one that changes present conditions in order to create a desirable future or prevent an undesirable one. (91)

Après avoir abordé les cadres philosophiques qui orientent systématiquement tous ceux qui s’adonnent aux exercices prédictifs de ce genre. Belasco explore les fictions spéculatives utopiques et dystopiques, passant du Magicien d’Oz à Frankenstein, de Herbert George Wells à Aldous Huxley en montrant en quoi ces dernières s’inscrivent dans ces cadres philosophiques, mais également comment ces fictions ont contribué à orienter et structurer le débat qui nous intéresse.

Dans une dernière partie, l’auteur décompose la vision cornucopienne du futur de l’alimentation en trois sous branches ; classique, moderniste et recombinante. La vision du futur des classiques se veut une continuation et un développement des progrès passés en utilisant des méthodes inspirées directement des innovations qui ont permis d’accroître méthodiquement la production céréalière depuis deux cents ans. C’est une vision qui eut ses heures de gloire avant 1920 dans les expositions universelles et les salons agricoles étudiés par l’auteur.

L’approche moderniste, surtout populaire entre 1920 et 1965, établit une cassure profonde avec le passé : « Elle se positionne sur une vision basée sur les technologies et les percées scientifiques les plus récentes et requiert le rejet de l’ancien ». (p.150) C’est le futur de l’irradiation des aliments, des protéines d’algues et des smoothies tout-en-un.

Finalement, la vision recombinante, comme son nom l’indique, se veut un peu un mélange des deux approches précédentes.  Ce genre particulier de proposition futuriste est en vogue depuis le milieu des années 1960. Warren Belasco emprunte l’expression recombinant au sociologue Todd Gitlin qui l’a définit dans son ouvrage sur l’industrie télévisuelle américaine Inside Prime Time (1983) comme étant cette capacité de satisfaire les attentes des téléspectateurs, à la recherche de nouveauté et de nostalgie :  « […] l’inséparable pression économique et culturelle pour la nouveauté doit coexister avec une pression pour la constance ». (p.231)

In this provocative addition to his acclaimed writings on food, Warren Belasco considers a little-explored yet timely topic: humanity’s deep-rooted anxiety about the future of food. He deftly explores an array of fascinating material ranging over two hundred years-from futuristic novels and films to Disney amuse­ment parks, supermarket and restaurant architecture, organic farmers’ markets, and debates over genetic engineering-and along the way provides an innovative framework for thinking about the future of food today.

“Warren Belasco is a witty, wonderfully observant guide to the hopes and fears that every era projects onto its culinary future. This enlightening study reads like time travel for foodies.” Laura Shapiro, author of Something from the Oven: Reinventing Dinner in 1950s America

“Warren Belasco’s wide-ranging scholarship humbles ail would-be futurists by reminding us that ours is not the first generation, nor is it likely to be the last, to argue inconclusively about whether we can best feed the world with fewer spoons, better manners, or a larger pie. Truly painless éducation; a wonderful read! » Joan Dye Gussow, author of This Organic Life.

“Warren Belasco serves up an intellectual feast, brilliantly dissecting two centuries of expectations regarding the future of food and hunger. Meals to Come provides an essential guide to thinking clearly about the worrisome question as to whether the world can ever be adequately and equitably fed.” Joseph J. Corn, coauthor of Yesterday’s Tomorrows:’Past Visions of the American Future

“This astute, sly, warmly human critique of the basic belly issues that have absorbed and defined Americans politically, socially, and economically for the past two hundred years is a knockout. Warren Belasco’s important book, crammed with knowledge, is absolutely necessary for an understanding of where we are now. » Betty Fussell. author of My Kitchen Wars

Warren Belasco, Professor of American Studies at the University of Maryland Baltimore County, is author of Appetite for Change: How the Counterculture Took on the Food Industry and Americans . On the Road: From Autocamp to Motel and coeditor of Food Nations: Selling Taste in Consumer Societies.

Preface vii
Part I. Debating the future of food: The battle of the think tanks
1. The stakes in our steaks 3
2. The Debate: Will the world run out of food? 20
3. The deep structure of the debate 61
Part II. Imagining the future of food: Speculative fiction
4. The utopian caveat 95
5. Dystopias 119
Part III. Things to come: Three cornucopian futures
6. The classical future 149
7. The modernist future 166
8. The recombinant future 219
Postscript 263
Notes 267
Parmis les ouvrages les plus célèbres de Warren Belasco, l’on compte notamment :
Food Chains: From Farmyard to Shopping Cart (Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 2009).
Food: The Key Concepts (New York: Berg, 2008).
Meals to Come: A History of the Future of Food (Berkeley: University of California Press, 2006).
Food Nations: Selling Taste in Consumer Societies (New York: Routledge, 2002).
Appetite for Change: How the Counterculture Took on the Food Industry (Ithaca: Cornell University Press, 1987).
Americans on the Road: From Autocamp to Motel, 1910-1945 (Cambridge: MIT Press, 1979).
Pour aller plus loin :
[VIDÉO] Conférence de Warren Belasco An Introduction to the Future of Food Au Smithsonian’s National Museum of American History (6 novembre 2010)
[ARTICLE] Thierry Marx et l’histoire du futurisme alimentaire. (15 octobre 2016)
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Une courte histoire des oeufs accrochés aux arbres http://tenzo.fr/articles/aux-origines-de-larbre-a-oeufs/ Sun, 13 Nov 2016 08:00:46 +0000 http://tenzo.fr/?p=2212
À Noël, Pâques ou Laetare, certains ont pris l'habitude d'accrocher des oeufs à des branches d'arbres...
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Une courte histoire des oeufs accrochés aux arbres

13 novembre 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

60 000 ans, c’est l’âge d’une des plus anciennes formes de communication symbolique jamais retrouvées. Il s’agit d’œufs d’autruches colorés et gravés… Encore de nos jours, au moment où les premiers bourgeons apparaissent sur les branches des arbres fruitiers, certains individus s’affairent à augmenter la puissance symbolique d’ovaires d’oiseau. Martha StewartParmi ces artistes saisonniers, quelques-uns vont jusqu’à suspendre leurs œufs richement décorés à ces mêmes branches prépubères. Les plus fiers d’entre eux épingleront leurs créations sur Pinterest, reconnaissant dans leurs arbres à œufs des traits esthétiques qu’ils aiment à comparer modestement aux compositions ovosylvestres de la Da Vinci du petit écran (et de la prison fédérale de Alderson) qu’est Martha Stewart.

De nos jours, beaucoup voient dans cet arbre à œufs une simple transposition pascale de l’arbre de Noël. Or si les deux traditions puisent effectivement leurs racines en Allemagne, il s’agit bien de deux pratiques historiquement différenciées — même si un certain chevauchement existe bel et bien. Il n’est d’ailleurs pas si rare de voir outre-Rhin, quelques œufs ornementaux accrochés aux conifères du solstice d’hiver. C’est dans l’est du pays que cette coutume est la plus vivace. L’influence de la bohème toute proche où la décoration d’œufs prend une importance identitaire n’y est probablement pas pour rien. Autour de Dresde et Eisenach, les arbres à œufs sont mis en place le dimanche de Laetare: troisième dimanche avant Pâques marquant une pause durant le carême.

Arbre aux 9200 Oeufs de Saalfeld en Allemagne (2009)

Arbre aux 9200 Oeufs de Saalfeld en Allemagne (2009)

Les émigrants allemands qui partirent s’installer aux États-Unis apportèrent avec eux cette coutume aux ramifications préchrétiennes. La plus ancienne mention outre-Atlantique de cette étrange habitude germanique date de 1876. Elle apparait dans le Reading Eagle, un journal basé au sein d’une région essentiellement peuplée d’immigrants allemands en Pennsylvanie. En 1936, le professeur de l’université de Pennsylvanie et descendant allemand Cornelius Weygandt écrit que les arbres d’œufs sont préparés par des femmes stériles en guise de talisman pour les rendre fertiles. Il mentionne cependant que dans les années 1930, peu de femmes les érigeaient encore pour leurs pouvoirs magiques et qu’ils étaient plutôt devenus les objets de l’amusement des enfants. C’est d’ailleurs pour amuser les enfants que Katherine Milhouse écrit The Egg Tree en 1950. Ce livre remportera la médaille Caldecott pour le meilleur ouvrage illustré de l’année et sera à l’origine d’un certain engouement pour les arbres à œufs qui durera jusqu’aux années 1980.

Tout ceci n’explique toutefois pas pourquoi les arbres à œufs auraient le pouvoir de faire tomber enceinte les femmes stériles. Pour répondre à cette épineuse question, sachez tout d’abord que les œufs n’ont pas toujours été produits par des variétés de poules sélectionnées pour la faiblesse de leurs instincts maternels et élevées à l’intérieur de grands hangars, éclairés et chauffés de manière à couper lesdits volatiles du cycle des saisons. Au milieu du XIXe siècle par exemple, la ville de New York recevait 72 fois plus d’œufs en mai qu’en janvier. Qui plus est, les œufs récoltés au printemps étaient considérés comme étant les meilleurs de l’année ! En termes de sélection naturelle, que les oiseaux pondent leurs œufs au printemps est, bien entendu, tout à fait approprié à encourager la survie de leur espèce. Bref, le printemps a toujours été la saison des œufs.

Il y a près de 200 ans, Jeremias Gotthelf écrivait que l’œuf est « une capsule contenant le germe de la vie ». Il y a bientôt 2000 ans, Plutarque formulait un questionnement sur la genèse de la vie impliquant un œuf et une poule (ou une poule et un œuf…). Le thème de la naissance, de la renaissance, voire de la résurrection a toujours habité la symbolique de l’œuf tout comme celle des journées qui succèdent au solstice d’hiver. N’est-ce pas un comportement symbolique des plus naturels que de vouloir accrocher des œufs sur des branches vertes de vie (sapin de noël) ou habillées de bourgeons renaissants (arbre de Pâques) au moment où la lumière et la végétation renaissent ?

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Thierry Marx et l’histoire du futurisme alimentaire http://tenzo.fr/articles/thierry-marx-et-lhistoire-du-futurisme-alimentaire/ http://tenzo.fr/articles/thierry-marx-et-lhistoire-du-futurisme-alimentaire/#comments Sun, 16 Oct 2016 08:17:59 +0000 http://tenzo.fr/?p=2121
Comment le chef Thierry Marx s'inscrit-il dans l'histoire du futurisme alimentaire?
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Thierry Marx et l’histoire du futurisme alimentaire.

15 octobre 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

Thierry Marx s’est récemment livré à un exercice de futurisme alimentaire pour le compte de Canal+ et Deliveroo. Nous sommes en 2050. Vous commandez un plat livré chez vous. Pensez-vous qu’une trentaine d’années suffiront à métamorphoser la commande à domicile ? Thierry Marx affirme que oui et il n’est pas le seul. Vice news a demandé à un « mixologue, un designer, un chef, un pro de la robotique et un critique gastronomique » de leur expliquer à quoi ressembleront les restaurants dans quelques années. En écoutant ces experts, on a rapidement l’impression que la production alimentaire deviendra une activité très technique, très sophistiquée : Imprimante 3D, biotechnologie moléculaire, entomophagie, végétalisme, nutrition individualisée, robots, empreinte écologique, etc.

Quatre recettes préparées par Thierry Marx. Côtelette-oïde de blette, Sardine en cube d’huile d’olive azotée, Spag de criquets aux brisures d’or et Cocktail cryoconcentré de Red Globe en biomimétisme. Crédit Deliveroo

A-t-on raison de croire en ces multiples transformations ? Notre alimentation a-t-elle fondamentalement changé ces 30 dernières années ? Et depuis deux siècles ? A-t-elle évolué aussi rapidement que certains l’avaient prévu ?

Pour répondre au défi démographique, déciderons-nous de cuisiner une plus grande tarte ? De mettre moins de couverts sur la table ou d’apprendre à tout le monde de meilleures manières de table ? Derrière ces trois propositions se cachent des courants philosophiques qui structurent le débat sur l’avenir de l’alimentation depuis plus de 200 ans.

Apprendre à tout le monde de meilleures manières de table (égalitarisme).

Pour Warren Belasco, il faut retourner au philosophe et théoricien politique anglais William Godwin pour comprendre les origines de la vision égalitaire du futurisme alimentaire. Godwin affirme qu’au sein d’une société égalitaire basée sur des valeurs altruistes, la population trouverait nécessairement le moyen de se partager efficacement les ressources disponibles. Ainsi la redistribution des ressources serait la solution à préconiser pour espérer un avenir sans faim. [1]

Cette vision fut notamment reprise par les fouriéristes et nombres d’autres mouvements à tendance égalitaristes radicaux ou prônant simplement plus de justice sociale. De nos jours on pense notamment au Mouvement Colibri de Pierre Rabhi qui se présente ainsi : « Colibris dessine la société de demain […]. L’association place le changement personnel au cœur de sa raison d’être, convaincue que la transformation de la société est totalement subordonnée au changement humain ».

Mettre moins de couverts sur la table (malthusianisme).

L’économiste et pasteur anglais Thomas Malthus (1766-1834), est à l’origine de l’une des compréhensions du futur alimentaire parmi les plus visibles et persistantes. Il écrit son Essay on the Principle of Population as It Affects the Future Improvement of Society (1798) en réponse à Godwin, mais aussi au mathématicien français Nicolas de Condorcet (1743-94).

La vision malthusienne de l’avenir de l’alimentation s’oppose à l’idée selon laquelle les progrès technologiques seraient suffisants pour soutenir la croissance démographique terrestre. La capacité de reproduction de l’espèce humaine serait donc toujours plus grande que sa capacité à produire des denrées alimentaires. Qui plus est, Malthus doutait qu’un modèle plus égalitaire permette aux Hommes de s’alimenter décemment.  Il s’agit d’une doctrine prudente quant à la capacité de l’humanité à améliorer sa condition et qui préconise notamment la régulation des naissances combinée à la préservation des terres.

Un auteur comme Aldous Huxley met en avant dans A brave new world une vision du futur fortement inspirée du malthusianisme. Pour Huxley, là où une certaine rationalité est mise au profit de la sécurité, du confort et du bonheur, se retrouve sacrifié la vérité, l’égalité et la liberté. Ainsi, pour obtenir certaines choses, il faudrait savoir faire des choix difficiles. Parmi les penseurs malthusiens actuels, l’on compte notamment Paul R. Ehrlich, le fondateur de l’association Zero Population Growth et Lester Brown qui fait partie des inspirateurs du Grenelle de l’environnement. [2]

Cuisiner une plus grande (et une meilleure) tarte (Cornucopien).

Warren Belasco identifie les origines de la vision cornucopienne chez Nicolas de Condorcet. Le Marquis ne voyait pas de limite à la créativité et l’ingéniosité humaine. Ainsi, la science et l’industrie arriveraient-elles toujours à faire plus et mieux. Les cornucopiens pensent généralement que l’agriculture traditionnelle pourra suffisamment s’améliorer et ainsi gagner le temps nécessaire avant l’arrivée de percées scientifiques ultramodernes qui sauveront notre modèle de croissance. Ce type de percées fait souvent référence à l’utilisation d’énergie nucléaire, d’algues, de planctons, de contrôle climatique, de plateformes océaniques, de ressources puisées dans l’espace, etc. [3]

Warren Belasco identifie trois sortes de cornucopiens, les classiques, les modernistes et les recombinants.  La vision du futur des classiques est une continuation et un développement des progrès passés : « Un futur fait de choses plus grandes et meilleures rendu disponible via des expansions matérielles, quantitatives et souvent, impérialistes. Dans la vision classique le nouveau apparait naturellement à partir du vieux ».  C’est une vision qui eut ses heures de gloire avant 1920. [4]

Au contraire l’approche moderniste, populaire entre 1920 et 1965, établit une cassure profonde avec le passé : « Elle se positionne sur une vision basée sur les technologies et les percées scientifiques les plus récentes et requiert le rejet de l’ancien ». [5]

Finalement, en vogue depuis 1965, la version recombinante de la vision cornucopienne se veut un mélange des deux visions précédentes. Warren Belasco emprunte l’expression recombinant au sociologue Todd Gitlin qui la définit dans son ouvrage sur l’industrie télévisuelle américaine Inside Prime Time (1983) comme étant cette capacité de satisfaire les attentes des téléspectateurs, à la recherche de nouveauté et de nostalgie :  « […] l’inséparable pression économique et culturelle pour la nouveauté doit coexister avec une pression pour la constance ». [6]

Thierry Marx ce cornucopien recombinant

À l’issue de son exercice de futurisme alimentaire, le chef du Mandarin Oriental nous propose notamment une recette intitulée Cocktail cryoconcentré de Red Globe en biomimétisme. Derrière ce nom qui laisse entendre que l’on aurait fait subir à un simili raisin le même traitement que l’Empire infligea à Han Solo se cache une recette utilisant des technologies de pointe, basée sur une certaine tradition de l’innovation alimentaire.

Notons que tous les aliments proposés par le chef sont fonctionnels, c’est-à-dire que leur consommation va au-delà de l’acte alimentaire en ajoutant une perspective se rapportant au monde des médicaments et des drogues. « Explosif, fun et dynamisant, ce cocktail a des effets biochimiques et physiologiques qui décuplent les performances cérébrales ».

L’historienne et spécialiste de la littérature féminine hâtive Jane Donawerth rapporte que les bouillons, les concoctions liquides, moussantes et les potions chimiques nourrissantes étaient des lieux communs de la science-fiction féminine des années 1920. Il s’agit d’une tradition du futurisme, alimentée ensuite par des dizaines de marques de substituts de repas à boire (qui existent depuis plus de quarante ans) ou encore par la mode des super smoothies.

Prenons une gorgée de café pour ses « […] effets biochimiques et physiologiques qui décuplent les performances cérébrales » et passons à une autre recette proposée par le chef spécialiste de la cuisine moléculaire : la Sardine en cube d’huile d’olive azotée.

« Composé d’une sardine finement découpée au laser, d’un carré de purée de pommes de terre cuite à la vapeur d’eau martienne pour une saveur cosmique, le tout est baigné dans une huile d’olive gélifiée instantanément par une pulvérisation d’azote. Frais et riche en nutriment, le cube d’huile d’olive azoté agira sur le moral et apportera un bien-être instantané lors de sa dégustation ».

Sans être chimiste, j’ai tendance à penser que la forme moléculaire de l’eau est la même, peu importe où elle est puisée, mais passons (corrigez-moi si je me trompe !). Concernant l’huile gélifiée qui sert à la fois d’emballage et d’ingrédient à la recette : « En 2050, il n’y aura plus de différence entre le contenant et le contenu. Les packagings seront comestibles, donc savoureux ». L’huile gélifiée agit ainsi comme le ferait la peau d’une pomme ! Déjà, à la fin des années 1960, la Nasa faisait manger à ses astronautes des repas concentrés, recouverts d’une couche de gélatine pour éviter que des miettes flottantes ne ruinent le précieux équipement. Thierry Marx a d’ailleurs lui-même proposé en 2015 des emballages comestibles au Centre National d’Études Spatiales français pour minimiser les déchets produits dans l’espace. [7]

Finalement, le chef doublement étoilé prend soin de proposer un Côtelette-oïde de blettes « composée de larges feuilles de blettes riches en protéines (qui dans le futur seront un parfait substitut à la viande) », ainsi qu’un Spag de criquets aux brisures d’or.  Ces plats sont symptomatiques de la conscientisation de Thierry Marx aux enjeux écologiques liés à la production de viande et plus spécifiquement au gaspillage visible dans ce que les anglophones appels le ratio « feed to meat », c’est-à-dire le nombre de protéines végétales nécessaire pour produire une protéine animale. La prise de conscience de ce « gaspillage » de protéines remonte au moins au XIXe siècle. L’auteure Mary E. Bradley Lane écrit par exemple dans sa nouvelle utopienne Miroza (1890) que la viande synthétisée artificiellement est un moyen plus économique d’obtenir de la viande que d’engraisser des animaux. [8]

En guise de conclusion, disons que la vision que Thierry Marx a pour l’alimentation de 2050 suppose que les Terriens s’approprieront plusieurs technologies de pointe et les mettront au profit des enjeux nutritionnels et écologiques de notre époque. Comme c’est toujours le cas dans un exercice de futurisme, c’est une vision à l’image des préoccupations et des engagements de celui qui la porte. Elle répond à des préoccupations qui existent depuis longtemps, mais qui tardent à recevoir toute l’attention. Thierry Marx a-t-il raison de penser que les trente prochaines années suffiront à généraliser leur considération effective ? Seul l’avenir nous le dira !

[1] BELASCO, W., Meals to come. A history of the future of food, University of California Press, 2006, p.IX.

[2] BELASCO, W., Meals to come… p.126.

[3] BELASCO, W., Meals to come… p.73.

[4] BELASCO, W., Meals to come… p.150.

[5] Ibidem.

[6] BELASCO, W., Meals to come… p.220.

[8] BELASCO, W., Meals to come… p.231.

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Les restaurants de Fred Harvey et la conquête de l’Ouest aux États-Unis http://tenzo.fr/articles/les-restaurants-de-fred-harvey-et-la-conquete-de-louest-aux-etats-unis/ Sun, 29 May 2016 08:00:28 +0000 http://tenzo.fr/?p=2075
Au XIXe siècle, la qualité de la nourriture disponible dans pratiquement tous les « restaurants » à l’ouest du Mississippi était particulièrement mauvaise. Le très faible niveau d’infrastructures rendait extrêmement difficiles la production, le transport et la conservation des denrées. Il était, par contre, communément admis qu’un endroit dans chaque ville se distinguait en servant des aliments encore pires qu’ailleurs, il s’agissait des gargotes de chemin de fer !
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Les restaurants de Fred Harvey et la conquête de l’Ouest aux États-Unis.

29 MAI 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

La première ligne de chemin de fer transcontinentale à avoir été achevée aux États-Unis est la Union Pacific-Central Pacific. Cette route reliait Omaha à Sacramento. Elle fut achevée à Promontory Point en Utah en mai 1869. C’est aussi en 1869 que la Santa Fe Railroad Company (S.F.R.C) mis en service son premier segment de rail allant vers l’Ouest depuis Topeka. À la fin de l’année 1872, ce segment s’étirait jusqu’à la frontière de l’État du Colorado et en 1878, il atteignait Albuquerque au Nouveau-Mexique. [1]

À cette époque, la qualité de la nourriture disponible dans pratiquement tous les « restaurants » à l’ouest du Mississippi était particulièrement mauvaise. Le très faible niveau d’infrastructures rendait extrêmement difficiles la production, le transport et la conservation des denrées. Il était, par contre, communément admis qu’un endroit dans chaque ville se distinguait en servant des aliments encore pires qu’ailleurs, il s’agissait des gargotes de chemin de fer ! [2]

Même en prenant en compte que le chemin de fer réduisait le temps requis pour les déplacements, l’alimentation lors des voyages en train n’en restait pas moins un casse-tête pour les voyageurs. À chaque cent miles parcouru (161 km), les trains devaient s’arrêter une vingtaine de minutes dans des tank towns pour y remplir leurs réserves d’eau. [3] Des gargotes étaient donc aménagées dans certains de ces points d’arrêt. De manière générale, les compagnies de chemin de fer tentaient de s’impliquer le moins possible dans tout ce qui concernait l’alimentation des passagers considérant que ce « problème » n’était pas de leur ressort. Ils se contentaient le plus souvent, de louer des emplacements en gare à des entrepreneurs locaux. Or, dans la grande majorité des cas, ces entrepreneurs n’avaient ni les ingrédients, ni les compétences, ni l’équipement pour produire des repas de qualité. [4]

Le folklore américain regorge d’histoire de viande grise et mystérieuse ou d’aliments frits non identifiables consommés à l’occasion de voyages en train dans le Grand Ouest. On y parle aussi de prix exorbitants et de cohues générales dans des établissements souvent trop petits pour permettre à tous d’accéder durant la courte vingtaine de minutes d’arrêt à une pitance. [5]

C’est à cette époque que Fred Harvey rencontra Charles Morse, le surintendant de la S.F.R.C et Thomas Nickerson son président pour leur présenter sa vision de la restauration en gare. Harvey leur proposa de miser sur un service restauration en gare de qualité pour encourager les voyageurs à privilégier leur réseau ferré. Au printemps 1876, la S.F.R.C fermait le service de restauration de la gare de Topeka pour le rénover et le réaménager de fond en comble selon les critères de Fred Harvey. Le nouveau restaurant fut une réussite et Harvey se fit offrir la gestion d’un deuxième établissement à Florence au Kansas en 1878. [6] La S.F.R.C demeurait propriétaire des terrains et des bâtiments tandis que Harvey agissait à titre de sous-traitant responsable des services de restauration et d’hôtellerie. Les employés de la compagnie de chemin de fer recevaient quant à eux, des tickets (Pie cards) à échanger contre des repas et de l’hébergement gratuit ou à prix réduit (Harvey a-t-il inventé le ticket resto ?). [7]

C’est à Florence que les exigences qualitatives qui firent la renommée des Fred Harvey Houses furent mises en place en partenariat avec le célèbre chef William H. Phillips. Avant de travailler pour Fred Harvey, Phillips était surtout connu pour être à l’homme à la tête des cuisines de la Palmer House de Chicago. L’entrepreneur lui offrit en échange de la prise de poste à Florence, un salaire qui fit de Phillips l’homme le mieux payé de la ville. La coopération entre les deux hommes mena à la mise en place de standards d’hygiène et de qualité qui furent repris dans l’ensemble des restaurants de Fred Harvey.

Le menu fut complètement repensé par Phillips. Ce dernier décida d’appliquer des recettes et des techniques européennes à des produits issus de la chasse, de l’agriculture et de la pêche des régions que parcourait la S.F.R.C. Le chef fit savoir qu’il était prêt à payer un très bon prix aux chasseurs, pêcheurs et fermiers locaux en échange de leurs meilleurs produits. [8]

Jusqu’au début des années 1880, le prix unique dans un établissement de Fred Harvey était de 50 cents. Il s’agissait d’un prix relativement élevé, mais la qualité et la quantité des repas étaient suffisantes pour que la grande majorité des clients soit satisfaite du rapport qualité/prix. Sept années après l’ouverture du premier établissement de Fred Harvey, son réseau comptait déjà 17 restaurants de gare le long des rails de la Santa Fe. [9]

L’entrepreneur fit également mettre en place un système de wagons réfrigérés « express » intégrés dans les trains de passagers (plus rapide que les trains de freight). Ainsi, lorsque les trains s’arrêtaient pour remplir leurs réservoirs d’eau, les employés des Harvey houses déchargeaient ce que leur établissement avait commandé et chargeaient ce qui était disponible dans leur localité et que d’autres Harvey Houses avaient réclamées. [10] Malgré la mise en place du réseau de restauration en gare, le temps de pause des trains aux stations n’a pas été allongé pour permettre aux clients de manger plus à leurs aises. Ainsi, pour faciliter la restauration des passagers, ces derniers spécifiaient à l’équipage du train ce qu’ils désiraient manger. Leurs commandes étaient laissées dans un relais télégraphique et transmises à l’avance au restaurant qui s’assurait que les voyageurs puissent commencer à manger dès leur arrivée à table (Harvey a-t-il inventé la commande à distance ?). [11]

La Santa Fe avait vu juste en misant sur un réseau de restauration de bonne qualité. Beaucoup déclaraient choisir intentionnellement de voyager dans leurs trains pour profiter des Harvey Houses durant leur déplacement. Quant à lui, Fred Harvey parvint à maintenir une marge de profit considérable malgré des prix raisonnables, l’emploi d’ingrédients de qualité et le service de portions généreuses. La raison de cette rentabilité est que la Santa Fe ne lui faisait pas payer de loyer pour ses établissements et lui fournissait gratuitement le charbon, l’eau, la glace ainsi que le transport de ses employés. Le modèle de restauration en Gare qu’établit Fred Harvey perdura jusque dans la première moitié du XXe siècle, période à partir de laquelle il sera graduellement supplanté par les voitures-restaurants. [12]

À la fin des années 1930, le chemin de fer entra en perte de vitesse. La crise économique encourageait les gens à suspendre leurs voyages ou à préférer des moyens de transport moins couteux tels que les autobus. [13] Bon nombre de restaurants de Fred Harvey vont tout de même réussir à retrouver la rentabilité pour plus d’une vingtaine d’années en profitant du regain économique qu’apporte la guerre. Notamment via le grand nombre de soldats qui se déplaceront en train. [14] Après la guerre, malgré la baisse du nombre de voyageurs ferroviaire, plusieurs restaurants demeurent assez populaires auprès de locaux. Ces établissements profitent aussi d’une certaine nostalgie populaire des années 1890 associée au film de 1946, The Harvey Girls, mais cela ne suffira pas à freiner le déclin des Fred Harvey Houses qui furent presque toutes fermées au courant des années 1960. [15]

[1]  FOSTER G. H., Peter C. Weiglin, The Harvey House Cookbook: Memories of Dining Along the Santa Fe Railway, Taylor Trade Publications, 10 mars 2006. P.2

[2] MELZER R., Fred Harvey Houses of the Southwest, Mount Pleasant, SC., Arcadia Publishing, 2008. P.7

[3]  Foster G. H., Op. Cit. p.2

[4]  Foster G. H., Op. Cit. p.23

[5]  Ibidem.

[6]  Fried S., Op. Cit. Ref.146

[7]  Foster G. H., Op. Cit. p.25

[8]  Fried S., Op. Cit. Ref.169

[9]  Foster G. H., Op. Cit. p.25

[10] Foster G. H., Idem. p.38

[11] Foster G. H., Idem. p.35

[12] Foster G. H., Idem. p.25

[13] Fried S., Op. Cit. Ref.901

[14]  Fried S., Idem. Ref.921

[15]  Fried S., Op. Cit. Ref.928

Bibliographie

∴ BERKE A., Mary Colter, Architect of the Southwest, Princeton, Princeton Architectural Press, 2002
∴ FOSTER G.H., WEIGLIN P.C., The Harvey House Cookbook: Memories of Dining
Along the Santa Fe Railway, Lanham, Taylor Trade Publications, 2006
∴ FRIED S., Appetite for America: Fred Harvey and the Business of Civilizing the Wild West One Meal at a Time (New-York, Random House, 2011), Édition Kindle.
∴ MELZER R., Fred Harvey Houses of the Southwest, Mount Pleasant, SC., Arcadia Publishing, 2008
∴  Harvey House Menu : http://pinterest.com/QuestionableAdv/harvey-house-menus-1957/
∴ Los Angeles Conservancy : http://www.laconservancy.org/index.php
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Sommes-nous tous anthropophages ? http://tenzo.fr/articles/sommes-nous-tous-anthropophages/ http://tenzo.fr/articles/sommes-nous-tous-anthropophages/#comments Sun, 01 May 2016 08:00:13 +0000 http://tenzo.fr/?p=1944
Le titre de cet article vous en rappelle peut-être un autre d'un certain Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales. Cette ressemblance n'est pas fortuite. C'est en suivant le chemin tracé par Levi-Strauss que nous allons explorer notre identité anthropophage.
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Sommes-nous tous anthropophages ?

1 MAI 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

« Rousseau voyait l’origine de la vie sociale dans le sentiment qui nous pousse à nous identifier à autrui. Après tout, le moyen le plus simple d’identifier autrui à soi-même, c’est encore de le manger ». Claude Lévi Strauss [1]

Francisco Goya, Saturne dévorant un de ses fils, (1819-1823)

Francisco Goya, Saturne dévorant un de ses fils, (1819-1823)

La question qui intitule cet article a surement de quoi en faire rire plusieurs. Rares sont ceux qui se considèrent comme anthropophages ou même potentiellement anthropophages. Or, l’histoire l’a maintes fois prouvé, notre espèce peut, dans certains contextes matériels ou culturels, se cannibaliser.

Le titre de cet article vous en rappelle peut-être un autre d’un certain Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales. Cette ressemblance n’est pas fortuite. C’est en suivant le chemin tracé par Levi-Strauss que nous allons explorer notre identité anthropophage, mais d’abord, faisons un peu de rangement étymologique.

En premier lieu, il faut savoir qu’anthropophage et cannibale ne sont pas vraiment des synonymes, même s’il existe un fort chevauchement sémantique entre les deux mots. Cannibale est plutôt synonyme d’allélophage, c’est à dire, à la manducation de son semblable. Ainsi une souris patagonienne peut être cannibale sans être anthropophage et un lion mangeant de l’Homme est anthropophage sans être cannibale.

Kessel le Vieux, Jan van (1626-1679) Peinture sur cuivre.

Kessel le Vieux, Jan van (1626-1679) Peinture sur cuivre.

Le mot cannibale est apparu à la fin du XVe siècle en référence aux populations habitant les îles des Caraïbes, les Cariba, qui devinrent en quelques années les cannibales. Par extension l’on donna ce nom « … à tout groupe dont la sauvagerie permettait de les assimiler à des mangeurs d’Hommes ». [2]

Pour éclairer davantage cette étymologie, citons l’historien Vincent Vandenberg qui soulève la question de la limite sémantique d’anthropophagie. « Ce n’est en effet pas – seulement – une certaine idée de l’humain qui est mangée, mais bien des matières on ne peut plus prosaïques. […] ce qui constitue, plus ou moins durablement, un être humain : chair évidemment, sous forme de muscles, de peau, de graisse, de matières cérébrales, mais aussi sang, os et de multiples fluides corporels tels que le sperme et l’urine, ou encore cheveux, ongles et pourquoi pas aussi peaux mortes et crottes de nez ? Sur quelle base, en effet, limiterait-on l’Homme à ses constituants et/ou produits nobles? L’anthropophagie se rapproche dès lors du quotidien de chacun. […] la tétée est cannibale et le futur de l’exploration spatiale se bâtit sur le recyclage non moins anthropophagique des émissions corporelles des spationautes…». L’historien conclut en rappelant que ce type d’interprétations extrêmement larges de la notion d’anthropophagie lui fait perdre son essence et qu’il est ainsi préférable de les éviter. [3]

Traditionnellement, les types d’anthropophagie se divisent en deux grandes catégories. La première est l’endocannibalisme, c’est à dire, la consommation d’un individu appartenant au même groupe que le cannibale. Cette pratique consiste à « …consommer en grande ou très petite quantité, à l’état frais, putréfié ou momifié, la chair soit crue, soit cuite ou carbonisée de parents défunts ». L’on compte parmi les motivations de l’endocannibalisme, la volonté d’offrir un tombeau convenable, l’affection pour le mort ou un esprit de renouvellement du groupe et de fertilité. Les Indiens Yanomami consomment encore aujourd’hui les os préalablement pilés de leurs morts. [4]

La deuxième catégorie est l’exocannibalisme, la consommation d’un individu en dehors du groupe du cannibale. Parallèlement à cette dichotomie existent plusieurs types d’anthropophagies. Vincent Vandenberg en donne une liste non exhaustive. [5]

Cannibalisme de survie Pratiqué dans des conditions de détresse ali­mentaire extrême, à caractère exceptionnel et non coutumier.
Cannibalisme psychopathologique Apparaissant régulièrement dans les médias et concernant des individus atteints de pulsions cannibales, fréquemment en lien avec une activité meurtrière.
Cannibalisme médical Impliquant l’absorption de substances humaines dans un but curatif.
Auto-cannibalisme Désignant la consommation par une personne de parties ou substances issues de son propre corps.
Cannibalisme sacrificiel Dont la victime fait l’objet de rites sacrificiels parfois très élaborés avant d’être mise à mort et consommée.
Cannibalisme involontaire Cas dans lequel le cannibale n’est pas conscient de manger de la chair ou des substances humaines.
Cannibalisme funéraire Impliquant la consommation d’un proche ou allié défunt.
Cannibalisme guerrier Impliquant la consommation d’un ennemi tué au combat.

Maintenant que l’éventail anthropophage est un peu plus clair. Il est temps d’essayer de répondre à la question contenue dans l’intitulé de cet article. Est-ce que l’homo sapiens est naturellement allélophage et si oui, dans quel contexte?

Anthropophagie, entre nature et culture

Comme tous les êtres vivants, les homo sapiens doivent trouver les ressources nécessaires à la conservation de leurs vies au sein de leurs milieux. Avantageusement, l’Homme est omnivore, ce qui lui permet de s’alimenter d’une immense variété d’aliments. Or, il est important de constater que cet omnivorisme est bridé par la culture. L’on ne mange pas dans une société donnée, n’importe quoi, ni n’importe comment ni avec n’importe qui.

Le philosophe Patrick Tort fait remarquer que

Page de titre de la première édition de la Filiation de l'homme et la sélection liée au sexe. (1871)

Page de titre de la première édition de la Filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe. (1871)

dans La filiation de l’Homme (1871), Charles Darwin, en rattachant l’homme à sa phylogénie animale, « …naturalise simultanément le fait que ce consommateur d’animaux sauvages, puis domestiques, ait pu parfois choisir aussi son semblable comme ressource alimentaire, ainsi que le font du reste bien d’autres animaux cannibales ». [6] Pour Darwin la sélection naturelle favorise des variations bénéfiques de l’instinct. « … Les instincts sociaux inducteurs de sympathie et de protection des faibles l’emporteront, dans l’édification de la civilisation, sur les instincts guerriers et prédateurs ». [7]

Ainsi dans la conception darwinienne,  « … l’Homme com­mence par exercer sa sympathie, sa reconnaissance du semblable et ses comportements d’aide dans les limites de sa famille ; puis dans les limites de sa tribu ; puis dans les limites de sa nation ; puis il les éten­dra à tous les peuples de toutes les nations et de toutes les races, c’est-à-dire, au-delà de toute barrière artificielle, à l’humanité tout entière ; enfin, à la sphère de tous les êtres sensibles, c’est-à-dire, en principe, à l’animalité tout entière – ultime forme visible de sa famille étendue ». [8]

Par voie de conséquence, la représentation du cannibalisme comme forme de l’élimination de l’autre pourra s’ordonner suivant une échelle évolutive conduisant idéalement de l’endocannibalisme alimentaire avec violence (meurtre et consommation des membres de sa propre famille ou de sa propre tribu), stade le plus primitif car exempt de compassion envers « l’autre » le plus proche, aux formes violentes « extériorisées » (exocannibalisme guerrier envers un « autre » moins proche), puis à la suppression totale du compor­tement prédateur dirigé vers un autre humain (prohibition morale, religieuse, voire politico-juridique au sein de l’état de « civilisation », encore malheureusement combattue, selon Darwin, par les survi­vances des pratiques esclavagistes chez certains « sauvages policés » de l’Occident chrétien). Puis, enfin, à la proscription tendancielle de toute imposition de souffrance à un « être sensible », c’est-à-dire à un autre animal. Darwin considérait ainsi que le sentiment d’humanité envers les animaux était probablement l’une des dernières acquisitions morales. Patrick Tort [9]

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Cette vision assez stimulante de l’histoire du cannibalisme humain, vision qui contribuerait à expliquer la progression des mouvements antispécistes, ne se vérifie toutefois pas historiquement. L’endocanibalisme des nouveau-nés et des enfants existe bel et bien chez les chimpanzés, mais il est presque systématiquement le fait des singes ayant une agressivité beaucoup plus élevé que la normale et dans des contextes de surpopulation. Or, la surpopulation n’est qu’un problème relativement récent chez l’homo sapiens. Au paléolithique, un territoire grand comme la France n’aurait contenu que cinq à dix mille individus. À cela, il faut ajouter qu’il y avait un évitement de l’inceste. Pour le socioanthropologue Georges  Guille-Escuret, «…la sélection naturelle ne saurait avoir conforté les groupes qui tapaient le plus fort sur leurs voisins, mais ceux qui avaient appris à s’allier avec eux pour échanger des partenaires sexuels. […] L’anthropophagie n’a pas pu être régulière et soutenue sous la forme d’agressions intraspécifiques : un endocannibalisme non meurtrier demeure le seul usage crédible sur le long terme ». C’est d’ailleurs ce type d’endocannibalisme qui est mentionné par les populations chasseurs-cueilleurs en Australie ou en Amazo­nie chez lesquelles des enfants pouvaient être mangés pour faciliter la survie du groupe.  [10]

Ainsi l’Homme a-t-il toujours mangé de l’Homme, mais cela fut un phénomène assez rare, et encore plus rarement une activité de prédation alimentaire. C’est donc dire que d’un point de vue historique, l’Homme aurait surtout été un vautour pour l’Homme (et non pas un loup). Ce qui peut paraitre encore plus surprenant, c’est que selon l’anthropologue Mondher Kilani, la prédation cannibale est encore bien présente de nos jours (si ce n’est plus que durant les époques antérieures).

Cannibalisme au 21e siècle

Il serait normal de s’attendre à ce que cette section du texte parle de la consommation de placentas par les stars hollywoodiennes, ou encore d’artiste contemporain qui mange leur hanche ou un foetus humain, mais il n’en est rien. À l’aide de la définition que Claude Lévi Strauss fait du cannibalisme, beaucoup plus large que celle donnée au début de ce texte, l’on constate que le cannibalisme médical (et même de prédation) est omniprésent à notre époque.

« Quelle différence essentielle y a-t-il entre la voie orale et la voie sanguine, entre l’ingestion et l’injection, pour introduire dans un organisme un peu de la substance d’autrui ? Certains diront que c’est l’appétit bestial pour la chair humaine qui rend le canniba­lisme horrible […]La différence qu’on serait tenté de faire entre une coutume barbare et superstitieuse d’une part, une pratique fondée sur le savoir scientifique d’autre part, ne serait guère probante elle non plus. Maints emplois de substances tirées du corps humain, scientifiques aux yeux d’anciennes pharmacopées, sont des superstitions pour nous ». [11Claude Lévi Strauss

Pour Claude Lévi Strauss, le cannibalisme revient toujours à introduire volontairement, dans le corps d’être humain, des parties ou des substances provenant d’autres humains. Une définition que Mondher Kilani partage avec lui. L’anthropologue explique que «…dans plusieurs pays du Tiers Monde, on assiste à un véritable trafic d’organes qui va de la transaction commerciale inégalitaire où le pauvre est dans la nécessité de vendre des parties de son corps pour survivre aux rapts et assassinats en vue de voler les organes sur les cadavres en passant par le prélèvement d’organes sur les prisonniers ou les condamnés à mort ». Pour Mondher Kilani, ces pratiques relèvent directement d’un cannibalisme destructeur, « …sans règles ni morale, où c’est la volonté du plus fort qui prime, soit les lois du marché, le pouvoir répressif, l’échange inégal entre le Nord et le Sud, ou encore le fossé entre les riches et les pauvres … » [12]

En guise de conclusion, il est intéressant de constater que les greffes d’organes impliquent souvent ce que le socioanthropologue David Le Breton appelle des remaniements de l’identité, une forme subtile de greffe imaginaire. « L’élément corporel intégré à la substance du receveur n’est pas indifférent, il est chargé de valeurs et de fantasmes, il est parcelle d’autrui, et soulève la question des limites identitaires, de la frontière entre soi et l’autre, entre la mort et la vie en soi et dans l’autre ».[13] Ce remaniement de l’identité n’est pas sans rappeler le cannibalisme guerrier au cours duquel le vainqueur intègre symboliquement une partie de l’identité de son ennemi en le consommant.

Notes de bas de page

[1] Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales, Ed. du Seuil, 2013, p.173

[2] Vincent Vandenberg, De chair et de sang. Images et pratiques du cannibalisme de l’Antiquité au Moyen Âge. Presses universitaire de Rennes/François Rabelais, 2014, p.19

[3] Idem., p.20

[4] Claude Lévi-Strauss, Op. Cit, p.170

[5] Vincent Vandenberg, Op. Cit, p.23-24

[6] Georges  Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme. 1- Proies et captifs en Afrique, PUF, 2010, p.IX

[7] Idem., p.X

[8] Ibidem. 

[9] Idem., p. XI-XII

[10] Idem., p. 112

[11] Claude Lévi-Strauss, Op. Cit, p.168

[12] Mondher Kilari, Le cannibalisme, une catégorie bonne à penser, Études sur la mort 2006, n.129, p.42-43

[13] David Le Breton, La chair à vif, Ed. Métailié, 1992, p.290

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Bibliographie

∴ Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales, Ed. du Seuil, 2013.
∴ Vincent Vandenberg, De chair et de sang. Images et pratiques du cannibalisme de l’Antiquité au Moyen Âge. Presses universitaire de Rennes/François Rabelais, 2014.
∴ Georges  Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme. 1- Proies et captifs en Afrique, PUF, 2010.
∴ Mondher Kilari, Le cannibalisme, une catégorie bonne à penser, Études sur la mort 2006, n.129, p.33-46.
∴ David Le Breton, La chair à vif, Ed. Métailié, 1992.
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Innovation et patrimoine: Pourquoi accorde-t-on plus de valeurs à certains produits? http://tenzo.fr/articles/les-recettes-de-la-patrimonialisation-pourquoi-accorde-t-on-plus-de-valeurs-a-certains-produits/ http://tenzo.fr/articles/les-recettes-de-la-patrimonialisation-pourquoi-accorde-t-on-plus-de-valeurs-a-certains-produits/#comments Sun, 03 Apr 2016 09:00:07 +0000 http://tenzo.fr/?p=1805
Les aliments ne deviennent pas « patrimoniaux » mécaniquement (parce qu’ils seraient consommés et valorisés depuis longtemps), mais bien parce certains groupes d’individus investissent ces aliments d’identités historiques, géographiques, symboliques, etc., aptes à servir leurs intérêts contemporains, et ce, consciemment ou non.
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Innovation et patrimoine: Pourquoi accorde-t-on plus de valeurs à certains produits?

3 AVRIL 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

Carte des productions gastronomiques de la France avec ses chemins de fer, vers 1850. BnF.

Carte des productions gastronomiques de la France avec ses chemins de fer, vers 1850. BnF.

De 2007 à 2009, la région Midi-Pyrénées a financé un programme de recherche ayant pour thème l’innovation et le patrimoine alimentaire. De prime abord, cet angle de recherche peut sembler frôler l’oxymore, mais il n’en est rien. Comme l’explique François Ascher dans son Mangeur hypermoderne, «…les individus modernes et certains groupes sociaux se saisissent de références empruntées à la tradition, pour des raisons diverses ; ce faisant, ils ne renouent évidemment pas avec une tradition, puisque de façon tout à fait moderne, ils la sélectionnent, la choisissent. Ils versent dans ce que Giddens appelle le fondamentalisme, c’est-à-dire une pratique traditionnelle sortie de son contexte historique et géographique, et instrumentalisée dans le cadre d’un projet contemporain.» [1]

Jacinthe Bessière, la  directrice du programme de recherche l’innovation dans les processus de valorisation des patrimoines alimentaires et non alimentaires en espace rural, résume le postulat de ce programme ainsi : «…le patrimoine alimentaire est davantage un construit social qu’un objet transmis, constant et immuable. L’association patrimoine- mémoire-tradition s’accompagne d’une dialectique qui oppose fixité et mouvement, donnée établie et donnée en construction. Dans cette perspective, les dynamiques de production du patrimoine consistent à mettre à jour, à renouveler, à réinterpréter des traits puisés dans l’histoire d’une communauté à travers ses savoirs et savoir-faire ». [2]

Selon ces chercheurs, les aliments ne deviennent donc pas « patrimoniaux » mécaniquement (parce qu’ils seraient consommés et valorisés depuis longtemps), mais le deviennent parce que certains groupes d’individus les investissent d’identités historique, géographique, symbolique, etc., aptes à servir leurs intérêts contemporains, et ce, consciemment ou non. Il semble bien que ce qui sépare une tradition alimentaire « authentique » d’une autre qui paraitrait moins légitime ne soit que la distance temporelle de ce processus de patrimonialisation. Plus un aliment a été patrimonialisé il y a longtemps, plus cette patrimonialisation parait indiscutable. Pour s’en convaincre, commençons par examiner un cas assez ancien, celui des crêperies bretonnes.

Les crêperies, les touristes parisiens et la Bretagne.

Galette saucisse

Tout le monde sera d’accord pour dire que le lien entre la crêpe et la Bretagne est particulièrement fort. À titre d’exemple, une association identitaire nommée « Sauvegarde de la galette saucisse bretonne » proche du Stade rennais revendique 3000 adhérents. Elle « possède son hymne viril à la gloire de la galette, érigée, avec le lait Ribot, en bannière contre les clubs normands ou ligériens ». Si la consommation de crêpes et de galettes est ancienne en Bretagne, son association à l’identité bretonne est, quant à elle, plus récente. Les recherches de l’historien Patrick Harismendy en témoignent. L’historien explique par exemple que cet aliment de tous les jours était, entre la fin du XVIIIe et l’avant-Seconde Guerre mondiale, un plat méprisé avant d’être « … refaçonné à la fois, par un processus de réinculcation originaire et le regard des touristes ». [3]

Pour Harismendy, la valorisation de la galette ne nait pas en Bretagne, mais bien au sein de la diaspora bretonne exilée à Paris. « Face à la modernité, à l’urbanisation et à la nouvelle monotonie gastronomique, la crêpe et la galette renaissent avec vigueur dans les années 1920 […] L’essentiel se joue à Paris […] dans les estaminets des « originaires », où se retrouvent les « pays » autour de cidre, crêpes, galettes et pâté […] Ce sont […] des dizaines d’adresses dans les 13e, 14e et 19e arrondissements qui naissent alors. […] Combinant des éléments du réel et des projections iconographiques venues des gravures et des photos, la crêperie revendique bientôt les ressorts de l’identité  ». [4]

Bilig, rouable, spannel, motte de beurre. [Coll. Particulière] tiré du texte de P.Harismendy

La crêpe bretonne : préparation d’un dessert réputé. – « Bilig, rouable, spannel, motte de beurre. » [Coll. Particulière] tiré du texte de P. Harismendy

Cet engouement parisien, puis breton, s’explique par le contexte des années 1920-1930. La diaspora bretonne à Paris atteint presque son apogée. Inversement, en Bretagne, les Bretons travaillant à Paris et les « originaires » forment une proportion de plus en plus importante parmi les touristes. La période est également marquée par l’inflation et les bourses atrophiées des touristes les forcent à consommer des produits abordables. Les crêperies font ainsi leur apparition en Bretagne en réponse au tourisme parisien. [5]

Il est intéressant de remarquer que la Normandie partage une consommation alimentaire très similaire à celle de la Bretagne (marquée notamment par la consommation de sarrasin) jusqu’au XIXe siècle. Ce n’est qu’avec l’arrivée du chemin de fer, qui permet l’exportation de produits frais vers Paris, que la région normande se tourne vers l’élevage et devient ainsi connue pour son beurre et sa crème. [6]

Ces exemples tendent à confirmer que la définition des terroirs est avant tout exogène. C’est ce qu’explique l’historien Pascal Ory, «… les particularismes régionaux sont accentués, voire créés de toutes pièces, par l’observateur extérieur, le citadin vis-à-vis du rural, le bourgeois de l’homme du peuple, le Parisien du provincial ». [7] Ainsi les identités des régions périphériques sont-elles avant tout définies par les représentations émanant du centre au risque, bien entendu, de modifier les réalités historiques de ces territoires. Ces échanges entre le centre et les périphéries rappellent les processus décrits par Édouard Saïd 1978 dans son L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (1978).

Ainsi, l’inscription de la crêperie au patrimoine alimentaire de la Bretagne ne date pas de la nuit des temps. Il aura fallu l’intervention d’une communauté parisienne nostalgique pour que le modèle de la crêperie bretonne soit inventé et diffusé en Bretagne. Les membres de la diaspora bretonne de Paris ont donc investi la crêperie d’une forte valeur identitaire pour répondre à un besoin né d’un déracinement géographique. Or, la modernité mondialisée telle qu’elle se manifeste à partir des années 1980 crée elle aussi du déracinement.  Il n’est certainement pas anodin de constater que de nombreuses patrimonialisations alimentaires ont eu lieu durant les années 1990. Il serait légitime de penser que, comme l’explique le philosophe Charles Taylor en 1989 dans Les sources du moi : La formation de l’identité moderne, la modernité crée de forts besoins identitaires.

Talos, piments d’Espelette et autres patrimonialisations récentes.

Confection et vente de talos dans un marché au Pays Basque

Confection et vente de talos durant un marché au Pays Basque

L’exemple du Pays basque est particulièrement intéressant car il permet d’illustrer des phénomènes de patrimonialisation récents. Adélaïde Daraspe rapporte l’exemple du talo, une galette de maïs «… aujourd’hui présente dans les rassemblements identitaires ». Ces galettes qui apparurent au XVIIIe siècle avec la diffusion du maïs au Pays basque servaient à remplacer le pain quand celui-ci venait à manquer. « Dans les années 1970, des parents d’élèves d’écoles basques nommées ikastolas, soucieux de récolter des fonds pour revitaliser la langue basque, ont organisé à cette fin des ventes de talos. Cette initiative a transformé la perception de ces galettes en leur confé­rant une place de choix dans le paysage des aliments régionaux dits « tradi­tionnels ». Dès lors, quelques talotegi – restaurants de talos – sont apparus émaillant leur carte de garnitures variées. Parallèlement, la « tradition » de vendre des talos lors des fêtes de village s’est diffusée à tout le Pays basque du nord […] Pourtant, de nombreuses personnes âgées témoignent, dans les entretiens, de leur incompréhension face à cet engouement actuel pour les talos ». [8]

Le sociologue François Ascher insiste quant à lui sur l’importance du rôle qu’a joué l’obtention de l’AOC (appellation d’origine contrôlée) pour le piment d’Espelette;Itxassou_Piment  « Quelle belle histoire que celle du piment d’Espelette, pratiquement inconnu en dehors de sa région il y a quelques années ; il trône aujourd’hui sur toutes les bonnes tables, porte dans le monde les couleurs rouge et verte du Pays basque, associe une population tout entière autour d’un produit de son sol ; un piment mythe, pour lequel on a inventé de toutes pièces une confrérie, et dont la fête, tout récemment créée, attire déjà plus de trente mille personnes qui défilent dans les rues après une messe solennelle qui lui est dédiée. Un piment dont le prix a pratiquement triplé en dix ans, et dont l’AOC a été le point de départ et l’outil essentiel ». [9]

Fête de la prune de Brignolles - Photo Hélène Dos Santos

Fête de la prune de Brignolles – Photo Hélène Dos Santos

L’historien Jean-Yves Andrieux souligne ce qu’il nomme les « dérives » de la patrimonialisation à tout va, qui marque les dernières décennies. Il cite, par exemple, la prune de Brignolles, un « … exemple d’économie du tourisme gustatif […] qui repose sur du vent : on y promeut en tant que friandise populaire, dans un cadre revendiqué de « provençalité », un produit à l’origine élitiste, objet néanmoins d’un storytelling efficace puisqu’on le prétend, à tort (mais peu importe !), ramené en France par les croisés ». Jean-Yves Andrieux mentionne également le cas de la brasserie Pietra qui fabrique une bière ambrée à la farine de châtaigne. Dans cette terre du vin qu’est la Corse, les brasseurs «…ont bâti leur entreprise, fondée en 1991, sur ce « marketing de la provenance », basé sur la « typicité » des matières premières utilisées et sur l’association maîtrisée de leurs marques à l’onomastique insulaire ». [10]

Conclusion

Ces exemples récents démontrent qu’il est effectivement possible « d’innover » en matière de patrimoine alimentaire. Pour terminer ce processus de désenchantement, il parait judicieux de citer Jean-Yves Andrieux qui a répertorié les ingrédients nécessaires  pour réussir une bonne patrimonialisation alimentaire :

Pour commencer, il vous faudra un territoire marqué par des paysages remarquables et des références légendaires ou historiques célèbres : « … un réservoir initial où puiser les sensations et déclencher le ressort de l’exotisme, du pittoresque. Un certain nombre de conditions économiques précises doivent ensuite être réunies. Il faut un arrière-pays agricole, aux cultures typiques et abondantes ; un marché structurant, capable de soutenir le décollage d’activités ciblées ; au moins une ville commerçante de transit […] ; des moyens de transport rapides et désenclavés ». Il vous faudra aussi un certain nombre de personnes, de manière organisée ou individuellement, qui doivent encourager cette patrimonialisation et créer une synergie sans lesquels rien ne bouge. «…Résidents, visiteurs, producteurs, professionnels du tourisme, journalistes, associations, monde politique, etc. […] Enfin, se rassemblent, dans un dernier temps, les indicateurs qui confortent ou créent l’image d’une gastronomie : l’appui de l’État pour obtenir des AOC, les festivals ou routes qui transmettent un contenu au grand public et l’attirent dans un réseau de qualité, les labels dont le plus convoité est, de nos jours, celui du patrimoine mondial, garant d’un succès durable. Dans bien des cas, le rôle des diasporas est essentiel dans la construction de ces édifices identitaires et émotionnels que sont les patrimoines immatériels ». [11]

Enfin, Olivier Assouly nous rappelle que le carburant de la machine à patrimonialiser est paradoxalement la nostalgie d’un passé fantasmé construit en opposition symbolique avec la modernité :  « La référence à un passé, plus imaginaire que réel et instantanément pétrifié, traduit le refus d’une évolution historique pourtant essentielle à l’irruption du motif de la nostalgie. Admettre une histoire, c’est en appeler d’autres, dépourvues à leur tour de pureté originaire et exposées à la facticité des mutations à venir. Faire table rase du réel en se situant en marge du temps, c’est nourrir le rêve d’une perfection préalable à la chute et à la disgrâce industrielles ». [12]

Notes de bas de page

[1] François Ascher, Le mangeur hypermoderne, Odile Jacob, Paris, 2005. p.119

[2] Jacinthe Bessière (dir.), Innovation et patrimoine alimentaire en espace rural, Éditions Quae, Nancy, 2012. p.15

[3] Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), L’assiette du touriste : le goût de l’authentique, P.U. de Rennes & P.U. François Rabelais, Rennes, 2013. p.140

[4] Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), p.157

[5] Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), p.160

[6] Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), p.329

[7] Pascal Ory, Le Discours gastronomique français, Gallimard, Paris, 1998, p.78

[8] Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), p.293

[9] François Ascher, Le mangeur hypermoderne, Odile Jacob, Paris, 2005. p.116

[10] Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), p.331

[11] Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), p.334

[12] Olivier Assouly, Les nourritures nostalgiques : essai sur le mythe du terroir, Actes sud, 2004. p.125

Bibliographie

∴ Jacinthe Bessière (dir.), Innovation et patrimoine alimentaire en espace rural, Éditions Quae, Nancy, 2012.
∴ Olivier Assouly, Les nourritures nostalgiques : essai sur le mythe du terroir, Actes sud, 2004.
∴ François Ascher, Le mangeur hypermoderne, Odile Jacob, Paris, 2005.
∴ Jean-Yves Andrieux & Patrick Harismendy (dir.), L’assiette du touriste : le goût de l’authentique, P.U. de Rennes & P.U. François Rabelais, Rennes, 2013.
∴ Pascal Ory, Le Discours gastronomique français, Gallimard, Paris, 1998.
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Le repas gastronomique des Français à l’UNESCO : le grand malentendu http://tenzo.fr/articles/le-repas-gastronomique-des-francais-le-grand-malentendu/ Sun, 28 Feb 2016 01:45:16 +0000 http://tenzo.fr/?p=1684
Cet article se propose de revenir sur quelques-unes des mécompréhensions de l'inscription du Repas Gastronomique Des Français par des « gens les plus sérieux » et en profiter pour faire un rappel de ce en quoi elle consiste réellement pour l'UNESCO et pour les porteurs du projet.
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Le repas gastronomique des Français à l’UNESCO : le grand malentendu

28 FÉVIER 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

"Un repas de noces à Yport" (détail), Albert Fourié, 1886. Collections du musée des beaux-arts de Rouen.

« Un repas de noces à Yport » (détail), Albert Fourié, 1886. Collections du musée des beaux-arts de Rouen.

« Réflexion faite, ces modifications, qui aboutirent à circonscrire l’élément au repas gastronomique des Français, furent une bonne chose. Cela donne une dimension plus tangible et concrète à ce monument immatériel. Cela évite de se demander si la blanquette de veau est inscrite au patrimoine mondial et de se poser la question de savoir si c’est la recette de tante Ursule ou celle de Bernard Loiseau qui fait foi. Question qui nous fut maintes fois posée lors de la préparation du dossier, et par les gens les plus sérieux… » [1]

Cette citation de Francis Chevrier, l’initiateur du projet de l’inscription du Repas Gastronomique des Français (RGDF) à la liste représentative du Patrimoine Culturel Immatériel  (PCI) de l’humanité de l’UNESCO résume à elle seule les tensions qui caractérisent la compréhension de cette inscription depuis les premiers instants du projet et ce, jusqu’à aujourd’hui.  Cet article se propose de revenir sur quelques-unes de ces mécompréhensions de l’inscription du RGDF par des « gens les plus sérieux » et en profiter pour faire un rappel de ce en quoi elle consiste réellement pour l’UNESCO et pour les porteurs du projet.

Le 16 novembre 2010, le repas gastronomique des Français a été inscrit sur la liste représentative du PCI de l’humanité, en référence à la Convention UNESCO de 2003. La sociologue et historienne Julia Csergo propose que les multiples mécompréhensions de cette inscription tiennent essentiellement au fait que les concepts rattachés au PCI contenu dans l’accord de 2003 n’étaient que très peu familiers aux professionnels de la culture et de la recherche académique. «…Le Patrimoine Culturel Immatériel n’était l’objet que de peu d’attentions en France où prédominait une conception historiquement construite et euro centrique qui avait privilégié une conception du patrimoine culturel essentiellement construite autour des objets matériels et des héritages régaliens ». [2]

La maladresse de Nicolas Sarkozy

Pour Francis Chevrier et Jean-Robert Pitte, les principaux responsables de l’inscription du RGDF, cette dernière devait essentiellement servir à deux choses. Elle devait premièrement permettre à la gastronomie d’être reconnue comme Culture au niveau national. Cette reconnaissance devait par la suite, devenir un moyen de contraindre le gouvernement français à mettre en place une politique culturelle se manifestant par divers programmes et projets dont les futures Cités de la gastronomie. [3]

C’est lors de l’inauguration de son premier Salon de l’agriculture en tant que président de la République, le 23 février 2008, que N. Sarkozy donne  le coup d’envoi de l’inscription du RGDF à titre de projet d’État.

« J’ai pris l’initiative que la France soit le premier pays à déposer, dès 2009, une candidature auprès de l’UNESCO pour permettre la reconnaissance de notre patrimoine gastronomique au patrimoine mondial. Nous avons la meilleure gastronomie du monde — enfin, de notre point de vue (…) enfin on veut bien se comparer avec les autres —, et bien nous voulons que cela soit reconnu au patrimoine mondial. » [4]

La manière avec laquelle N. Sarkozy a annoncé la candidature de la France a entrainé son lot de réactions négatives chez les observateurs étrangers et les représentants de l’UNESCO.

Le socioanthropologue Jean-Louis Tornatore résume la situation ainsi : « … sortant de son texte comme à son habitude, en une petite phrase proclamant l’excellence de la gastronomie française — et bien que reconnaissant que le point de vue ne pouvait être que subjectif et qu’en conséquence la France acceptait pour cela de mettre son « titre » en jeu, de concourir — il faisait mine de s’asseoir sur le critère de représentativité patiemment élaboré par les instances de l’UNESCO. » [5]

Les représentants de l’UNESCO et des autres pays ont essentiellement reproché au président de justifier l’inscription par une vision élitiste et arrogante de la supériorité supposée de la gastronomie française. À cela, il faut ajouter que N. Sarkozy ne se réfaire jamais à la notion de PCI. Cette absence de mention est perçue par beaucoup comme symptomatique de sa mauvaise compréhension de la convention de 2003 par le président français. [6]

Selon la sociologue Sidonie Naulin, en se basant sur ce discours, l’on comprend que N. Sarkozy voit essentiellement deux avantages à l’inscription du RGDF. Le premier est d’ordre symbolique. «En étant le premier pays à inscrire sa gastronomie au Patrimoine Culturel Immatériel de l’humanité, la France réaffirmerait son rôle de leader en matière culturelle et cela participerait à son rayonnement culturel ». Le deuxième est plutôt d’ordre économique. « En permettant une promotion internationale de la gastronomie française, l’inscription soutiendrait le développement d’un marché autour de cette gastronomie. Elle offrirait un nouvel espace d’activité pour des secteurs agricoles, agroalimentaires et touristiques français.» [7]

Quoi qu’il en soit, l’impulsion donnée par le président ce jour-là lançait la France «…sur le terrain de la patrimonialisation de la culture en s’appuyant sur sa conception du patrimoine — et sans guère la remettre en cause —, prioritairement fondée sur l’unicité et l’excellence — et non la typicité et la représentativité.» [8]

La mécompréhension de la Convention de 2003 pour la sauvegarde du PCI.

Si la France est accusée de vouloir faire reconnaître la supériorité de sa gastronomie via cette inscription, c’est aussi parce que durant les premières années de la mise en place du projet, les chefs étoilés sont nombreux à vouloir s’associer à cette inscription. Ainsi, en 2008, Jean-Robert Pitte annonce-t-il que des figures de l’excellence, voir, de l’élitisme culinaire français telles que Paul Bocuse, Michel Guérart, Alain Ducasse, Joël Robuchon et Guy Savoy soutiennent toutes l’inscription.

Guy Savoy s’était également fait remarquer à cette époque en répondant à une flèche de la Confédération nationale des cultivateurs italiens (Coldiretti). Cette dernière avait répondu au discours du 23 février par voie de presse en soulignant que l’Union européenne reconnait 166 spécialités italiennes contre seulement 156 spécialités françaises. Le chef avait rétorqué sur le même terrain (bien loin de l’esprit de la convention de 2003) : « Soyez objectif : nous avons une variété de spécialités infiniment supérieure, sans parler des vins. Quel vrai dessert proposez-vous, en dehors du tiramisu ? Et quel célèbre pâtissier avez-vous ? (…) Pour cette diversité et les talents de nos artisans, notre gastronomie doit être immortalisée. (…) Nous avons un savoir-faire, un génie culinaire unique ».  [9]

Article La tribuneLes médias ont également eu leur rôle à jouer quant à la transmission galvaudée du sens de cette inscription. Le site web de l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation (IEHCA) met à disposition une revue de presse dont voici quelques titres: « La France fait don de sa gastronomie à l’humanité » (La Tribune) ; « Le monde envie notre repas » (Aujourd’hui en France) ; « L’UNESCO toquée de gastronomie française » (20 minutes) ; « Cocorico, notre bonne bouffe est classée à l’UNESCO » (Ouest France) ; « La table française est déjà universelle » (La Nouvelle République) ; « UNESCO : Combat de toques » (L’Express) ; « Le devoir de patrimoine. La gastronomie française entre au patrimoine de l’UNESCO. Ce sacre va lui donner un nouvel élan » (Le Monde Magazine) ; « La table française entre au patrimoine mondial » (Paris Match).

Julia Csergo, considérée par beaucoup comme l’inventeur du concept de  Repas Gastronomique des Français, constate que cette compréhension approximative du sens de l’inscription existe également au sein des institutions publiques : «…que ce soit de la Mission, du ministère, etc., reviennent toujours sur la même chose : le patrimoine, les produits, les savoir-faire, les AOC, les labels, etc., jusqu’à aboutir à so good so french. Ce qui donne aussi le sentiment que finalement le politique en France a aussi instrumentalisé la convention de l’UNESCO » (entretien avec J.L Tornatore). [10]

À titre d’exemple, citons seulement les mots choisis par Matignon pour saluer l’inscription du RGDF : «… l’inscription « d’un de nos plus grands trésors nationaux, la gastronomie »(…) « le génie français » des « arts de la table », « la qualité de ses savoir-faire artisanaux et de son rayonnement culturel ». Et de poursuivre : « Ce classement au patrimoine mondial est une reconnaissance de nos artistes des métiers de bouche connus dans le monde entier ».  Ainsi le bureau du Premier ministre fait-il, lui aussi, la mauvaise association entre l’inscription du RGDF et la reconnaissance de la gastronomie française telle qu’elle est portée par les grands chefs à l’étranger.  [11]

Comprendre l’inscription du Repas Gastronomique des Français à la Liste représentative du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

La convention de 2003 s’est inspirée de l’exemple japonais où le patrimoine culturel immatériel est reconnu depuis les années 1950. Elle vise deux objectifs. Le premier est de rééquilibrer les effets de la convention de 1972, qui a surtout profité aux pays du nord, en faveur des pays du Sud, pauvres en patrimoine matériel, mais riches de patrimoines immatériels. « Le second objectif est de protéger plus généralement des effets néfastes de la mondialisation et des évolutions de la vie sociale les richesses qui, en raison de leur forme immatérielle, ne sont actuellement pas protégées ». [12]

La convention de 2003 définit le PCI ainsi : « … les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes, et le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce PCI transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et de la créativité humaine (…) seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre les communautés, groupes et individus et d’un développement durable. » [13]

C’est en se basant sur cette description du PCI que l’équipe en charge de l’inscription a progressivement constitué l’objet ethnologique qu’est le RGDF.

Julia Csergo commente :

« La réflexion menée nous a permis d’extraire du champ de la gastronomie, un élément restreint qui en représentait la synthèse : le repas gastronomique, occasionnel et festif, comme lieu où s’exprime et se met en scène cette culture partagée. C’est ainsi que nous avons proposé de faire inscrire cette pratique sociale (des Français), recevable dans le cadre de la Convention UNESCO, et non un modèle alimentaire qui se voudrait d’excellence (à la française). » [14]

Nous laisserons ici le soin à Julia Csergo, l’une des maîtres architectes de cette inscription, de décrire ce que signifie l’inscription du RGDF à la liste représentative du  PCI de l’humanité de l’UNESCO.

«… le « Repas gastronomique des Français »  inscrit au PCI de l’humanité ne concerne nullement les productions concrètes servies au cours de ce repas (produits, plats), mais consacre une pratique familière : celle du repas festif par lequel on célèbre un événement particulier (anniversaires, mariages, réussites, etc.) et qui se marque, comme partout dans le monde, par des usages et des rituels qui se sont enracinés, au cours de l’histoire, dans toute la société jusqu’à devenir un élément d’une culture commune. En France, cette pratique renvoie à une culture gastronomique fondée sur l’attachement de tous à un art de vivre qui intègre le bien manger et le bien boire, la sensorialité et son expression, la convivialité, le partage du plaisir du goût. De la même façon, si ce repas peut parfois être pris au restaurant – ou préparé par un traiteur -, l’inscription UNESCO ne concerne pas les savoir-faire des métiers de bouche et des cuisiniers professionnels. Elle consacre des usages et des rites d’accueil, les façons dont, dans la culture française, nous  » considérons  » ceux qui, par leur présence, honorent un événement que nous fêtons, lui donnent une existence sociale. Les valeurs d’attention, de générosité et de partage sont au cœur de cette pratique. Préparer, pour l’occasion, un bon repas, à base de bonnes recettes et de bons produits, porter une attention particulière au goût et au plaisir qu’il procure, à l’harmonie des saveurs, à l’accord des mets et des vins, à la succession des services, à l’esthétique de la table ; le consommer selon des rituels toujours renouvelés – goûter les vins, découper et partager à table les grosses pièces (viandes, fromages, gâteaux), parler des goûts, de la qualité des recettes et des produits. » [15]

Conclusion – Les Cités de la gastronomie et l’esprit de la convention de 2003.

L’inscription du RGDF sur la liste représentative du PCI, a aussi été conditionnée à l’engagement de la France à mettre en oeuvre un programme de valorisation de ce patrimoine. C’est ce qui est appelé le «plan de gestion».  [16] Ce plan de gestion est soumis à un contrôle régulier de l’UNESCO, tout manquement aux engagements énoncés est  susceptible d’engendrer une « désinscription » de l’élément. [17]

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Pour éviter ce type de désagrément, la section 3.b.4 du dossier de candidature du RGDF prévoit un « Organisme spécifique de veille et de suivi des mesures de sauvegarde ».  Il s’agit de la Mission Française du Patrimoine et des Cultures Alimentaires (MFPCA) qui est actuellement dirigée par Pierre Sanner. La MFPCA «…garantit la mise en œuvre des mesures appropriées aux termes et à l’esprit de la Convention de 2003. La mission alertera l’État sur les risques éventuels d’utilisation dévoyée de l’inscription sur la liste de l’UNESCO, tels que l’instrumentalisation ou la labellisation mercantile ». C’est également la MFPCA qui coordonne le réseau des Cités de la gastronomie (Tours, Dijon, Paris-Rungis, Lyon). Ce projet n’est pas mentionné nommément dans le dossier de candidature. Ce dernier prévoit cependant la création «…d’outils et d’équipements de sensibilisation et d’information au plus grand nombre… » [18]

hôtel dieuL’on comprend ainsi pourquoi le projet de Cité de la gastronomie de Lyon a pu s’attirer quelques critiques de la part de la MFPCA. La Cité de la gastronomie doit en effet s’implanter au sein de l’ancien Hôtel Dieu de Lyon. Il s’agit d’un chantier d’aménagement en centre-ville d’une superficie de 54 000 m2 dont 3 500 m2 seraient dédiés à la Cité de la Gastronomie en tant que telle et 800 m2 à un espace permanent d’exposition. [19]

« Les liens entre santé et nutrition sont au cœur du projet et de la programmation culturelle de la Cité de la Gastronomie. La proposition visant à créer un espace permanent d’exposition semble être imposée par la nécessité de conserver en ses lieux la collection du Musée des Hospices Civils de Lyon. Il faut souligner que la dimension santé/nutrition n’a pas fait l’objet d’un développement spécifique dans le dossier d’inscription du « repas gastronomique des Français » au patrimoine de l’humanité et ne figure pas parmi les priorités du cahier des charges en vue de la création de la Cité de la Gastronomie. » [20]

À ces préoccupations quant à la cohérence avec le sens de l’inscription du RGDF, s’ajoutent des considérations quant au mode de financement.

« Le modèle économique envisagé suppose un autofinancement complet de la structure. La principale ressource dépendra de la billetterie (avec de façon plus aléatoire la privatisation d’espaces, mécénat et produits des activités de formation et pédagogique). Les hypothèses de fréquentation (entre 125 et 250 000 visiteurs annuels) sont censées assurer un résultat net d’exploitation équilibré. » [21]

La chef de projet de la Cité de la gastronomie de Lyon Sophie Louet se veut, quant à elle, rassurante en affirmant que le projet est toujours en construction et que la MFPCA assiste la Métropole de Lyon dans la mise en place de ce projet.  [entretien avec l’auteur, 22/02/2016]

Ainsi la vigilance reste-t-elle de mise. Nous l’avons vu, la tentation d’utiliser du RGDF en ne respectant pas l’esprit de la convention de 2003 existe bel et bien. Y succomber pourrait tout bonnement se solder par une désinscription.

Bibliographie

∴ Chevrier F., Notre gastronomie est une culture, Paris, Ed. François Bourin, 2011.
∴ Tornatore J.-L., « Retour d’anthropologie :  « le repas gastronomique des Français. » Eléments d’ethnographie d’une distinction patrimoniale. »
,ethnographiques.org, 2012.
∴ Naulin S., « Le repas gastronomique des Français: genèse d’un nouvel objet culturel », Sciences de la société, 87, 2012, 8-25.
∴ Csergo J., « Le  » Repas gastronomique des Français  » à l’Unesco : éléments d’une inscription au patrimoine culturel immatériel de l’humanité », www.lemangeur-ocha.com , 2011.
∴ Chevrier F., Pitte J.-R. Csergo J., Sanner P., « Discours de la conférence de presse du 19 novembre », www.iehca.eu, 2010.
∴ ATOUT FRANCE, Reconnaissance du repas gastronomique des Français par l’UNESCO. Paris, Ed. Atout France, 2012.

Notes de bas de page

[1] Chevrier F., Notre gastronomie est une culture, Paris, Ed. François Bourin, 2011, p.126

[2] Csergo J., « Le  » Repas gastronomique des Français  » à l’Unesco : éléments d’une inscription au patrimoine culturel immatériel de l’humanité », www.lemangeur-ocha.com , 2011, p.7

[3] Naulin S., « Le repas gastronomique des Français: genèse d’un nouvel objet culturel », Sciences de la société, 87, 2012, 8-25, p.11

[4] Tornatore J.-L., « Retour d’anthropologie :  « le repas gastronomique des Français. » Eléments d’ethnographie d’une distinction patrimoniale. »,ethnographiques.org, 2012, p.10

[5] Ibidem.

[6] Naulin S., Op.Cit.p.12

[7] Idem. p.11

[8] Tornatore  J.-L., Op.Cit. p.10

[9] Idem. p.12

[10] Idem. p.126

[11] Csergo J., Op.Cit. p.17

[12] Naulin S., Op.Cit.p.9

[13] Csergo J., Op.Cit. p.9

[14] Idem. p.15

[15] Idem. p.17

[16] Chevrier F. Op.Cit. p.132

[17] Csergo J., Op.Cit. p.11

[18] Lien vers document

[19] Lien vers site web du projet

[20] Lien vers document

[21] Lien vers document

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Aux origines du carnaval http://tenzo.fr/articles/aux-origines-du-carnaval/ http://tenzo.fr/articles/aux-origines-du-carnaval/#comments Sun, 31 Jan 2016 10:00:27 +0000 http://tenzo.fr/?p=1547
Vous pensiez que carnaval, signifie "départ de la viande" vous aviez peut-être tort! Nous vous proposons un parcours étymologique jusqu'aux origines du carnaval.
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Aux origines du carnaval

31 JANVIER 2016 | PAR DAVID LAFLAMME

Selon l’hypothèse la plus diffusée, le mot carnaval aurait été formé à partir de l’italien carnavale; une composition du radical carne : «la viande», la «chaire» des animaux que l’on mange et de la salutation latine vale : «Adieu!» ou «Au revoir!».

Les traces de folklores païens dans les traditions carnavalesques seraient, quant à elles, expliquées par des origines préchrétiennes. On mentionne le plus souvent les fêtes hivernales romaines; la Nativité, l’Épiphanie, la Chandeleur et l’entrée en carême correspondraient dans le calendrier romain aux Saturnales, aux Calendes de janvier et aux Lupercales. Selon ces hypothèses assez répandues, le carnaval, bien qu’étant probablement une fête d’origine païenne aurait été presque totalement christianisée en devenant la fête du départ de la viande, la fête du pré-carême. C’est notamment le point de vue que présente le grand folkloriste Van Gennep en 1937 [1] et plus récemment, Michel Feuillet [2et Daniel Fabre [3].

Ces hypothèses sont pour la première fois sérieusement contestées par Claude Gaignebet en 1974 [4] qui voit avant tout dans la fête du carnaval une manifestation issue de l’air protohistorique et ayant conservée un grand nombre d’aspects païens. À la lumière des origines proposées par Gaignebet, la recherche d’une autre étymologie du mot carnaval s’impose. C’est ce travail que proposent respectivement Philippe Walter en 1992 [5] et Anne Lombard-Jourdan en 2005. [6]

Est-ce que le mot carnaval puise ses origines dans le contexte chrétien comme l’affirme Michel Feuillet ? Ou est-ce que la généralisation de la compréhension étymologique de carnaval comme «départ de la viande» est le résultat d’un «processus calendaire d’occultation» [7] d’un mot similaire aux origines potentiellement protohistoriques comme le proposent Philippe Walter et Anne Lombard-Jourdan ?

Le carnaval chrétien

Le carnaval compris comme «Carne Vale!» serait donc l’adieu à la viande qui sera interdite durant les 40 jours que dure le carême. Selon cette hypothèse étymologique, les fêtes carnavalesques s’articuleraient en dualité avec le carême. Ainsi sans le carême, le carnaval n’existerait pas, c’est la fête du gras qui s’oppose aux jours maigres à venir. [8]

Combat du Mardy gras et du Caresme - estampe du XVIIe siècle

Combat du Mardy gras et du Caresme – estampe du XVIIe siècle

Une autre hypothèse étymologique allant dans le sens de l’idée d’un dualisme carnaval/carême propose que le mot italien d’origine latine carnevale serait composé du nom carnem et du verbe levare. Carnem levare signifie «ôter, enlever la viande». Cette explication est appuyée par la présence attestée aux XIe et XIIe siècles de mots comme carnelevarium et carnelevale. Le passage de levare à vale serait dû à un phénomène d’inversion très fréquent. [9] On reste donc, avec cette hypothèse dans une idée d’une célébration pré-privation — pré-carême.

Une troisième explication allant dans le même sens veut que carnevale dérive de l’expression latine Carnis levanem signifiant «le soulagement de la chair». Ainsi, selon cette proposition, Carnis ne serait plus la viande que l’on consomme les jours gras, mais la chair de l’homme qui, à l’occasion du carnaval, a besoin d’être «…soulagée des oppressions subies, des frustrations d’origine morale ou physique». [10] Cette explication fait référence à un carnaval qui aurait une fonction de défoulement collectif.

Ce soulagement, ce défoulement, fonctionne donc en dualisme avec les souffrances passées ou à venir. Le mot levanem sous-entend «…une dialectique de la libération qui suppose en dehors de la fête la domination de la chair par l’esprit en chacun des individus, et une mise au pas du corps social par une morale contraignante». [11] On ne sort donc pas de la logique des privations qu’impose la moralité chrétienne en temps de carême.

Pour Feuillet, l’Église a parfois «… refusée de comprendre le caractère chrétien des jeux carnavalesques et a relégué dans le paganisme ce qui désormais dépendait – certes d’une manière négative – de la logique chrétienne».  Mais, Feuillet rappelle aussi que certains membres de l’Église ont su reconnaitre le caractère primordialement chrétien du carnaval qui a souvent été toléré en tant que «… récréation ménagée au cœur des festivités canoniques est acceptée dans la mesure où elle ne déborde pas hors de ses limites». [12]

L’Église a même souvent été au-delà de la tolérance pour passer dans la participation active. C’était notamment le cas dans la Rome médiévale. Les différentes paroisses processionnaient toutes séparément pour converger vers la basilique Saint-Jean-de-Latran. Chacune était menée par un sacristain «…vêtu d’une étole, la tête ceinte d’une couronne de fleurs d’où pointaient des couronnes de boucs; il agitait un sceptre chargé de grelots». Une fois tout le monde réuni à Saint-Jean-de-Latran, le pape sortait de son palais et entonnait avec tous les cardinaux un hymne burlesque, Deus ad bonam horam, mélange incohérent de grec et de latin. Le pape donnait par la suite sa bénédiction apostolique à tous et des célébrations débridées commençaient et se poursuivaient jusqu’à l’entrée en carême.[13]

Ces exemples philologiques et historiques présentés par Feuillet mettent bien en scène un carême dont le sens principal et presque exclusif est celui d’une fête populaire fonctionnant en dualisme avec le carême; ce serait une fête non reconnue par l’Église, du calendrier chrétien.

Le carnaval païen

Les fêtes hivernales des calendriers préchrétiens se sont perpétuées au cours des siècles durant lesquels le christianisme s’est progressivement mis en place en tant que religion principale en Europe occidentale — de l’Empire romain premièrement, puis des différents royaumes barbares. Cependant, les célébrations païennes – même si elles ont été théoriquement balayées, pour les chrétiens, par la logique de la Révélation – ont eu une grande influence sur le nouveau calendrier religieux. [14] Là où les opinions divergent, c’est quand il est question de faire le partage entre des traditions qui seraient plutôt de l’ère chrétienne et d’autres qui seraient plutôt de l’ère préchrétienne — et s’il s’agit de rîtes préchrétiens, desquels exactement? De rites romains? Celtiques? Préceltiques…?

En 1976, Claude Gaignebet publie son ouvrage Le carnaval : essais de mythologie populaire dans lequel il tente de démontrer que le carnaval a intérêt à être étudié de la même manière que l’on étudierait une religion. Sans s’attarder particulièrement à l’étymologie du mot carnaval, il voit dans les fêtes et les légendes chrétiennes de la période carnavalesque des faits corrélables révélant les traits d’une religion.

«L’étendue, dans la durée et l ’espace, des fêtes carnavalesques nous contraint à penser que cette religion est ancienne, bien qu’il ne soit pas moins arbitraire de la dire néolithique ou paléolithique que de la renvoyer à l ’éternelle nuit des temps». [15]

L’ouvrage de Gaignebet s’attirera notamment la critique de Daniel Fabre qui répond à Gaignebet un peu plus d’un an après la publication de son ouvrage dans un article publié dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. Il y déclare, «Le carnaval est un jeu théâtral populaire qui certes recueille ici ou là les débris d’anciennes mythologies, mais dont la constitution ne remonte pas au-delà du Moyen Âge central». [16]

Après une batterie de critiques méthodologiques et de contre-démonstration, Fabre termine son article par cette phrase : «… Gaignebet nous promet une démonstration; attendons- la.» [17]

Gaignebet répondra bel et bien aux critiques de Fabre dans une nouvelle édition approfondie de Le Carnaval : essais de mythologie populaire en 1979, mais d’autres aussi répondront à Fabre. En 1992 Philippe Walter publie un ouvrage allant dans le même sens que celui de Gaignebet à la différence que l’étymologie reprend, dans l’œuvre de Walter, une place centrale dans l’étude du carnaval. Il introduit son sujet ainsi :

«La relation entre carnevalo et carnelevare relève en fait de la “figure étymologique” des traités de rhétorique, plus proche du jeu de mots que d’une quelconque dérivation linguistique. N’y aurait-il pas quelque paradoxe à dénommer “moment où la viande est enlevée” (carne-levare) le moment de l’année où la viande est justement consommée en abondance? En outre, à ce compte, chaque vendredi où le chrétiens s’interdit de consommer de la viande serait un jour de Carnaval, ce qui n’est évidemment pas le cas. Il faut donc reprendre sur d’autres bases la discussion étymologique».[18] 

Pour construire sa proposition étymologique, Walter commence par rappeler que le mot carnaval n’est pas attesté en français avant 1268 : «la nuyct de Quarnivalle». Il explique que si le carnaval hésite entre plusieurs terminaisons, il débute par contre toujours par le même étymon : Carn. Pour lui, cela indiquerait que les clercs réinterprétaient la fin du mot qu’ils employaient parce qu’ils cherchaient à camoufler un mot tabou qui renvoyait à des réalités trop impies pour leur foi chrétienne. L’Église combattait les croyances et les rites païens et voulait, par ailleurs, justifier aux yeux des fidèles le jeûne du carême : «…elle voulait ainsi faire disparaître Carnaval en lui donnant le sens de carême». Ce serait ainsi que carnaval fut christianisé en Carnen levare ou en Carne Vale et ainsi signifier «enlever la viande». Walter rappelle par ailleurs que les formes manipulées du mot carnaval se retrouvent toujours dans des textes d’orientation cléricale ou écrits par des ecclésiastiques.[19]

Pour Walter, comme pour Gaignebet, les «… convergences mythologiques, rituelles et calendaires renforcent le dogme selon lequel Carnaval serait la forme folklorisée d’une vieille religion indo-européenne (voir, préindo-européenne).»[20] Il rappelle, par exemple, que le culte de la déesse romaine Carna renvoie à une tradition plus ancienne qui serait commune à la plupart des peuples indo-européens. Or, cette déesse est associée aux fèves et son culte aurait beaucoup de points en commun avec le folklore du carnaval.[21]

Walter explique par ailleurs que la figure de Saint-Valentin, saint fêté en période carnavalesque, aurait pu avoir été inventée par l’Église sur le modèle d’une créature païenne plus ancienne de manière à détourner d’anciennes croyances à son profit. Outre la présence de la syllabe Val dans les deux mots, «Il est curieux que le même jour (14 février), dans cinq régions différentes, on ne fête pas moins de cinq saints distincts qui portent tous le nom de Valentin» (Un prêtre de Rome qui aurait été martyrisé en 270, un évêque martyr de Terni en Italie, un évêque de Toro en Espagne, un confesseur honoré au Puy, un martyr en Afrique). [22]

Walter conclut en attestant que sa démonstration est révélatrice d’un processus calendaire d’occultation. «… il s’agit d’un camouflage du paganisme et plus particulièrement des rites et des mythes commémorés à cette date dans le calendrier païen». [23] L’occultation d’une tradition païenne par l’Ecclésia est aussi au centre de l’hypothèse étymologique qu’a proposée Anne Lombard-Jourdan en 2005. Elle propose par contre, d’autres significations aux étymons carna et val.

«La racine carn, qui entre dans la composition du mot a, croyons-nous, un sens différent de celui qu’on lui a donné jusqu’ici. Il ne s’agit pas de caro, carnis “la chair”, mais de cent, corn, carn (latin cornu), qui désigne la “corne” des animaux et, en particulier, “les bois du cerf’. Avec cette nouvelle acception du radical carn, Carnaval devient le moment où la “corne” (ou bois du cerf) va “à val” ou “avale”, c’est-à-dire, tombe». [24]

En proposant cette étymologie, Lombard-Jourdan dit rattacher carnaval aux rites des chasseurs-cueilleurs du mésolithique. [25] Elle explique que ces rites sont à la source de l’utilisation du cerf en tant qu’avatar du dieu celtique Cernunnos, «le dieu-père de tous les Gaulois». [26] C’est d’ailleurs ce culte du cerf qui expliquerait selon elle que l’emblème de la royauté de France est le «Cerf-volant» ou cerf ailé. Ainsi, les célébrations de la perte des cornes de cerfs en février, les célébrations du «carn val», seraient pour elle, l’une des plus vieilles traditions à avoir survécu jusqu’à nos jours. [27]

Cernunnos sur le chaudron de Gundestrup IIe siècle av. J.-C.

Cernunnos sur le chaudron de Gundestrup IIe siècle av. J.-C.

Les propositions de Lombard-Jourdan, tout comme pour celles de Gaignebet en 1974, ont été rapidement attaquées. Renaud Zeebroek a, dans un article paru en 2006 dans la Revue belge de philologie et d’histoire, en effet reproché à Lombard-Jourdan d’avoir, dans son ouvrage, esquivé toutes interprétations qui pouvaient être en contradiction avec ses hypothèses.[28]

Le mot carnaval puise-t-il ses origines dans un contexte chrétien ou païen? Voilà une question qui à la lumière de ce court article, semble bien difficile à trancher. Les chemins menant à la compréhension de carnaval sont multiples et semblent bien incompatibles entre eux. Voilà, dans tous les cas, un débat historique qui reste grand ouvert et dans lequel personne, jusqu’à aujourd’hui, ne peut prétendre véritablement faire autorité.

Bibliographie

∴ FABRE D., « Le monde du carnaval (note critique) ». Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. Vol. 31, N.2 1976. pp. 389-406.
∴ FEUILLET M., Le carnaval, Paris, Fides, 1991.
∴ GAIGNEBET C., Le carnaval : essais de mythologie populaire, Paris, Payot, 1974.
∴ LOMBARD-JOURDAN A., Aux origines de Carnaval: un dieu gaulois ancêtre des rois de France, Paris, Odile Jacob, 2005.
∴ VAN GENNEP A., Le folklore français: Du berceau à la tombe. Cycles de Carnaval- Carême et de Pâques, Paris, Robet Laffont, 1937 (rééd. 1998).
∴ WALTER P., Mythologie chrétienne : Fêtes, rites et mythes du Moyen Age, Paris, Imago, 1992.

Notes de bas de page

[1] VAN GENNEP A., Le folklore français: Du berceau à la tombe. Cycles de Carnaval-Carême et de Pâques, Paris, Robet Laffont, 1937 (rééd. 1998).

[2] FEUILLET M., Le carnaval, Paris, Fides, 1991.

[3] FABRE D., « Le monde du carnaval (note critique) ». Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. Vol. 31 N.2 1976. pp. 389-406.

[4] GAIGNEBET C., Le carnaval : essais de mythologie populaire, Paris, Payot, 1974

[5] WALTER P., Mythologie chrétienne : Fêtes, rites et mythes du Moyen Age, Paris, Imago, 1992.

[6] LOMBARD-JOURDAN A., Aux origines de Carnaval: un dieu gaulois ancêtre des rois de France, Paris, Odile Jacob, 2005.

[7] Walter P., Op.Cit. p.88

[8] Feuillet M., Op.Cit.p.10

[9] Feuillet M., Idem.p.11

[10] Feuillet M., Idem.p.13

[11] Ibidem.

[12] Feuillet M., Idem.p.40

[13] Feuillet M., Idem.p.41

[14] Feuillet M., Idem. p.38

[15] Gaignebet C., Op.Cit.p.9

[16] Fabre D., Op.Cit. p.390

[17] Fabre D., Idem. p.405

[18] Walter P., Op.Cit. p.28

[19] Walter P., Idem. p.30

[20] Walter P., Idem. p.90

[21] Walter P., Idem. p.86

[22] Walter P., Idem. p.87

[23] Walter P., Idem. p.88

[24] Lombard-Jourdan A., Op.Cit. p.241

[25] Lombard-Jourdan A., Idem. p.63

[26] Lombard-Jourdan A., Idem. p.14

[27] Lombard-Jourdan A., Idem. p.155

[28] ZEEBROEK R., « Comptes Rendus : Lombard-Jourdan (Anne). Aux origines de Carnaval. Un dieu gaulois ancêtre des rois de France », Revue belge de philologie et d’histoire, Vol. 84, N.4 p.1208

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