Gloutonnerie et pouvoir ou la folie des grandeurs
07 MAI 2016 | PAR SOPHIE RAOBEHARILALA
07 MAI 2016 | PAR SOPHIE RAOBEHARILALA
Le mois dernier, nous avons abordé la propagande politique dans la peinture et son côté moralisateur dénonçant des « travers » de conduite. Toujours dans cette lignée, nous allons ce mois-ci découvrir le rôle de l’acte alimentaire dans le pouvoir à travers l’art.
La première œuvre sélectionnée est Diomède dévoré par ses propres chevaux, de Jean-Baptiste-Marie Pierre. [1]
Cette œuvre reprend le thème des douze travaux d’Héraclès. En effet, le huitième travail demandé à Hercule est de montrer de l’inhumanité, après avoir prouvé force, courage et adresse. Pour ce faire, Eurysthée lui ordonne de capturer les juments mangeuses d’hommes de Diomède, roi des Thraces. D’après le mythe grec, ce roi avait pour habitude de nourrir ses juments à la chair humaine. Les écuries royales étaient redoutées de tous car tout hôte du roi était donné en pâture à ses juments. Diomède possédait quatre juments: Dinos, Lampon, Padragos et Xanthos. Celles-ci étaient attachées en permanence à leurs mangeoires par des chaînes.
Lorsque Héraclès arriva en Thrace et s’empara des juments, il les mena sur une colline près de la mer. Diomède le poursuivi aidé de ses Bistones. Il fut assommé par Héraclès à coup de massue et son corps encore vivant fut donné à ses juments.
Ce tableau traite du thème de l’anthropophagie chez l’animal. Dans ce cas présent, cet attrait pour la chair humaine est dû à une extravagance du roi Diomède, certainement mise en place afin de donner une image de terreur et de folie à ses ennemis.
Georges Devereux se penche sur la question du cheval anthropophage chez les Grecs anciens. D’après lui, ce phénomène se retrouve dans les terres d’Asie Centrale où les chevaux sont nourris au sang de porc et au foie (au Tibet par exemple), ceci à cause du froid. Le cheval est donc un animal capable de digérer des protéines animales.[2]
Devereux rappelle également que les Grecs ne hongraient pas leurs étalons mais les muselaient de peur de se faire mordre. Cette peur a plusieurs causes selon l’auteur : une conséquence de l’enfance avec l’image du cheval mangeur d’hommes, fantasme qui d’après Freud,
« se rattache aux angoisses oedipiennes. Le « cheval dévorant » de telles phobies semble symboliser le père « oedipien » bestial […]».
Devereux souligne également que cette crainte de l’enfant peut se poursuivre à l’âge adulte .
Les raisons pour lesquelles Diomède nourrit ses juments à l’humain ne sont pas éclaircies mais d’après ce tableau et en observant l’expression de terreur du roi de Thrace, il est possible de faire un parallèle entre la théorie freudienne et cette situation. Diomède fait figure de père pour ses juments ; si l’on reprend l’argument du père oedipien, les juments sont prises « d’une angoisse érotisée » et dévorent leur « père ».
Si l’on s’attache aux raisons plus naturelles, les juments dévorent Diomède par habitude d’avoir de la chair humaine vivante dans leurs mangeoires.
La composition de ce tableau représente parfaitement la folie de la scène : Héraclès tient d’une main les rennes de juments non domestiquées, bavant, l’oeil empreint d’une lueur bestiale. La chair est présente, bien qu’il ne s’agisse pas de celle du roi Diomède mais d’Héraclès, certainement une référence à son rôle de héros représenté dans la nudité, symbole de pureté. Diomède est entouré d’une cape rouge tombante dans un mouvement onduleux, illustrant le sang versé. La violence de la scène est traduite par les différentes lignes se croisant : les jambes et bras, les rennes, tant d’obliques dirigeant le regard du spectateur vers des points d’action violente : une tête de jument enragée, une forte poigne retenant par le col un roi tétanisé, une jambe en parallèle d’un glaive brisé.
Ce tableau illustre donc les conséquences des frasques d’un roi pris de folie et de soif de pouvoir. Sa volonté d’instaurer la terreur sur ses terres à travers des extravagances alimentaires s’est retournée contre lui.
Enfin la seconde œuvre choisie est attribuée à Pietro Testa, Saturne dévorant un enfant 3.
Pietro Testa eut pour mécène le commandeur Cassiano de Pozzo qui, frappé de son talent, le chargea de dessiner toutes les plus belles antiquités de la ville de Rome :
« La Testa donc termina de sa main cinq grands livres, le premier desquels est tout plein de dessins faits d’après des bas-reliefs et des statues antiques de Rome, et comprend toutes les choses qui se rapportent tant aux fables de la mythologie at aux faux dieux du paganisme qu’aux sacrifices »4.
Cette œuvre s’inscrit donc dans cet ouvrage puisqu’elle traite du mythe de Saturne (ou Cronos) dévorant un enfant, mythe tiré de la Théogonie d’Hésiode :
« Pour ne pas être détrôné à son tour par sa progéniture, suivant les prédictions de ses parents, il dévore ses propres enfants dès leur naissance. Rhéa, à la fois sa sœur et son épouse, s’enfuit en Crète pour accoucher de Zeus. À la place de Zeus, Rhéa donne à Cronos une pierre à manger »5.
L’anthropophagie est ici présentée comme
«[…] anthropophagie politique, l’application d’un principe de précaution, l’avalement, katapineei, puisqu’il sait que le gosse doit le détrôner. L’engloutit d’un coup, du coup […]»6.
Dans sa peur de ne plus être roi mais de devenir humain, pour ainsi dire rien, Cronos se débarrassa de tout obstacle à son règne en les avalant. Cette image de ce dieu dévorant des enfants rappelle l’image de l’ogre des contes pour enfants. On y retrouve plusieurs similitudes avec la faucille qui caractérise le dieu mais également les ogres. Or, à l’époque moderne, ces contes européens sont axés sur la culture de la faim.
Plusieurs interprétations du tableau sont donc possibles : d’une part, dénoncer le fait que manger dans un élan de folie tout ce qui est à sa portée par goinfrerie n’immunise pas contre la faim et donc ne garantit pas un état de satiété permanent car d’autres facteurs rentrent en jeu, mais aussi que l’entreprise de Cronos fut un échec puisque Zeus survécut à son insu et le détrôna. À une époque où les denrées sont limitées, cette œuvre sert peut-être à montrer l’existence de situations alimentaires extrêmes. Rappelons que Cassiano de Pozzo7 est un personnage important dans la communauté scientifique européenne.
D’autre part, l’anthropophagie comme arme politique ou la destruction d’une descendance à cause d’une folle avidité de pouvoir.
On voit donc un point commun entre les deux dernières œuvres, nourrir l’Homme ou la bête de chair humaine pour raison d’État terrorise, mais ne permet pas d’arriver à ses fins ni d’empêcher le destin.
1. PIERRE Jean-Baptiste-Marie ( Paris, 1713 – Paris, 1789 ), Diomède roi de Thrace, tué par Hercule et dévoré par ses propres chevaux, 1742. Huile sur toile H. 1.945 ; L. 1.400
Dépôt de l’Etat, 1803. Transfert de propriété des œuvres de l’Etat, en dépôt au musée Fabre, 2012. Inv. : 2012.19.23
2. Devereux Georges. Les chevaux anthropophages dans les mythes grecs . In: Revue des Études Grecques, tome 88, fascicule 419-423, Janvier-décembre 1975. pp. 203-205.
3.TESTA Pietro ( Lucques, 1612 – Rome, 1650 ) (attribué à), Saturne dévorant un enfant, 17e siècle. Plume et encre brune, sur un tracé au graphite, sur papier crème. Legs Jules Bonnet-Mel, 1864, Inv. : 864.2.257
4. Baldinucci, Vita di Pietro Testa, t.11, p.480 et suiv.
5. Jean Chevalier, Alain Gheerbrant. »Dictionnaire des symboles » Edition Robert Laffont 1989.
6. Jean-François Peyret et Alain Prochiantz, La génisse et le pythagoricien : traité des formes I
7. Cassiano dal Pozzo (1588-1657): docteur, collectionneur et mécène d’art, il est une figure du monde scientifique européen s’intéressant en particulier à la science de l’alchimie.