Voyage en terre inconnue: le tourisme gastronomique comme objet de distinction sociale

27 DECEMBRE 2015 | PAR GAELLE VAN INGELGEM

Alors que le lien entre gastronomie et tourisme ne date pas d’hier, l’expérience culinaire est de plus en plus considérée comme l’objet principal du voyage. Les expressions pour désigner ce phénomène sont variées : du « culinary tourism » américain à l’ « enoturismo » italien, en passant par l’agrotourisme français ou le « tasting tourism » anglais. Ce sujet aux multiples facettes est défini par Lucy M. Long comme

« the intentional, exploratory participation in the foodways of an other–participation including the consumption, preparation, and presentation of a food item, cuisine, meal system, or eating style not one’s own »[1]

Ainsi, le tourisme culinaire fait référence à toute une série d’activités, allant du fait de manger dans un restaurant ethnique, à la compilation de nouvelles recettes de cuisine, en passant par l’achat de produits alimentaires. Leur point commun ? La confrontation avec l’ « Autre », l’étrangeté ; cette confrontation pouvant être toute relative, voire carrément fantasmée.

Bibliography

 

∴ BOURDIEU (P.), Distinction. A social critique of the judgement of taste, Routledge, London, 1984.

 

∴ HJALAGER (A.-M.), RICHARDS (G.) (dir.), Tourism and gastronomy, Routledge, London, 2002.

 

∴ LONG (L. M.) (dir.), Culinary tourism, University press of Kentucky, Lexington, 2003.

 

∴ MOWFORTH (M.), MUNT (I.), Tourism and sustainibility. New tourism in the third world, Routledge, London, 1998.
∴ JOHNSTON (J.), BAUMANN (S.), “Democracy versus Distinction: A Study of Omnivorousness in Gourmet Food Writing.” American Journal of Sociology 113, no. 1 (July 2007): 165–204.

Le bon goût constitue dans la plupart des cultures un symbole de distinction sociale.[2] Acte de commensalité, le moment du repas rassemble et témoigne des habitudes alimentaires de chacun qui elles-mêmes reflètent notre position au sein du groupe. Ainsi, nos choix en matière alimentaire jouent un rôle fondamental dans cette logique de distanciation socio-culturelle. Ceux-ci varient dans le temps et l’espace. Pour les classes aisées occidentales, le simple fait de se rendre au restaurant constituait, jusque dans les années 50 au moins, un moyen de se différencier du reste de la population. De son côté, la démocratisation de la pratique touristique tout au long du XXe siècle – loin d’avoir aboli le régime d’exclusivité – a permis l’expression de nouvelles valeurs et pratiques susceptibles d’être valorisées socialement.

Comment s’articule cette relation entre tourisme et gastronomie ?

Le rôle des guides touristiques

Se nourrir constituant une nécessité du voyage, les informations alimentaires sont rapidement apparues dans les guides pour voyageurs. Ces renseignements avaient aussi pour vocation d’attirer l’attention sur ce qui mérite d’être vu, connu et goûté au sein d’un territoire donné. Ainsi, la satisfaction du plaisir du goût pour les personnes itinérantes devance largement l’apparition assez tardive du terme « gastronomie ».

Almanach des Gourmands, 1804

Almanach des Gourmands, 1804

Nous sommes encore loin de la patrimonialisation de la gastronomie, phénomène qui date de la fin du XXe siècle. Toutefois le train est en marche, Alexandre Balthazar Laurent Grimod de la Reynière en étant l’instigateur.

Ce fondateur de la critique gastronomique est le premier à attribuer au champ de la gastronomie la notion de « patrimoine » par l’intermédiaire de son Almanach des gourmands, la première édition datant de 1803. Ce guide gourmand exige la qualité, évalue les établissements, signale les lieux dans lesquels se sustenter et établit ces critères suivant l’ambition première de satisfaire le plaisir du goût. Jusqu’alors ces informations apparaissaient dans des catégories se vouant aux pratiques agricoles d’un territoire, à sa production industrielle ou commerciale. La nouveauté du propos de Grimod de la Reynière est de considérer le domaine alimentaire comme un savoir-faire, en lien avec les qualités d’un terroir et la mémoire. Informer, décrire mais aussi prescrire des lieux alimentaires dignes d’être visités devient progressivement l’objectif des guides touristiques.[3]

Ainsi, l’art de bien manger ne concerne pas que les cuisiniers et les gourmands. Les villes gastronomiques se construisent surtout par l’intermédiaire des commentateurs, leur nombre ne cessant de croître tout au long du XXe siècle. Si les guides jouent toujours ce rôle de prescripteur, les blogs culinaires, magazines spécialisés et sites internet ne manquent pas de faire la promotion des restaurants et autres établissements alimentaires du moment. Tous ces médias culinaires jouent le rôle de promoteurs de l’alimentation comme mode et donc aussi comme distinction.

Le point commun entre tous ces acteurs est qu’ils sont soumis à une mobilité croissante. À la recherche de toujours plus d’exclusivités, critiques gastronomiques et chefs parcourent la planète en vue de rapporter de nouvelles techniques, pratiques et ingrédients. Des personnalités télévisuelles comme Antonio Carluccio, Keith Floyd, Alain Ducasse, Julie Andrieu, ou encore Jamie Oliver ont construit leur notoriété sur base des connaissances glanées au cours de leurs voyages à l’étranger.

Capital culturel et distinction sociale

Alors que les lignes de démarcation entre les différentes classes sociales se sont considérablement amenuisées au fil du temps, nos modes de vie constituent pourtant un net marqueur de différenciation. La pratique du tourisme de type gastronomique peut être envisagée dans cette logique. Si l’expérience gastronomique n’est plus aujourd’hui cantonnée aux grands restaurants étoilés, il apparait au contraire que la consommation de repas simples, économiques et locaux soit particulièrement valorisée. L’objectif du touriste étant alors de jouir d’une cuisine que ses semblables ne pourraient goûter chez eux.

Contrairement au capital économique, le capital culturel ne s’achète pas mais témoigne de la capacité à accumuler des connaissances et pouvoir apprécier un certain type de nourritures, de boissons, de vêtements, de vacances, etc. En d’autres termes, il s’agit de la capacité à identifier la valeur culturelle de certaines formes de consommation. Le tourisme peut donc aussi constituer une forme de stratégie pour se forger une réputation; s’éloigner du tourisme de masse et du « sea, sex and sun » en privilégiant un tourisme au goût unique, de qualité et alternatif, fruit d’une initiative individuelle, plutôt que d’un tour-opérateur proposant des voyages organisés.

La variable culturelle est donc capitale dans cette analyse du rôle social de cette nouvelle forme de tourisme. En effet, pour pouvoir choisir les bons restaurants, les bonnes destinations et goûter aux bons produits, il faut avoir eu l’occasion de se renseigner dans les bonnes sources d’informations au préalable. Se distinguer de la masse en allant dénicher le restaurant local « typique » demande une certaine connaissance du sujet.[4]

Dès lors, la quête du rural, du local et de l’authentique constitue un des principaux arguments attractifs du tourisme culinaire. Des produits et cuisines traditionnelles parfois oubliées sont élevées au rang de nourritures gastronomiques à découvrir en vacances. Nous sommes dans un contexte de différenciation des terroirs ; des cuisines régionales sont remises au goût du jour pour satisfaire la demande du touriste. Ces processus de patrimonialisation participent à la valorisation touristique d’un lieu. Le goût pour l’authentique et le fait-maison est ainsi mis en opposition à la consommation de produits industriels.

Conclusion

En cherchant du confort et du familier à l’étranger, les touristes participent à la standardisation et à l’homogénéisation de la nourriture disponible dans des espaces hétérogènes à travers le monde. Le résultat de ce processus réside dans son pendant inverse, à savoir la résurrection, la sauvegarde, la réinterprétation voire l’invention de traditions.[5] Local et global forment donc une opposition dialectique créant de nouvelles pratiques, habitudes et modes de vie.[6] Parmi elles, nous trouvons la volonté de pratiquer un tourisme plus respectueux de l’environnement, des populations locales, de leurs cultures et traditions.

Toutefois, cette pratique touristique ne traverse pas toutes les classes sociales. Dans sa capacité à mettre en évidence des valeurs au capital culturel fort, il s’agit d’un moyen parmi d’autres de se distinguer socialement.[7]

« Dis-moi comment tu voyages et je te dirai qui tu es»

Alors que le tourisme nous fait vivre des expériences qui nous manquent communément, il constitue donc aussi une extension de notre vie quotidienne.

Notes de bas de page

[1] LONG (L. M.) (dir.), Culinary tourism, University press of Kentucky, Lexington, 2003.

[2] BOURDIEU (P.), Distinction. A social critique of the judgement of taste, Routledge, London, 1984.

[3] Sur la patrimonialisation alimentaire, voire BIENASSIS (L.), « Les chemins du patrimoine », dans A. Campanini, P. Scholliers, J.-P. Williot (dir.), Manger en Europe. Patrimoines, échanges, identités, Bruxelles, Peter Lang, 2011, pp. 45-91.

[4] À ce sujet, voir JOHNSTON (J.), BAUMANN (S.), “Democracy versus Distinction: A Study of Omnivorousness in Gourmet Food Writing.” American Journal of Sociology 113, no. 1 (July 2007): 165–204.

[5] HOBSBAWM (E.), RANGER (T.), The invention of tradition, Cambridge, 1983.

[6] FUMEY (G.), Manger Local, Manger Global. L’alimentation Géographique, Paris, CNRS Edition, 2010.

[7] JOHNSTON (J.), BAUMANN (S.), op cit.