Encore une Nouvelle Cuisine?

17 Janvier 2016 | PAR MATTHIEU AUSSUDRE

Matthieu Aussudre est chercheur indépendant en histoire de l’alimentation. Diplômé depuis septembre 2015 d’un Master en histoire contemporaine, il tente à travers son activité de consultant de confronter le monde de la haute gastronomie à son histoire.

La Nouvelle Cuisine Française ! Que d’étonnements et d’avis distincts ai-je reçus lorsque j’évoquai mon sujet de recherche auprès de mon entourage. Professeurs, étudiants, cuisiniers, journalistes, consommateurs, tous avaient leurs propres avis sur la question. Il s’agissait d’ « une révolution culinaire» pour certains, d’une «arnaque» pour d’autres, et je lisais ou entendais parfois qu’elle n’avait jamais existé, qu’elle n’avait rien changé ou qu’il s’agissait ni plus ni moins d’une énième mode dans l’histoire de la cuisine. De son côté, l’Université française n’a pas encore appréhendé la Nouvelle Cuisine comme un champ de recherches à part entière. En effet, les historiens l’ont faite entrer dans l’articulation d’autres histoires comme celles de la cuisine française (Patrick Rambourg), des cuisiniers (Alain Drouard), de la gastronomie (Jean-Robert Pitte) ou de son discours (Pascal Ory). Mais jamais elle ne fut le sujet central d’une recherche universitaire. Ce mémoire s’avère être donc le premier du genre.

Pour construire cette historiographie nouvelle, il a fallu à la fois puiser dans les « classiques » de l’histoire de la haute cuisine française (les époux Hyman, Jean-Louis Flandrin, Barbara Ketcham Wheaton, etc.), mais également se faire le passeur des travaux récents de certains essayistes dans une recherche universitaire. C’est d’ailleurs en croisant les analyses de la Nouvelle Cuisine d’un historien (Alain Drouard) et d’un essayiste (Bénédict Beaugé) que j’ai constitué l’approche conceptuelle de mon travail.

Lorsque l’on parla de « Nouvelle Cuisine » au début des années 1970 pour englober les ruptures culinaires amorcées par Michel Guérard, Alain Senderens, les frères Troisgros ou encore Alain Chapel, on oublia de rappeler qu’une nouvelle cuisine avait déjà vu le jour au XVIIIe siècle.

Menon, « La Nouvelle Cuisine », Tome Troisième de son Nouveau Traité de la Cuisine (1742).

Menon, « La Nouvelle Cuisine », Tome Troisième de son Nouveau Traité de la Cuisine (1742).

Des cuisiniers tels que Menon ou Marin prônèrent une nouvelle façon de travailler, moquée par Desalleurs ou encore Voltaire, dont l’ « estomac ne s’accommode point de nouvelle cuisine »[1]. Dans une réédition de 1983 du Cuisinier François de François Pierre La Varenne (1651) dont le texte est présenté par Jean-Louis Flandrin, Philip et Mary Hyman, ces derniers soulignent les points communs entre la Nouvelle Cuisine du XXe siècle et le discours de La Varenne. En effet,  Le Cuisiner François s’avère être la première trace de l’émancipation de la cuisine française face à la cuisine médiévale qui dominait alors l’Europe occidentale. Elle bascule dès lors dans une nouvelle ère, celle d’une cuisine moderne. On parle alors de la naissance d’une « grande cuisine française ». Celle-ci naît d’une érosion du modèle précédent, entamée dès la Renaissance. Cette rupture s’est donc faite progressivement et fut notamment liée à la mise en place de nouveaux critères de distinction. L’usage des épices orientales s’étant banalisé, la cuisine aristocratique décide de les remplacer par des aromates produits sur le territoire du royaume : ciboule, échalotes, anchois, câpres, champignons, et en particulier la truffe noire qui devient le symbole de la haute cuisine.[2] On abandonne également les sauces acides et maigres du Moyen-Âge au profit des sauces grasses (le beurre devient la graisse de prédilection) qui laissent plus de place au goût propre des aliments. Des auteurs tels que Nicolas de Bonnefons, L.S.R ou encore Pierre de Lune, poursuivent le travail de La Varenne en reprochant à « l’ancienne cuisine » de trop « déguiser » les viandes et de proposer une profusion de garnitures qui vont à l’encontre de leur idée d’une cuisine qui respecte le goût naturel des aliments, avec des assaisonnements équilibrés et des accords nouveaux. Selon Nicolas de Bonnefons, il faut qu’un potage aux choux «sente entierement le chou, aux porreaux le porreau, aux navets, le navet & ainsi les autres, laissant les compositions pour les Biques, Panades & autres desguisements dont on doit plustot gouster que de s’en remplir»[3]. Comment ne pas y trouver des similitudes avec le discours des chefs de la Nouvelle Cuisine du XXe siècle ? « Le produit, seul, est la vérité. Le produit, seul, est la vedette et non le cuisinier qui ne fait que le respecter » disait Alain Chapel[4].

Ces similitudes trouvées avec les discours des « nouvelles cuisines » des XVII et XVIIIe siècles m’ont intrigué. L’étude du très riche XIXe siècle culinaire et de ses deux grandes codifications, celles de Carême et d’Escoffier qui installent la haute cuisine française sur le toit du monde, me conforte qu’il s’agit là encore d’une rupture dans les pratiques. J’ai donc opéré un séquencement de l’histoire de la haute cuisine française tout à fait inédit. En effet, en comparant mes recherches sur la cuisine nouvelle du XXe siècle et les caractéristiques de ses aïeules, il semble clair que la Nouvelle Cuisine Française s’inscrit dans la même démarche culturelle que les ruptures du XVIIe et du XVIIIe siècle (voire du XIXe qui diffère cependant sur quelques points), avec une reconstruction permanente de l’innovation culinaire. Ces ruptures ont séquencé l’histoire de la grande cuisine française en quatre ères, une pour  chaque siècle depuis le XVIIe siècle..

Je me suis donc intéressé à la dernière grande rupture que connut l’histoire de notre haute cuisine, qui nous a fait basculer dans une ère culinaire nouvelle dont les principes sont toujours suivis aujourd’hui.

Auguste Escoffier, grande figure de la cuisine classique.

Auguste Escoffier, grande figure de la cuisine classique.

Pour comprendre cette rupture, il nous faut remonter à la France de l’après-guerre. Après plusieurs années de privation, les Français n’aspirent qu’à une seule chose: se venger de la faim. À Paris notamment, la population, qui avait connu les tickets de rationnement et le marché noir, se rue sur l’alimentation qui abonde de nouveau[5]. Les plus fortunés d’entre eux réservent chez les grandes adresses de l’après-guerre (Lapérouse, La Tour d’Argent, Maxim’s, Lucas Carton, le Café de Paris) et s’empiffrent de viandes rouges, de volailles, de crustacés, de foie-gras et de truffes. Le week-end, ils prennent la Nationale 7 pour s’offrir des escapades gastronomiques chez Hure à Avallon, Bise à Talloires, Thuillier aux Baux-de-Provence et dans les grandes maisons provinciales de la fin des années 1940 (Dumaine, Point, Pic, la Mère Brazier). Dans les assiettes, l’heure était aux retrouvailles avec un luxe trop longtemps interdit, la ripaille et les excès.

Parallèlement, la société française amorçait une profonde mutation, se lançant dans une période de croissance folle de 6% en moyenne par an, jusqu’au choc pétrolier de 1973.  Le changement est brutal. La France si démunie à la fin de la guerre peut désormais se rassasier. Le pays entre alors dans une frénésie de consommation, une époque marquée par la vitesse, l’exode rural, le travail des femmes, le culte du corps, le consumérisme et l’arrivée sur le marché de produits exotiques. Il faut alors imaginer que la cuisine d’avant-guerre était une protection, un refuge quasi maternel pour certains, face à ce monde en mouvement, synonyme de changement définitif de notre mode de vie. La haute cuisine d’alors était restée figée depuis le XIXe siècle, la codification d’Escoffier était si parfaite que personne (ou presque) n’osait faire autre chose que cette cuisine classique, qui, non dépoussiérée, devenait beaucoup trop lourde, grasse et prétentieuse pour une époque qui aspirait à de la légèreté, à la liberté.

Au mois de mai de l’année 1968, les étudiants dans la rue remettaient en cause tout ce qui était tabou, intouchable ou dangereux dans la société. Alors qu’en matière de cinéma et de littérature, les académismes étaient brisés avec la Nouvelle Vague et le Nouveau Roman, que les tabous tombaient dans la sexualité, la cuisine était toujours emprisonnée dans ses conventions issues du XIXe siècle. Pourtant remises en cause par des cuisiniers avant-gardistes tels qu’André Guillot, Jean Delaveyne, Charles Barrier ou dans un autre registre Raymond Oliver, les fondations de cette ère culinaire s’effritaient, tremblaient même, mais elles tenaient bon. Ces chefs ont néanmoins eu le mérite d’amorcer une révolution dans les casseroles que découvrirent deux jeunes journalistes en allant dîner chez un certain Paul Bocuse en 1964.

Michel le fils, Jean et Pierre les frères Troisgros.

Michel le fils, Jean et Pierre les frères Troisgros.

Henri Gault et Christian Millau, alors respectivement reporter et responsable des pages magazines de Paris-Presse, sont alors subjugués par une salade de haricots verts al dente, suivie de petits rougets de roche très peu cuits. Une cuisine toute en simplicité, à des années- lumière de ce qu’ils avaient l’habitude de manger. Bocuse leur recommanda alors de visiter les frères Troisgros à Roanne chez qui ils retrouvèrent le même esprit que celui de leur dîner chez Bocuse : simplicité, raffinement, légèreté, audace. En parcourant la France, ils découvrirent sans cesse des cuisiniers qui, sans forcément se connaître, partageaient cette même vision d’une cuisine émancipée de ses carcans : Michel Guérard, Jacques Manière, Claude Peyrot, les frères Minchelli, Alain Senderens, Alain Chapel, Roger Vergé, etc. Devant l’émergence simultanée de talents qui fissurèrent de toutes parts l’édifice d’Escoffier, Henri Gault et Christian Millau proclamèrent pour la première fois l’avènement de la « Nouvelle Cuisine Française » dans leur numéro mythique d’octobre 1973. Le manifeste qui s’y trouve prône un véritable putsch des fourneaux, renversant l’ère culinaire du XIXe siècle et annonçant les dix commandements de la cuisine nouvelle qui en naîtra : réduction des temps de cuisson, nouvelle utilisation des produits (cuisine du marché), diminution du choix des cartes, ne pas être systématiquement moderniste, employer et s’adapter aux techniques d’avant-garde, stop au faisandage, alléger sa cuisine, ne pas ignorer la diététique, stop aux présentations truqueuses et être inventif, tout est désormais permis ! L’héritage de Mai 1968 se ressent particulièrement dans ce dixième commandement. En déclarant la liberté totale aux cuisiniers, Gault et Millau s’assurent de la fin de règne du Guide Culinaire d’Escoffier comme référentiel absolu. La Nouvelle Cuisine, en se posant comme anti-école, ouvre tous les champs du possible en matière de cuisine, ce qui constitue une révolution en soit tant la gastronomie était normée, enfermée dans ses dogmes. Ce coup d’éclat médiatique se veut le point de bascule dans une nouvelle ère culinaire, acte central de ce mémoire.

Alain Chapel, un des chefs les plus talentueux de la Nouvelle Cuisine.

Alain Chapel, un des chefs les plus talentueux de la Nouvelle Cuisine.

Ce mémoire s’est donc appliqué à analyser les particularités de cette rupture qui a fait basculer la haute cuisine française dans sa contemporanéité. En étudiant les vecteurs d’innovation et les discours de la Nouvelle Cuisine, on s’aperçoit certes qu’elle reprend des arguments similaires à ces lointaines cousines du XVIIe et du XIXe siècle, mais surtout, que ces préceptes sont toujours d’actualité aujourd’hui. La quête de légèreté et de naturel, l’ouverture sur le monde, l’utilisation de nouvelles technologies et de la science, la « starification » des chefs et leur accès au rang d’artistes, les multiples altérations dans le dressage des assiettes et le discours (quitte à parfois sombrer dans le snobisme) sont d’autant de facteurs qui marquent toujours notre haute cuisine.

Bibliographie

 

∴ ARON Jean-Paul, Les Modernes, Paris, Gallimard, 1984.

 

∴ BEAUGÉ Bénédict, Aventures de la cuisine française, Paris, Nil, 1998.

 

∴ BEAUGÉ Bénédict, Plats du jour /Essai sur l’idée de nouveauté en cuisine, Paris, Édition Métailié, 2012.

 

∴ CHAMPION Caroline, Hors d’œuvre, essai sur les relations entre arts et cuisine, Gallardon, Menu Fretin, 2010.

 

∴ DROUARD Alain, Histoire des cuisiniers en France, Paris, CNRS Éditions, 2004.

 

∴ FISCHLER Claude, L’Homnivore, Paris, Odile Jacob, 1990.

 

∴ GAULT Henri et MILLAU Christian, Gault et Millau se mettent à table, Paris, Stock, 1976.

 

∴ GUÉRARD Michel, La Grande Cuisine minceur, Paris, Robert Laffont, 1976.

 

∴ KETCHAM WHEATON Barbara, L’office et la bouche, histoire des mœurs de la table en France 1300-1789, Paris, Calmann-Lévy, 1984.

 

∴ REVEL Jean-François, Un festin en paroles, Paris, Pauvert, 1979.

 

∴ ROSS Christine, Rouler plus vite, laver plus blanc, Paris, Flammarion, 2006.

 

Pour consulter l’ouvrage en intégralité:
∴ AUSSUDRE Matthieu, La Nouvelle Cuisine Française : rupture et avènement d’une nouvelle ère culinaire, 2015, mémoire de Master II, consultable à la bibliothèque de l’IEHCA, Tours.

La Nouvelle Cuisine souffre depuis la fin des années 1980 d’une mauvaise réputation due aux excès qu’elle a pu connaître à cette période (petites portions / grandes assiettes, prix démesurés, maniérisme dans les dressages et dans les appellations, etc.). Ces clichés sont d’ailleurs toujours tenaces dans l’imaginaire collectif. Sans être partisan, ce mémoire s’applique à remettre la Nouvelle Cuisine au cœur de son histoire, et ce pour la première fois.

Notes de bas de page

[1] VOLTAIRE, Œuvres complètes de Voltaire, Correspondance générale, Paris, Desoer, 1817.

[2] LA VARENNE François Pierre, Le Cuisinier François, 1651, textes présentés par Jean-Louis Flandrin, Philip et Mary Hyman, Paris, édition Montalba, 1983.

[3] DE BONNEFONS Nicolas, Les Délices de la campagne. Suitte du jardinier françois où est enseigné a préparer pour l’usage de la vie, tout ce qui croist sur la terre, et dans les eaux, dédié aux dames mesnagères, Paris, 1654. Deuxième édition, Amesterdam, 1655.

[4] CHAPEL Alain, La cuisine c’est beaucoup plus que des recettes, Paris, Robert Laffont, 1980.
[5] PAWIN Rémy, Histoire du bonheur en France, depuis 1945, Paris, Robert Laffont, 2013.