Nicolas Raduget
Berrichon d’origine, Nicolas Raduget est docteur en histoire contemporaine. Ses études à l’Université François-Rabelais l’ont d’abord mené jusqu’à un master d’histoire politique sur l’influence et l’action de l’ancien député-maire de Tours, Camille Chautemps. Son goût pour l’archive et les bibliothèques l’a ensuite incité à s’engager dans une thèse CIFRE avec le Conseil général d’Indre-et-Loire, visant à étudier les conditions de l’émergence du patrimoine alimentaire de la Touraine. Désormais chercheur indépendant (qui répond aux mails assez vite), il est par ailleurs rédacteur en chef adjoint d’un site associatif consacré à la bande dessinée.

La construction d’un patrimoine alimentaire: l’exemple tourangeau

14 FÉVRIER 2016 | PAR NICOLAS RADUGET

En soutenant récemment une thèse sur les acteurs et les voies de la mise en valeur du patrimoine alimentaire de la Touraine des années 1880 à 1990, sous la direction du professeur Jean-Pierre Williot, à l’université François-Rabelais, j’avais la lourde tâche de résumer brièvement cinq ans de lectures et de dépouillements. Tenzo m’offre aimablement la possibilité d’en faire de même, qui plus est le jour de la Saint-Valentin, histoire de symboliser la relation fusionnelle du jeune chercheur avec son sujet d’étude !

Le patrimoine alimentaire implique des produits, bruts ou transformés, des pratiques et un savoir-faire qui leur sont liés, et qui constituent un héritage culturel. C’est ce que l’on peut écrire en essayant de résumer la pensée de Jacinthe Bessière et Laurence Tibère, qui ont défini plus longuement ce concept complexe.[1] Aujourd’hui, à l’heure du tout patrimoine, la notion s’est considérablement développée, ce qui n’était pas le cas à la fin du XIXe siècle. Pour autant, l’absence du terme ne signifie pas l’absence de l’idée, ce qui justifie à mon sens l’emploi de l’expression dans ce travail. En effet, l’essor des cuisines régionales a progressivement érigé les spécialités locales en éléments remarquables de la nation. Les produits qui, sous l’Ancien Régime, servaient à asseoir la notoriété de certaines villes – Philippe Meyzie l’a montré avec sa thèse sur le Sud-Ouest aquitain[2]–, franchissent un nouveau cap. On parle en effet au début du XIXe siècle d’une « monumentalisation » de la spécialité alimentaire, qui place l’aliment sur la même marche qu’un château ou une cathédrale. L’Almanach des Gourmands de Grimod de la Reynière a en cela été surnommé le « Guide Grimod » par Pascal Ory puis Julia Csergo[3]. La question d’un processus patrimonial apparaît dès lors tout au long de l’époque contemporaine, chaque région incluant sa gastronomie dans les caractéristiques importantes de son identité.

La spécificité d’un espace, la Touraine

Le choix de la Touraine comme entité géographique est dû au fait que, depuis la Renaissance, la contrée est surnommée le « jardin de la France », héritage de la présence royale en Touraine qui en fait une terre fertile vantée pour ses fruits et légumes. En outre, actuellement, l’hédonisme gastronomique tourangeau fait la part belle, en dehors des vins, produits les plus connus, à la charcuterie (rillettes, rillons), aux volailles aux couleurs contrastées (géline noire, oie blanche), au fromage de Sainte-Maure-de-Touraine ainsi qu’aux douceurs sucrées comme la poire tapée et le macaron de Cormery. Dès lors, la question de l’appropriation de ces produits par les acteurs locaux était stimulante.

Source: DELAMARE DE MONCHAUX (Comte), Toutes les poules et leurs variétés : description, standard, points, élevage, Paris, Amat, 1924.

Source: DELAMARE DE MONCHAUX (Comte), Toutes les poules et leurs variétés : description, standard, points, élevage, Paris, Amat, 1924.

Comment, dans un département qui n’a pas d’identité alimentaire aussi marquée que d’autres en France, avec des plats emblématiques que la choucroute ou la bouillabaisse, s’est-on attaché depuis la fin du XIXe siècle à reconnaître et diffuser les productions locales ? Quels sont les acteurs impliqués et les stratégies employées qui ont abouti à la promotion actuelle ? La problématique ainsi posée, il s’agit en filigrane de voir comment, de la fin du XIXe siècle à la fin du suivant, le patrimoine alimentaire de la Touraine se construit.

Une mise en patrimoine progressive

Une première période, s’échelonnant des années 1880 à la Grande Guerre, permet à la Touraine alimentaire de s’affirmer. La mise en lumière nationale permise par les Expositions universelles et incarnée par Paris déteint sur la province qui, elle aussi, cherche à s’exprimer avec faste. L’Exposition Nationale de 1892 marque la grande entrée de Tours dans cette valorisation contemporaine. La réputation de « jardin de la France » sert de moteur aux efforts locaux. Le jeu des récompenses, encourageant le mérite et le progrès, fait de l’événement un grand moment républicain, salué par le ministre en visite.

En complément de l’aspect politique, les conséquences économiques de la révolution industrielle engendrent un développement agricole et commercial au tournant du siècle. Le syndicalisme se développe en Touraine comme ailleurs. Les secteurs des vins ou des produits laitiers se structurent progressivement. Sous la conduite d’ingénieurs agronomes, comme le directeur des services agricoles, Jean-Baptiste Martin, un enseignement républicain très scolaire est prodigué aux cultivateurs pour qu’ils soignent leur travail. La fraude est combattue et la sauvegarde de certaines productions locales, comme le pruneau, est déjà en question. D’autres débouchés sont alors recherchés. Martin prend par exemple la direction du Club avicole de la Touraine à sa création, en 1909, et peuple les basses-cours d’une poule noire, la géline de Touraine. Elle symbolise la volonté locale d’innover pour mettre en valeur le territoire.

Folklore, régionalisme et promotion touristique

La perspective touristique nouvelle, plus ample, amène aussi au tournant du vingtième siècle certaines denrées de production domestique, comme les rillettes et le fromage de chèvre, à devenir des spécialités en tant que telles. Les cartes postales s’en emparent. Des jeunes filles en tenue typique sont immortalisées un pot de rillettes à la main, ou un panier garni des légumes du « jardin de la France ». Elles dégustent également les vins du cru qui occupent majoritairement l’espace promotionnel. Les spécialités alimentaires participent d’une mise en scène folklorique.

Source : AM Tours, 11Fi17-2882.

Source : AM Tours, 11Fi17-2882.


Source : AM Tours, 11Fi17-2904.

Source : AM Tours, 11Fi17-2904.

Intégrant les produits alimentaires parmi les richesses locales, le régionalisme, à son apogée entre les deux guerres, joue un rôle clé dans la création patrimoniale. Une date importante est le lancement, en 1921, de la Grande semaine de Tours par Camille Chautemps, qui cherche à faire de sa ville une capitale agricole et administrative, influente sur une large région « Centre Ouest ». Parallèlement à cela, la Touraine suit le développement alimentaire national. Les terroirs viticoles s’affirment un peu plus avec l’aboutissement de la démarche d’appellation d’origine. L’aviculture locale connait son moment de gloire, et avec elle la Géline de Touraine, qui rivalise avec les volailles de Bresse. Enfin, les premières marques de camembert de Touraine et de Sainte-Maure accompagnent dans les années trente, la progression de la fédération des coopératives laitières, qui part à la conquête de nouveaux marchés, toujours sous la houlette de Jean-Baptiste Martin.

Politique et économique, le régionalisme est enfin culturel, bon nombre de passionnés vantant les mérites d’une gastronomie tourangelle à travers la littérature. Aux côtés des écrits touristiques de Curnonsky ou de Marcel Rouff, pour qui la Touraine n’est qu’une simple étape du tour de France, des romanciers ou des médecins écrivent leur amour de la contrée, en insistant sur la bonne chère. Les bienfaits du pruneau sont célébrés, de même que la consommation du Vouvray et des autres crus locaux, avec la bénédiction des médecins amis du vin. Les éditions tourangelles Arrault jouent un grand rôle en se spécialisant dans les publications de ce type.

Source : SOPHOS, O, Les nobles vins de la Touraine, Tours, Arrault, 1937.

Source : SOPHOS, O, Les nobles vins de la Touraine, Tours, Arrault, 1937.

Pourtant, malgré les efforts de ces acteurs variés, certains produits, tels la poire tapée et le pruneau, ne résistent pas aux évolutions économiques et, faute de main d’œuvre, notamment, disparaissent. Le « jardin de la France » ne survit que dans les textes et dans l’imaginaire entretenu par le tourisme.

De la valorisation du territoire à la mode du local

L’entrée dans le second vingtième siècle inaugure enfin ce que nous avons appelé l’étrange cohabitation entre le productivisme et la valorisation locale. L’ère Jean Royer à la mairie de Tours s’ouvre en 1959, sur une période d’expansion au cœur des « Trente Glorieuses ». Les foires sont repensées, et la valorisation du terroir est alors en retrait au profit du seul territoire, désireux d’être une terre de congrès et d’accueil pour les industries. Les châteaux ont toujours la primeur s’agissant du tourisme mais les Anglais, notamment, sont des cibles privilégiés pour la diffusion des vins de Touraine. Le prince Charles a récemment montré, en recevant à Paris le prix François Rabelais, que la réputation des vins de Chinon et de Saint-Nicolas-de-Bourgueil n’a pas échappé aux plus hautes instances du Royaume. Un autre Charles, Barrier, qui obtient une troisième étoile Michelin en 1968, incarne la qualité de la restauration locale.

Subsiste également à cette période une forme de régionalisme teinté de folklore qu’illustrent la société d’originaires « la Touraine à Paris », et les confréries. Ces mouvements contribuent à entretenir un esprit humaniste et gourmand au « jardin de la France ». Ce n’est pas sans importance car c’est cette image, véhiculée par le tourisme, qui prime au moment où la standardisation est remise en cause. Lors des crises des années 1970, le local, de nouveau à la mode, a des effets rassurants. Les vins et le fromage incarnent le « terroir ». La décennie suivante les intègre à la démarche patrimoniale qui entame sa généralisation.

Programme de la Foire agricole de 1979. Source : AM Tours, 3F, Boîte 150, Foire agricole de l’Ouest européen 1979, Programme officiel.

Source : AM Tours, 3F, Boîte 150, Foire agricole de l’Ouest européen 1979, Programme officiel.

Conscients que la Touraine « était » riche d’autres produits, des passionnés dépoussièrent les spécialités oubliées. La géline de Touraine et la poire tapée redeviennent soudainement importantes, l’association des « Croqueurs de pommes » s’intéresse aux anciennes variétés de fruits, et sous le contrôle du directeur du laboratoire d’analyses, Jacques Puisais, on recherche le caractère originel des rillettes. Avant que les pouvoirs publics ne prennent, parfois, le relais, les relances d’anciennes spécialités semblent d’abord être le fruit d’un travail de consommateurs, de passionnés. La presse, à travers l’exemple du Magazine de la Touraine, contribue aussi à valoriser les richesses et à leur donner de l’importance.

Intérêts de la recherche et suggestions

Dès lors que le sujet renvoie à l’histoire économique, politique et culturelle, il faut veiller à la sélection des sources, pragmatique, qui sollicite « le talent du chercheur ».[4] La documentation trop importante – osons le néologisme et appelons ça la « dodumentation » en histoire de l’alimentation – peut avoir des effets contreproductifs. Sans revenir sur les sources classiques qui sont détaillées dans la thèse, disons un mot du recours à la littérature qui est une piste toujours intéressante. Les romans donnent un point de vue, renvoient une certaine image, différente de ce que l’on peut trouver ailleurs. Les œuvres de Maurice Bedel ou de René Boylesve témoignent par exemple qu’il existe un club des amoureux de la gastronomie tourangelle, désireux de la faire connaitre. Avant eux, Balzac renseignait sur les premières consommations urbaines des rillettes. Si Rabelais reste la référence ultime, son image étant associée jusqu’à une marque de biscottes, d’autres auteurs lui ont emboîté le pas à l’époque contemporaine. Les folkloristes, de Jacques-Marie Rougé à « la Ligouère de Touraine », formation musicale, ont joué leur rôle également. Le premier est encore cité comme référence dès lors qu’il s’agit d’évoquer les « traditions » locales. C’était aussi l’une des raisons d’être de cette thèse que de compléter l’apport des travaux d’érudits, dont la seule occurrence posait parfois problème au monde académique.

Le volet touristique de notre étude permet aussi de confirmer que l’influence extérieure dans la construction des cultures alimentaires est indéniable. La cuisine tourangelle, comme celle des autres régions, est en réalité une cuisine de représentations, stéréotypée, entretenue par les publications touristiques parisiennes et la littérature régionaliste. L’imaginaire et le regard extérieur sont au cœur de la construction patrimoniale.

Une autre observation doit être faite quant à la place de l’Indre-et-Loire dans la promotion nationale, pour tenter d’expliquer pourquoi le département reste relativement en retrait par rapport à d’autres… comme s’il baignait dans son propre cliché de la douceur de vivre et de l’insouciance. Les faits le montrent, les Tourangeaux ont plus souvent été dans la réaction que dans l’action. D’emblée, le « jardin de la France » se construit pourtant une réputation qui, au regard des discours, est peu modeste. Il a pour objectif ambitieux d’accueillir la première foire agricole française à l’époque de Chautemps, puis d’incarner « l’Ouest européen » sous l’ère Royer. À chaque fois, ses aspirations sont cependant contrariées, de la même manière que le titre de capitale de région, longtemps convoité, lui échappe au profit d’Orléans. C’est une preuve que la réputation ne fait pas tout.

La discipline historique, rendant compte de plusieurs césures, et confirmant le caractère évolutif du patrimoine alimentaire, permet d’avoir un regard différent ou complémentaire des principaux travaux sur cette question, qui émanent d’anthropologues et de sociologues.[5] S’ils encouragent avec bonheur l’interdisciplinarité, ils s’inscrivent dans le temps présent, pas forcément délimité, ce qui pose problème à l’historien dès lors qu’il cherche à comparer ses résultats. On ne peut donc qu’encourager les investigations historiques sur d’autres régions, cette thèse cherchant déjà à s’inscrire dans la lignée des chercheurs qui ont pris en compte cette dimension dans leurs travaux. C’est le cas par exemple de l’anthropologue Gilles Laferté pour la Bourgogne et de Claire Delfosse, en géographie, pour le fromage et le patrimoine de Rhône-Alpes.

Espérons pour finir que cette thèse puisse, au-delà de son apport scientifique, faire naître une action de valorisation locale pour certains produits, de même que les inventaires du patrimoine culinaire de la France se destinaient en partie à cela. C’est toute la question que de savoir si une étude universitaire objective sur la mise en valeur d’un patrimoine peut servir à sa valorisation effective. Les futurs projets de la collectivité locale ou de l’association Tours Cité internationale de la gastronomie y répondront sans doute.

Bibliographie

∴ ANDRIEUX, Jean-Yves, et HARISMENDY, Patrick (dir.), L’assiette du touriste. Le goût de l’authentique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2013.
∴ BÉRARD, Laurence, MARCHENAY, Philippe, HYMAN, Mary et Philip, et BIENASSIS, Loïc (dir.), L’Inventaire du patrimoine culinaire de la France : produits du terroir et recettes traditionnelles, Région Centre, Paris, Albin Michel, 2012.
∴ CAMPANINI, Antonella, SCHOLLIERS, Peter, et WILLIOT, Jean-Pierre (dir.), Manger en Europe : patrimoines, échanges, identités, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2011.
∴ HACHE-BISSETTE, Françoise, et SAILLARD, Denis (dir.), Gastronomie et identité culturelle française : Discours et représentations (XIXe-XXIe siècles), Paris, Nouveau Monde, 2007.
∴ MARACHE, Corinne, et MEYZIE, Philippe (dir.), Les produits de terroir. L’empreinte de la ville, Rennes, Presses universitaires de Rennes, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2015.
∴ THIESSE, Anne-Marie, Ils apprenaient la France : L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1997.
Pour consulter la thèse en intégralité:
RADUGET, Nicolas, Les acteurs et les voies de la mise en valeur du patrimoine alimentaire de la Touraine des années 1880 à 1990, thèse de doctorat d’Histoire (direction Jean-Pierre Williot), Université de Tours, 2015. [consultable en ligne sur theses.fr].

Notes de bas de page

[1] BESSIÈRE, Jacinthe, et TIBÈRE, Laurence, « Innovation et patrimoine alimentaire en Midi-Pyrénées », Anthropology of food [http://aof.revues.org/6759], n° 8, 2011.

[2] MEYZIE, Philippe, Culture alimentaire et société dans le Sud-Ouest aquitain du XVIIIe au milieu du XIXe siècle : goûts, manières de table et gastronomie, l’émergence d’une identité régionale, thèse de doctorat d’Histoire (direction Josette Pontet), Université de Bordeaux 3, 2005.

[3] ORY, Pascal, « La gastronomie », in NORA, Pierre (dir.), Les lieux de mémoire, tome 3, Paris, Gallimard, 1997, p. 3752 ; CSERGO, Julia, « La gastronomie dans les guides de voyage : de la richesse industrielle au patrimoine culturel, France XIXe-début XXe siècle », In Situ [http://insitu.revues.org/722], n° 15, 2011, p. 3.

[4] MARROU, Henri-Irénée, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1975 [1954], p. 69.
[5] Voir notamment BESSIÈRE, Jacinthe, Valorisation du patrimoine gastronomique et dynamiques de développement territorial : le haut plateau de l’Aubrac, le pays de Roquefort et le Périgord noir, Paris, L’Harmattan, 2001 ; BÉTRY, Nathalie, La Patrimonialisation des fêtes, des foires et des marchés classés « sites remarquables du goût » ou la mise en valeur des territoires par les productions locales, thèse de doctorat de Sociologie et Anthropologie (direction Jean-Baptiste Martin), Université de Lyon 2, 2003 ; FAURE, Muriel, Du produit agricole à l’objet culturel. Les processus de patrimonialisation des productions fromagères dans les Alpes du Nord, thèse de doctorat de Sociologie et Anthropologie (direction Jean-Baptiste Martin), Université de Lyon 2, 2000.